Au terme de ce travail il est indispensable de cerner les caractéristiques de l'œuvre pianistique de Reynaldo Hahn, voire celles de son style.
"Le style est l'homme même" a dit BUFFON, comment ne pas appliquer cette maxime à une personnalité comme celle de Reynaldo Hahn ?  
Dans une lettre à Suzette Lemaire du 20 Mai 1895 Marcel Proust explique combien sa position vis à vis de la musique est différente de celle de Reynaldo : "Le point sur lequel nous sommes en désaccord c'est que je crois que l'essence de la musique est de réveiller en nous ce fond mystérieux (et inexprimable à la littérature et en général à tous les modes d'expression finis, qui se servent ou de mots et par conséquent d'idées, choses déterminées, ou d'objets déterminés -peinture, sculpture-) de notre âme, qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s'arrêtent, là où la science s'arrête aussi, et qu'on peut appeler pour cela religieux. (...) Reynaldo au contraire, en considérant la musique comme dans une dépendance perpétuelle de la parole, la conçoit comme le mode d'expression de sentiments particuliers, au besoin de nuances de la conversation. (...) La façon d'envisager la Musique de Reynaldo, je vois très bien comment elle sort tout naturellement de son tempérament de musicien littéraire. Ses tendances ne sont pas, croyez-le, le fruit de ses théories, mais ses théories, comme toujours, sont la justification que son esprit merveilleusement agile donne de son tempérament." (1)

Nous avons déjà à maintes reprises, au cours de ce qui précède, insisté sur l'importance primordiale qu'accordait Reynaldo à la littérature. Reynaldo Hahn n'est pas qu'un musicien, qu'un compositeur, c'est avant tout un artiste, un homme qui a choisi la musique pour s'exprimer ; laissons-le se définir lui-même : "(le) lyrisme doit prendre naissance dans la réalité, (...) pour cela il est bon que les compositeurs aiment la vérité, soient observateurs, copient la nature, c'est-à-dire les formes extérieures que prennent les sentiments. (...) C'est là un des grands problèmes de l'art musical tel que je l'entends." (2) 

"Une syllabe évocatrice, un élan qui donne l'illusion de la parole, cela m'emballe au-delà de toute expression. Je n'ai jamais ressenti, entends-tu, jamais, une émotion intérieure en écoutant une œuvre symphonique, quelle qu'elle soit, même de Beethoven, même de Mozart. Je ne suis ému qu'au théâtre, ou lorsqu'il y a des paroles ! C'est un phénomène inexplicable, mais certain. Devant une œuvre purement instrumentale, je n'éprouve que de l'admiration, mais je ne m'y mêle pas. Une phrase musicale me charme et me ravit mais ne m'émeut jamais : il n'y a que les sentiments qui m'émeuvent. " (3) 

Ces deux citations conjuguées définissent assez précisément l'esthétique de Reynaldo Hahn ; on y décèle la préférence pour ce qui n'est pas la musique pure. L'attrait de R.H. pour le théâtre lyrique et pour la musique vocale en général explique la primauté que son style accorde à la mélodie par rapport aux autres composantes du langage musical harmonie, rythme, timbre etc...  

Nous allons brièvement examiner ces différentes composantes en essayant de voir l'importance que Reynaldo leur a accordée.

De la mélodie, nous avons déjà dit un mot ; il faut souligner son essence typiquement vocale, même dans l'œuvre de piano. On peut citer comme exemples de cette mélodicité continue, caressante et charmeuse, des pièces comme

 

" Souvenir... Avenir..." (du "Ruban dénoué")
" Caprice mélancolique"
" Pièce en forme d'aria et bergerie "
" Le Pèlerinage inutile " (du "Rossignol éperdu")

L'expression sensuelle de la mélodie est renforcée et soutenue par une harmonie qui contribue à accentuer la séduction de sa courbe. La base de l'écriture harmonique de R.H., héritée de l'enseignement de Théodore Dubois, est simple, même un peu conventionnelle ; on le note surtout dans les œuvres de prime jeunesse. Au fil des années un enrichissement croissant de la texture harmonique nuit parfois à la fraîcheur de l'inspiration mélodique. La complexité pour elle-même n'est pas toujours convaincante. Sur ces données scolastiques se greffent certains détails harmoniques caractéristiques dont nous donnerons quelques exemples. Reynaldo Hahn bâtit souvent de longs passages sur le procédé de pédales harmoniques, simples ou doubles, qui provoquent des frottements expressifs :

 

" Portrait" (extrait de Juvenilia)
" Andromède résignée " (du Rossignol éperdu)
" Pour bercer un convalescent " n° 1

Autre procédé dont Reynaldo tire quelquefois des effets un peu faciles, celui des appoggiatures :

 

" Portrait " (du Rossignol éperdu)
" Les regards amoureux " (extrait de Juvenilia) 
" Caprice mélancolique "  

Parmi les accords que les compositeurs de l'époque utilisèrent à des fins expressives figurent en bonne place les septièmes majeures et les neuvièmes, accords langoureux s'il en fut :

 

" Anton Van Dyck " (des Portraits de peintres)
" La Feuille " (des Premières Valses)
" La Nativité " (du Rossignol éperdu) 

Certains enchaînements d'accords, inhabituels, certaines modulations brusques éveillent un regain d'intérêt dans le discours harmonique et lui confèrent un caractère d'improvisation :

 

" Les regards amoureux " (extrait de Juvenilia)
" Antoine Watteau " (des Portraits de peintres)

La conclusion des pièces présente une attention particulière de l'auteur : suspensions harmoniques (4), et accords avec notes ajoutées (5) prolongent l'atmosphère poétique.
L'écriture, le plus généralement tonale, est adoucie par un recours à la modalité, que ce soit dans les pièces aux couleurs exotiques (6) ou dans les pastiches (7)

Le contrepoint n'a pas été l'objet d'études approfondies pour Reynaldo Hahn ; il exprime son peu d'attirance pour cette discipline - en fait assez éloignée de sa personnalité - dans plusieurs passages de son journal. (8) En dehors d'un contrepoint libre et léger, toujours au service de l'expressivité de la mélodie principale, Reynaldo utilise les procédés classiques d'imitation (9) et de canon (10).

Le plan rythmique est peut-être celui qui offre le moins d'intérêt et d'invention chez Reynaldo Hahn. La simplicité de la ligne mélodique entraîne une rythmique naturelle qui la met en valeur. Ce n'est point au niveau rythmique qu'il faut chercher, dans ses œuvres, de vaines complications; son goût l'amène à utiliser plus volontiers des rythmiques balancées ou à caractère dansant. La juxtaposition des temps binaires ou ternaires, que l'on trouve souvent à l'époque, met une touche de langueur et de nonchalance dans certaines pièces. (11)

Sur le plan formel, Reynaldo n'est pas un novateur, nul ne s'en étonnera. Peu attiré par la "musique pure", il n'a sacrifié qu'occasionnellement aux grandes formes. " La lourdeur, l'ennui, voilà à tout prix ce qu'il faut éviter. Les Muses ne portent pas de lunettes." (12) Ainsi les pièces courtes sont plus de son fait que les sonates à l'honneur chez les "Scholistes". Il est à l'aise dans la forme "ABA" (la forme lied chère aux romantiques), dans la variation, dans le feuillet d'album (souvent monothématique), dans la pièce d'allure improvisée, de style rhapsodique, bref, dans la notation de "Visions fugitives".
On pourrait presque dire que Reynaldo invente pour chaque inspiration la forme qui lui convient. 
Quelle que soit l'importance de l'œuvre, Reynaldo a souci de sa perfection formelle : " Le dédain de la forme (est) une outrecuidance funeste dont il convient de se garder si l'on recherche quelque chose de plus durable que des succès immédiats, si l'on a d'autres ambitions que de flatter certains engouements de 1a mode ou de conquérir la faveur de petits cénacles éphémères. " (13) 
Pour définir en quelques mots l'écriture pianistique de Reynaldo Hahn on peut citer cette phrase du "Journal" concernant les mélodies : " Le rôle de la musique dans une mélodie ne devrait pas excéder celui de la rampe dans une pièce de théâtre. " (14)
Cette opinion est fort significative : pour mettre en valeur la ligne mélodique, Reynaldo saura toujours éviter la lourdeur et l'emphase ; " l'accompagnement " sera le plus souvent discret, fluide et pourtant recherché. On est loin des effusions du piano romantique et du flou de l'impressionnisme.
Reynaldo explique dans une page de son Journal le soin qu'il prenait à composer une page d'arpèges : 
" Que de difficultés pour écrire une simple page d'arpèges quand on aime le fini dans 1e détail. L'arpège est une formule si simple, si banale, qu'il faut la rendre intéressante par le soin. Éviter les chocs, ménager les contours, varier la disposition, broder autour d'un motif une guipure harmonique, voilà ce que c'est pour moi que d'écrire une page d'arpèges. Bien des grands maîtres n'ont pas pris cette peine. Saint-Saëns lui-même écrit les arpèges n'importe comment ; il lui suffit qu'ils soient coulants et corrects. Moi qui ne suis pas et ne serai probablement jamais un maître, je veux me donner le luxe d'écrire mieux qu'ils ne le font une page d'arpèges toute bête. " (15) 

L'écriture pianistique est simple également car ces œuvres étaient destinées principalement à des " amateurs " ; il fallait tenir compte du problème de la diffusion : l'auteur écrit ce qui est susceptible de plaire au public. Il ne fait donc pas appel aux prouesses techniques qui attirent les ovations des salles de concert mais à une sensibilité intime et poétique qui se traduit par un art des demi-teintes, un classicisme de l'écriture dans une conception romantique et littéraire de l'inspiration. 

Pour terminer revenons donc à l'aspect littéraire du style musical de Reynaldo " musicien-poète ". Comme chez Debussy, les titres des pièces, les exergues qui y sont apposés, les indications de l'interprétation ont un but évocateur, poétique. Chez lui, c'est toujours une émotion, artistique ou sentimentale, qui est à la source d'une idée musicale : 
" Il met en musique, d'après un don, intuitivement, ce qu'il regarde, tire le poème inclus en tout. " (16) et c'est peut-être là que réside le plus grand intérêt de l'œuvre pianistique de Reynaldo. 

Si l'on définit le style comme la proportion entre originalité et convention, on ne peut pas dire que Reynaldo Hahn possède un style tout à fait personnel ; si l'on compare ses œuvres à celles de compositeurs analogues de son époque on y trouve de nombreux points communs mais il faut dire que ses compositions sont plus soignées, qu'il s'en dégage un charme plus délicat, plus fin. On a souvent accusé Reynaldo Hahn de chercher surtout à " plaire " ; à ses yeux ce n'était pas un défaut, ce n'était pas non plus un but.
On lit dans son Journal : " Les jeunes musiciens ne songent qu'à plaire maintenant. Hélas ! je n'écris pas une note sans me dire que des gens qui ne sont pas encore nés l'entendront et la jugeront. " (17) Contrairement à ce que pensent certains, Reynaldo n'eut donc pas un talent facile ; il parle très souvent des difficultés que rencontre le compositeur scrupuleux
" Comme j'aimerais écrire un morceau de dix pages en un jour ! Au lieu de cela, il me faut souvent dix jours pour écrire une page. " (18)

Reynaldo Hahn, conscient de sa valeur et en même temps de ses limites, apporte dans son œuvre pianistique un témoignage personnel et attachant de la vie artistique de l'époque que l'on appelle maintenant " le Temps de Proust ".  


(1) Marcel Proust : Correspondance, tome 1 - Paris, Plon, 1970 - page 388
(2) Reynaldo Hahn : Notes - Paris Plon 1933 - p. 68
(3) Lettre à Édouard Risler citée par Bernard Gavoty : Reynaldo Hahn, musicien de la Belle Époque - Paris Buchet-Chastel 1976 - p. 60
(4) " Paulus Potter " (des Portraits de peintres)  
(5) " Ouranos ", "Passante " (du Rossignol éperdu)  
(6) " Narghilé " (du Rossignol éperdu)
(7) " La Nativité " (du Rossignol éperdu
(8) Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 - p. 98
(9) " Pièce en forme d'Aria et Bergerie "
(10) " Le Jardin de Pétrarque " (du Rossignol éperdu)
(11) " La Promenade " (extrait de Juvenilia)
(12) Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 - p. 96
(13) Reynaldo Hahn : Thèmes variés - Paris, Janin, 1946 - p. 284
(14) Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 - p. 292
(15) Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 - p. 137
(16) Stéphane MALLARMÉ : De la musique encore et toujours - Paris, édition du Tambourinaire, 1946 - p. 20
(17)
Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 -p. 39
(18) Reynaldo Hahn : Notes - Paris, Plon 1933 -p. 29

 


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