II

 

Comment chante-t-on ?

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Nous avons, il y a huit jours, examiné ensemble le principe qui, d'après moi, doit régir l'esthétique du chant ; nous avons conclu qu'il consistait en un mélange indissoluble d'éléments psychologiques et de moyens physiques, en une association intime de la parole et du son, c'est-à-dire du verbe et du chant proprement dit. Je vais, maintenant, aborder successivement quelques points précis de ces deux domaines distincts : la voix, c'est-à-dire le chant ; la parole, c'est-à-dire l'âme et l'esprit. Puisque, la dernière fois, nous avons déjà fait quelques explorations dans les régions du sentiment et du pittoresque, nous allons, aujourd'hui, si vous le voulez bien, nous occuper de certaines questions mécaniques. Mais, je le répète, il est impossible de séparer entièrement la réalisation matérielle du chant d'avec le mobile qui la dirige et la contrôle.

*

Vous est-il jamais arrivé d'entrer dans une manufacture de verre ? Étant à Venise, par exemple, avez-vous fait arrêter votre gondole devant la fabrique de Murano ? Si vous l'avez fait, si vous avez erré comme moi durant des heures autour des fours en pleine incandescence sur lesquels sont penchés laborieusement des hommes aux visages attentifs, aux mains délicates sans cesse en mouvement, et dont les doigts et les poignets, d'une souplesse surprenante, accomplissent un travail de la plus fragile ténuité, vous avez une idée assez juste de ce que doit être le travail vocal, ou plutôt la formation du chant au moment même où on le perçoit.

Le verre parvenu à son degré suprême de rougeoiement, le verre, amolli, assoupli par la chaleur, est vivement saisi entre des pinces fermes qui, pourtant, ne le meurtrissent point. Dans la main droite, l'ouvrier tient d'autres pinces ; - elles sont de formes diverses, d'un maniement compliqué. Il triture, avec ces deuxièmes pinces, le verre qu'il tient dans la main gauche ; il lui fait subir avec une prestesse extrême - car il faut agir pendant que le verre est brûlant - des manipulations infinies : il le tourne en spirales, l'allonge, l'aplatit, le met en boule ; de cette boule, il tire des rayons, il les façonne à leur tour ; il inflige à l'ébauche malléable des sinuosités, des protubérances, des dépressions, lui donne les formes les plus variées, les plus fantaisistes tandis que le verre brûle toujours. Non seulement il donne au verre souple une forme, mais encore des couleurs, puisant dans des cuves bouillantes et bouillonnantes des pigments de tons divers. Il distribue ces nuances délicatement choisies sur la masse qu'il a préparée à les recevoir.

A peine a-t-il eu le temps d'achever son travail de modelage et de coloration que, déjà, le verre commence à durcir, des feux irisés brillent dans ses veines transparentes, jetant un éclat superbe ou formant une combinaison indéfinissable de tons délicats et légers ; c'est une fleur, un papillon cristallin, une sphère enflammée, un courant lumineux immobilisé dans une arabesque bizarre et charmante, un jet de lumière, une stagnation nacrée ; enfin, ces formes, ces couleurs sont infinies, d'une variété innombrable, et ce résultat miraculeux a été obtenu par un travail rapide, soudain, dans lequel se mêlent plusieurs pratiques diverses et opposées, combinées en une seule, opérée dans une matière molle et grésillante.

*

Je n'ai jamais pu observer ce merveilleux travail des verriers sans songer à celui du chanteur au moment où il chante, et ma présence auprès du four, la présence des assistants qui se trouvaient là accentuaient encore cette similitude. Le travail du chanteur n'est pas, comme celui des autres artistes, entouré de mystère ; il s'effectue en public, épié, observé par ceux-là mêmes à qui on le destine, par ceux-là mêmes qu'il est voué à surprendre, à séduire, à charmer.

Le chanteur compose la matière dont il se sert, la façonne et l'exhibe dans le même instant. C'est le seul artiste qui soit soumis à cette règle : le peintre, le musicien, l'écrivain, tous les autres artistes accomplissent leur travail solitairement, dans le silence et la sérénité du loisir. Ils se reprennent, se corrigent, se contrôlent, et l'œuvre n'apparaît devant ceux qui vont la juger que dans des conditions auxquelles ont présidé la réflexion, le travail opiniâtre et bien d'autres circonstances favorables à la perfection.

Il n'en est pas de même du chanteur : c'est pendant qu'on l'écoute, c'est au moment même, à la seconde même où on le juge, qu'il crée de tout point et la matière dont il se sert et la forme qu'il lui donne. Cette forme, il faut qu'elle soit définitive, il n'a pas le temps de la modifier, de la transformer ; telle qu'il l'a créée elle apparaît sans le moindre délai à l'auditeur. Il ne peut se permettre aucune hésitation, aucun repentir, comme disent les peintres, aucune rectification. Il faut que, dans un espace de temps insaisissable et par un travail instinctif d'une prodigieuse rapidité, - auquel collaborent des actes physiologiques divers, - il faut que le chanteur donne à la matière dont il se sert une beauté non seulement plastique (car il y a beaucoup de plastique dans le chant), non seulement sonore, mais encore qu'il la charge d'émotion, de poésie, de pensée. Il faut qu'à l'instant même où la voix éclôt, à mesure qu'il la fait naître dans les méandres de ses poumons, de son larynx, de son palais, de ses lèvres, il faut encore que son cerveau et son coeur apportent instantanément à cette matière insaisissable, - car il se sert d'une matière soluble et, pour ainsi dire abstraite, - il faut que son cerveau et son coeur viennent conférer à cette chose impalpable, impondérable qu'est le son, suffisamment de pensée, de vertus psychiques, pour que ce son si subtilement produit puisse émouvoir, exalter, déprimer, enthousiasmer ou enivrer par l'action combinée de la musique et de la parole...

Mais si le verre durcit et prend corps, le son, à peine formé, disparaît. Le verrier peut du moins, après son travail rapide, à la fois calme et fiévreux, contempler le résultat de ce travail, s'en emplir les yeux, l'admirer ou le censurer, au besoin le détruire et le recommencer. C'est un privilège que n'a pas le chanteur. Non seulement ce qu'il a produit est irrévocable, mais il ne peut même pas le faire disparaître, car le souvenir en demeure, fantôme intangible mais fixe pourtant et comme suspendu dans l'éther ; le chanteur ne peut l'anéantir ; il n'a plus de prise sur ce qu'il vient de créer parce que ce qu'il vient de créer n'existe déjà plus ; le chant, précisément parce qu'il est éphémère, est, en quelque sorte, éternel.

*

Oui, le travail du chanteur est non seulement l'un des plus difficiles, mais aussi l'un des plus épuisants qui soient ; non point qu'il faille y déployer une grande force musculaire, mais il nécessite une tension continue de tout l'organisme, soumis au cerveau qui le dirige et le contrôle. Le temps de chanter une phrase n'est pas bien long. Quand je chante :

c'est tout, - pas plus que cela - j'ai l'air de n'avoir rien accompli d'extraordinaire. En effet, à ne considérer les choses que superficiellement ; mais, si l'on veut les analyser, voici exactement ce que j'ai fait pendant les quelques secondes qu'a duré cette phrase : j'ai (sans le savoir, peut-être, mais par le fait d'une habitude physiologique) établi mes organes vocaux, - qui sont fort nombreux, c'est-à-dire : mon diaphragme, mes poumons, mon larynx, mon palais, ma langue, ma mâchoire, - la posture respective qui leur convient. Tous les muscles de mon corps ont eu leur part - si minime qu'elle soit - à ce travail. J'ai d'abord produit le souffle nécessaire à l'émission de quelques sons. J'ai chargé ce souffle d'une quantité innombrable de vibrations sonores, formant par là un son continu, qui n'a peut-être pas été parfait à cause des lacunes qui me sont propres, mais qui, s'il avait été tel que j'eusse voulu le faire, devait, par des combinaisons extrêmement ténues de voyelles mélangées, offrir une surface lisse, ronde, pleine, brillante ; cette surface devait constituer déjà un ensemble, mais qui eût été encore bien peu de chose si je n'y avais ajouté un commentaire constitué par ces mots : " Nuit sereine ! ô nuit bienfaisante ! " Et ces paroles ne seraient rien, si je ne les avais dites de façon à évoquer dans votre esprit le calme, la paix, l'action exaltante et douce d'une nuit d'été et si, en même temps, je n'avais mis dans cette invocation une légère inflexion suppliante, convenable à une prière, - car c'en est une.

Il a donc fallu qu'en même temps que sur ce travail, matériel mais si délicat et si mystérieux, des muscles et des viscères, je vienne greffer le travail intellectuel, abstrait et l'on peut presque dire surnaturel, de la pensée et du sentiment. Vous voyez qu'en quelques secondes, j'ai fait une dépense assez considérable de moi-même et songez un peu à ce que représente, pour un chanteur (qui chante bien), l'exécution, je ne dis pas d'un morceau avec accompagnement de piano, mais d'une scène, d'un acte, d'un opéra entier accompagné par un grand orchestre.

Certes, l'art du chant est l'un des plus complexes qui soient ; c'est un terrain mouvant dont il faut connaître non seulement la consistance, la profondeur, la surface et la matière, mais sur lequel on doit se diriger et se tenir en une sorte de perpétuel équilibre, prêt à surmonter tous les accidents de terrain, à changer sa tactique d'après telle ou telle circonstance imprévue. C'est un art dans lequel on ne doit s'aventurer qu'avec le désir profond d'étudier avec un sérieux, une application, une persévérance infatigables. C'est cette gravité, ce recueillement, cette volonté perpétuellement en éveil, cette persévérance ardente et passionnée qui manquent aujourd'hui à presque tous les chanteurs.

*

En matière de chant, on n'a jamais fini d'apprendre ; les progrès d'un chanteur qui travaille ne cessent qu'avec sa vie et la perte de sa voix ne l'arrête pas, car le vrai travail du chant est mental. Or, la plupart des chanteurs d'aujourd'hui ne pensent au chant qu'au moment de chanter ; ils pensent alors avec anxiété à telle note dont ils ont peur, à telle respiration qu'il ne faut pas oublier de prendre ; comme ils ont négligé de faire mentalement et sans trêve ce travail vocal, il ne leur est pas devenu machinal et, dès qu'ils commencent à chanter, ils sont si préoccupés de leur voix qu'ils n'ont plus de place dans l'esprit pour les pensées qui devraient alors l'emplir.

GaratOui, tout autant et peut-être plus qu'en chantant, on doit travailler mentalement. Il y a un mot de Garat très émouvant pour qui connaît et pratique le chant. Après une gloire comme n'en a peut-être connu aucun chanteur, Garat, devenu vieux, ayant perdu sa voix, répondit à un ami qui lui demandait s'il essayait encore quelquefois de chanter : " Non, cela m'est impossible ; mais mon esprit chante en silence et jamais je n'ai mieux chanté. "

Je demandais, un jour, à Mme Lilli Lehmann pourquoi elle ne chantait pas certain morceau de Beethoven que je croyais devoir lui convenir 1. Elle me répondit : " Je le travaille depuis dix-sept ans ; mais je sens que ce n'est pas encore ça ! "

Aussi, comment ne pas hausser les épaules quand on constate la vanité de ceux qui s'imaginent n'avoir plus rien à apprendre parce qu'ils sont capables d'expectorer bruyamment un si bémol aigu ou de dépasser sans trop d'efforts quelques notes basses ? Ce serait à mourir de rire si la musique n'en souffrait pas. Leur outrecuidance est moins coupable, pourtant, que ne le sont l'ignorance de certains critiques musicaux et la frivolité du public, dont les éloges et les applaudissements encouragent ces malheureux à persister dans leur paresse et leur infatuation. Passons.

*

Naturellement, je ne vais pas vous faire ici un cours de physiologie. Je ne le pourrais pas, d'ailleurs, sans l'aide de planches anatomiques, - et, en passant, je m'étonne que les professeurs n'emploient pas pour leurs leçons un modèle simple et bien fait de l'appareil respiratoire et vocal, sur lequel ils pourraient indiquer avec précision bien des choses qu'il est fort difficile de faire comprendre à qui n'a aucune idée de la forme des organes qui servent à chanter ni de leur fonctionnement. J'ajoute que parmi les grands chanteurs, il s'en est trouvé qui ignoraient absolument comment ils chantaient. Mme Lilli Lehmann, qui est la cantatrice la plus savante de notre époque, dit, dans son traité, après avoir minutieusement et magistralement décrit certains phénomènes de mécanisme vocal :

" Adelina Patti fut la plus grande chanteuse italienne de mon temps. Tout, chez elle, était absolument beau, impeccable et pur ; sa voix résonnait comme une cloche qu'on avait l'impression d'entendre longtemps après la fin de ses dernières vibrations. Cependant, elle ne pouvait donner aucune explication sur son art et répliquait quand on la questionnait à ce sujet : " Je ne sais pas du tout comment je fais 2. "

C'est que chez elle l'instinct vocal était tel qu'il lui tenait lieu de tout. On ne saurait exiger des chanteurs qu'ils possédassent tous ce don au même degré que Mme Patti ; mais, quand on ne possède à aucun degré l'instinct vocal, on n'arrive jamais à bien chanter, - travaillât-on sans relâche. On est doué pour le chant comme on l'est pour les mathématiques ou pour la peinture. Le jour où l'on se persuadera de cela, on évitera bien des déceptions cruelles. Le don vocal est indépendant de la voix, comme l'éloquence est indépendante de la prononciation et le génie chorégraphique indépendant de la beauté du corps. La volonté peut presque tout en matière de chant, si elle est guidée par l'instinct vocal ; sinon, elle demeure inutile. La voix a de l'importance, mais une importance secondaire. Une belle voix n'est pas forcément compatible avec l'instinct vocal. Une belle voix, cela pousse n'importe où et le tort qu'on a est de croire que là où il y a une belle voix on trouve forcément un chanteur. C'est comme si l'on disait qu'une femme qui a de jolies jambes dût forcément devenir une grande danseuse. Le don vocal peut, à la rigueur, se passer de voix, du moins s'il ne s'agit que de faire plaisir à des connaisseurs, tandis que la voix ne peut pas se passer du don vocal ou, du moins, pour charmer les gens de goût.

*

Le premier moteur vocal, le principe absolu du chant, c'est la respiration. Les auteurs de méthodes, les professeurs, ont raison d'accorder à la respiration une grande importance ; seulement, ils ont tort, ce me semble, de vouloir imposer, chacun selon sa conformation propre, une manière invariable de respirer. Les traités de chant devraient tous contenir une liste complète et soigneusement établie des différentes façons de respirer. L'élève, en admettant qu'il fût sérieux, appliqué, devrait choisir lui-même, après de longs et nombreux essais, la façon qui convient le mieux non seulement à la forme de ses poumons, de ses côtes, de son larynx, mais aussi aux mouvements instinctifs de ses muscles, à ses nerfs, à son maintien général, à toute sa personnalité physique. En effet, il s'agit moins d'apprendre à respirer d'une certaine manière que de contrôler la façon dont on respire naturellement et de l'employer consciemment, méthodiquement, d'après les circonstances vocales où l'on se trouve.

La respiration, c'est le chant même. Mais entendons-nous. Il y a deux genres de respiration : la respiration physiologique (la respiration, proprement dite, celle qui fait le fond, la base du chant) et la respiration expressive. Occupons-nous d'abord de la respiration proprement dite.

Elle se compose de deux mouvements : l'aspiration et l'expiration. Ce qu'il y a de plus difficile, ce n'est pas d'aspirer, d'emmagasiner une certaine quantité d'air ; c'est d'expirer. La difficulté de l'expiration consiste en ce qu'il faut ne laisser échapper de souffle que la quantité nécessaire à alimenter le son. La voix, vous le savez, n'est autre chose que du souffle qui sort des poumons et que le larynx transforme en son par la vibration des cordes vocales.

Les cordes vocales sont des cartilages assez gros, qui n'ont nullement l'aspect de cordes ; elles sont au nombre de deux. Certains auteurs distinguent leur base et leur sommet en les appelant cordes vocales et fausses cordes vocales. Mais, en définitive, et si l'on veut simplifier les choses, il y a deux cordes vocales, contrairement à ce que croient la plupart des gens qui semblent attribuer au larynx la forme d'une harpe ou d'une guitare. Une chanteuse m'a dit un jour : " Je suis affreusement grippée, j'ai toutes les cordes vocales prises ! "

Les cordes vocales, en vibrant, chargent de son le souffle qui passe entre elles deux. Ce souffle n'existerait pas sans la respiration. Donc, encore une fois, la respiration est à la base même du chant. Il y a plusieurs façons de respirer. Rossini aurait dit qu'il y en avait deux : la bonne et la mauvaise. Mais ce serait là faire de l'esprit, et nous sommes trop sérieux, n'est-ce pas, mesdemoiselles ? pour faire de l'esprit... Il y a donc plusieurs façons de respirer ; il y en a même d'innombrables. Mais contentons-nous, si vous le voulez bien, d'en reconnaître trois.

Il y a ce qu'on appelle désagréablement la respiration abdominale ; elle s'effectue par l'abaissement du diaphragme, ce qui fait pénétrer l'air jusqu'à la base des poumons ; il y a la respiration thoracique, qui s'effectue par l'écartement des côtes ; et, enfin, la respiration par le sommet des poumons. Mais cette respiration-là, une respiration " d'oiseau blessé ", est à éviter. Beaucoup de femmes l'emploient soit par paresse, soit que le corset (aujourd'hui aboli ou à peu près), leur ait, pendant des années, rendu impossible toute dilatation du thorax et qu'elles se soient alors habituées à respirer en soulevant simplement la poitrine et même un peu les épaules, ce qui est fort laid et en outre extrêmement fatigant.

La respiration abdominale est excellente, surtout au théâtre. La respiration des côtes parait aussi avoir des avantages. J'irai plus loin : je crois même que la respiration d' "oiseau blessé " peut parfois servir utilement et que nous devons savoir respirer de toutes les manières, en employant chacun de ces modes de respiration selon les circonstances.

Avant tout, la respiration doit être aisée ou du moins le sembler et ne doit pas plus attirer l'attention qu'elle ne le fait dans le discours parlé.

Quand nous parlons, nous respirons, car, si nous ne respirions pas, nous mourrions ; seulement, nous ne songeons pas à respirer. Quand nous prononçons un discours, quand nous sommes dans la fougue d'une discussion, ce qui nous fait prononcer une quantité considérable de mots à la suite les uns des autres, nous ne nous disons pas : " Attention, il faut que je respire ou je vais étouffer. " On dit rarement, par exemple

" Monsieur, j'ai été désolé d'apprendre que Mademoiselle votre fille était souffrante, mais je sais qu'elle va mieux et j'espère (respiration) qu'elle pourra bientôt sortir. "

Pourtant, on respire. Quand ? Où ? On n'en sait rien. Il faut qu'il en soit de même en chantant, il faut que l'auditeur le croie. Certaines personnes respirent très peu en chantant ; je crois qu'elles n'ont pas tort : les respirations trop fréquentes ne facilitent point le chant et peuvent même lui nuire. Mais des maîtres (comme, par exemple, M. Faure, dans son livre si intéressant, La Voix et le Chant) conseillent de respirer souvent et de prendre peu d'air à la fois. Je ne doute pas que M. Faure ait raison. Et, pourtant, il me semble qu'un chant constamment entrecoupé par des respirations ne peut véritablement ressembler à la parole (et rappelons-nous que nous voulons avant tout, que le chant ne soit qu'une parole plus belle, qu'il s'inspire toujours du langage parlé).

Si je respire rarement (je ne prétends pas me poser en modèle, mais simplement citer un exemple), si je respire rarement, je garde longtemps le souffle, ou, du moins, je le laisse échapper en quantité minime. D'ailleurs, je ne respire pas que d'une seule manière. Parfois, après avoir contracté le diaphragme et aspiré à fond, je me cale - pour employer l'expression de Mme Lehmann - sur mes côtes supérieures comme sur deux supports, et j'expire lentement ; je sens alors mon diaphragme reprendre lentement sa place normale, mais avec l'impression que l'air sort en très petite quantité et que mon diaphragme agit avec une grande prudence.

D'autres fois, je me rends très bien compte qu'après avoir aspiré toujours de la même manière, le laisse, ensuite, tout à fait libres les muscles de mon diaphragme et que l'air s'échappe d'une façon beaucoup plus libre.

D'autres fois encore, je respire sans rentrer le moins du monde l'estomac, et il se trouve, je ne sais comment, que je possède une quantité suffisante d'air pour alimenter mon chant pendant un temps assez long. Il faut incroyablement peu d'air pour soutenir un son.

Voyez, je fais à peine osciller la flamme d'une allumette ou d'une bougie tandis que j'expire en chantant...

Il est certain que si je prononçais des consonnes telles que le p, l' f, l'm, l's, le c, le z ou le d, la flamme bougerait, mais ce serait à cause de la poussée d'air causée par les consonnes et non à cause de mon souffle chantant. Si je dis : " Quand la fleur du soleil, la rose de Lahor ", la flamme remuera à cause de " quand ", à cause de " fleur", à cause de "soleil", etc. Mais si je chante la même phrase en supprimant les consonnes et si je dis " And a eur u o eil ", au lieu de : " Quand la fleur du soleil ", la flamme ne bougera pas.

Ce n'est pas seulement en chantant un son isolé que je pourrai laisser la flamme immobile : voici un petit passage d'Haendel, où le même résultat est obtenu malgré l'arabesque sinueuse de la ligne mélodique :

Il est donc bien acquis que l'indispensable, en matière de respiration c'est de ne point laisser échapper plus de souffle qu'il n'en faut pour alimenter le son, et je trouve que les professeurs s'occupent trop de l'inspiration du souffle et pas assez de l'expiration. Non seulement l'expiration lente et parcimonieuse permet de phraser sans secousses et sans saccades, mais encore de nuancer le son à l'infini, de l'enfler depuis un pianissimo presque inaudible jusqu'à un fortissimo éclatant, de choisir dans la palette innombrable des nuances celle qui convient à la note et au mot, de modeler l'intensité du son sans difficulté et avec une grande délicatesse, ce que l'on ne peut absolument pas faire quand on laisse sortir du souffle en abondance, et surtout quand on n'en a pas en provision.

Encore une fois, le chant, c'est du souffle imprégné de son. C'est par la force qu'on donne au souffle, par le diamètre qu'on lui impose au moyen du larynx, du voile du palais, de la langue, des lèvres, par les modifications sans nombre qu'on lui fait subir, c'est par tout cela qu'on chante bien ou qu'on chante mal. Il ne faut pas croire qu'on puisse bien chanter et mal respirer ; c'est là une chose impossible, illogique et que peuvent seuls croire les gens qui n'ont jamais chanté (vous n'ignorez pas qu'il s'en trouve beaucoup parmi les professeurs). Je vous l'ai déjà dit, la respiration n'est pas seulement une nécessité matérielle ; non seulement elle nourrit le son et le gradue, mais encore elle offre aux chanteurs un moyen d'expression très important..

Je n'ai plus besoin de vous répéter que lorsqu'on chante il faut que les mots prononcés le soient de façon distincte, parfaitement appréciable, et avec toutes leurs proportions de durée et d'espace ; que les choses, les milieux qu'ils évoquent, les pensées qu'ils traduisent, doivent leur suggérer une couleur et un accent spéciaux. Mais il faut encore que, par des interruptions sensibles ou à peine indiquées, par des temps presque imperceptibles ou au contraire prolongés, leur groupe varie, s'harmonise, s'équilibre, forme des masses diverses qui permettent au sentiment de se manifester, à la description d'agir de façon complète et efficace : c'est la respiration qui détermine tout cela. Telle phrase devra être dite d'une même coulée, sans la moindre interruption ; telle autre coupée systématiquement ou irrégulièrement, diversifiée par des séparations de longueurs différentes. Il faudra que tel mot soit en lumière, monté, présenté isolément ; que tel autre, au contraire, se dérobe, s'efface, se voile dans la brume du souffle. Telle respiration ne devra pas être perçue par l'auditeur ; telle autre devra s'imposer, être marquée, presque bruyante, d'après les nécessités de l'expression. C'est le goût et la personnalité de chacun qui déterminent tout cela. Ce qu'il faut obtenir, c'est que l'auditeur ne s'aperçoive jamais qu'on respire parce qu'on n'a plus de souffle. Quand le besoin matériel de respirer s'impose, il faut toujours justifier, excuser cette respiration, il faut qu'elle semble exigée par le sens des paroles ou par le sentiment.

La routine, l'habitude font que les personnes qui entendent chanter ne s'étonnent pas, en général, de certaines respirations arbitraires qui les surprendraient dans le langage parlé. Il y a là une convention établie depuis des siècles, dont les chanteurs profitent. Je trouve qu'on doit, le plus souvent possible, éviter d'en profiter ; on renouvelle, on rajeunit bien des morceaux fatigués par un usage long et médiocre, on redonne à la musique une nouvelle vie, en rétablissant une respiration conforme au bon sens.

Dans la musique du XVIIe et du XVIIIe siècle, où, souvent, il y a de longues vocalises, - vous l'avez vu par ce fragment d'Haendel que je vous ai chanté tout à l'heure, - on admet qu'il soit permis de prendre des respirations très arbitraires, soit dans le courant d'une proposition, soit avant un mot essentiel, parfois même au milieu d'un mot, si ce mot est placé sur une longue vocalise. Je crois qu'on peut presque toujours l'éviter.

Dans un petit air d'Haendel, que je vais vous chanter et qui, je m'empresse d'ajouter, n'est pas parmi les plus difficiles, il y a ainsi deux ou trois cas où la respiration est assez longue et où je m'arrange pourtant de façon à ne pas l'exécuter contrairement au bon sens.

Exemple :

Il suffit, pour chanter ce fragment sans respirer, de ménager soigneusement l'expiration du souffle, puis, vers la fin, quand la provision d'air est presque épuisée, de faire un crescendo (parfaitement justifié par l'idée de joie, d'exubérance) et qui, en ramassant tout le souffle qui reste et en le dépensant sur quelques notes, évite à l'auditeur toute impression d'étouffement.

Bien des compositeurs, et parmi les plus grands, n'ont pas, en écrivant, le souci de la respiration. Beaucoup de chefs-d'oeuvre présentent, à l'exécution vocale, des difficultés au point de vue de la distribution du souffle. L'une des plus belles mélodies de M. Fauré : Le Parfum impérissable, en offre, sous ce rapport, de peu communes. Je vais vous la chanter, non d'une seule traite, mais en m'arrêtant, en vous signalant ces difficultés, et en vous indiquant comment les résoudre.

Cette mélodie, encore une fois, est l'une des plus belles de M. Fauré. Elle marque dans son oeuvre la transition qui unit le Fauré de La Pavane avec chœurs à celui de La Chanson d'Ève. Nettement caractéristique du génie de l'auteur, portant l'accent inimitable de son discours musical si rare, si pénétrant, toujours exquisément et richement contourné, elle dégage, par ondes progressives et croissantes, une émotion qui, malgré la sévère sobriété de l'expression mélodique, atteint vers la fin à une extraordinaire intensité.

Les vers de cette mélodie sont de Leconte de Lisle. Les voici :

LE PARFUM IMPÉRISSABLE.

Quand la fleur du soleil, la rose de Lahor,
De son âme odorante a rempli goutte à goutte
La fiole d'argile, ou de cristal, ou d'or,
Sur le sable qui brûle on peut l'épandre toute.


Les fleuves et la mer inonderaient en vain
Ce sanctuaire étroit qui la tint enfermée
Il garde en se brisant son arôme divin,
Et sa poussière heureuse en reste parfumée.


Puisque, par la blessure ouverte de mon coeur !
Tu t'écoules de même, ô céleste liqueur !
Inexprimable amour qui m'enflammais pour elle !


Qu'il lui soit pardonné, que mon mal soit béni,
Par delà l'heure humaine et le temps infini,
Mon cœur est embaumé d'une odeur immortelle !

Prenons les premiers vers :

Quand la fleur du soleil, la rose de Lahor,
De son âme odorante a rempli goutte à goutte
La fiole d'argile, ou de cristal, ou d'or,

La phrase, vous le voyez,- est longue ; elle est encore allongée et prolongée par la musique, qui est lente, posée. Où puis-je respirer dans cette phrase ? Evidemment, je pourrais respirer, à la rigueur, pendant la virgule qui suit : " Quand la fleur du soleil ", et pendant la virgule qui suit : " la rose de Lahor ". Ce serait correct - et niais.

Pourtant, je ne puis avoir la prétention de chanter ce vers et les deux suivants d'une même coulée : ce serait presque impossible et causerait à l'auditeur une impression de fatigue et d'angoisse. Donc, en vertu d'un principe que j'essaierai de déterminer tout à l'heure (et qui, je crois, n'a pas encore été formulé), je respirerai après " Lahor " ; mais cette respiration n'est possible que si je la justifie en ayant l'air de dire entre parenthèses ces mots : " la rose de Lahor ". Il faut donc que je les isole du premier membre de la phrase, et comme je ne veux pas respirer après : " Quand la fleur du soleil " (parce que ce serait puéril et couperait la phrase musicale), voici ce que je ferai :

Continuons.

De son âme odorante a rempli goutte à goutte
La fiole d'argile, ou de cristal, ou d'or,

Le seul endroit où l'on pourrait respirer sans choquer la raison serait entre " rempli " et " goutte à goutte ", ce qui impliquerait, d'ailleurs, une nouvelle respiration avant " La fiole. " Ce serait détestable, presque ridicule ; ce serait haletant, et puis, cette reprise du chant sur les mots " La fiole "... enfin, je ne sais pourquoi, mais c'est impossible. Il est donc indispensable de dire sans reprendre haleine :

De son âme odorante a rempli goutte à goutte
La fiole d'argile...

Ici, à la grande rigueur, vous pouvez respirer ; mais il faut alors que vous respiriez de nouveau, sans en avoir envie, après " ou de cristal", car, si vous ne le faisiez pas, si vous ne feigniez de respirer à ces deux virgules, dans le seul but de marquer une énumération, il serait flagrant que vous avez respiré après " argile " parce que vous manquiez de souffle. Il vous faudrait donc, encore une fois, faire : " a rempli goutte à goutte La fiole d'argile (respiration), ou de cristal (respiration), ou d'or". Et, en vérité, voilà bien des complications ! N'est-il pas plus naturel, plus simple et plus beau de chanter :

Ici, vous respirez largement, et vous dites sans respirer :

Oui, sans respirer après " brrûle " (car il faut deux r) et en plaçant entre " brûle " et " on " un h marqué légèrement par une sorte d'expiration de souffle, ce qui prête du relief et de la vérité à l'image de cette liqueur qui se répand hors du flacon en faisant une traînée sur le sable, - surtout si vous avez soin de donner toute sa valeur à la nasale pan dans " épandre ", et de bien assujettir le fa dièse de "toute ", en le prenant d'abord un peu par en dessous. (Bien entendu, ces petits artifices-là doivent être pratiqués avec une discrétion et un tact extrêmes. Quand je chante, il ne faut pas que vous les surpreniez ; en les expliquant, je les grossis.)

Il n'est pas question, n'est-ce pas ? de respirer entre " en vain " et " Ce sanctuaire " ; mais l'on peut, en vertu d'un principe que je vous exposerai tout à l'heure, respirer après " Les fleuves et la mer", pour dire, ensuite, d'une seule haleine, " inonderaient en vain Ce sanctuaire ", etc.

Pourtant, il me paraît préférable de dire tout d'une traite les deux vers. Encore faut-il pouvoir le faire... Continuons.  

On ne respire, bien entendu, qu'après " divin". Arrêtons-nous à ce dernier vers.

Si vous le chantez d'une voix unie, de façon bien liée, avec un son égal, en faisant valoir l'élégance onduleuse de la phrase musicale, ce sera déjà très bien ; les mots seront respectés et l'on percevra la pensée poétique. Mais la métaphore ne sera pas visible ; on aura le sens, mais non l'image ; l'idée, mais non la sensation. Si vous voulez la donner, voici comment il faut chanter ce vers : " Et sa poussière heureuse en " d'une voix douce, mais fermement appuyée avec un léger crescendo. Sur " reste ", un pianissimo brusque, non point obtenu en diminuant subitement le son, mais en lâchant entièrement l'appui et en expirant fortement le souffle sur l'r (l'e, de res-te largement ouvert) ; sur " par ", vous reprenez doucement l'appui, vous l'affermissez au moyen de l' f et vous l'accentuez définitivement sur " umée ", tout en prenant un peu par en dessous le fa sur lequel est placée la syllabe fu. Voilà. Le léger crescendo sur " Et sa poussière heureuse " donne l'idée d'un désir fiévreux ; la brusque atonie du son sur " reste " exprime une sorte de volupté causée par l'exhalaison d'un arôme qu'on hume avec délice ; la lente et douce reprise du son sur " parfumée " donne une impression de bien-être et de quiétude. Il faut, naturellement, ajouter à tout cela l'aide de la physionomie, du regard, l'intention et la tension de la parole.

Jusqu'à présent, notre chant a été pour ainsi dire contenu ; il a proposé des métaphores, développé des images. Maintenant l'émotion doit intervenir et, peu à peu, nous dominer ; notre voix se fera plus vibrante, notre accent plus intense. Quant aux respirations, voici :

Il y a différentes façons de respirer dans ces trois premiers vers ; elles ont leur pour et leur contre la mienne n'est sans doute pas plus irréprochable que les autres, mais je l'ai choisie, donc je la préfère. Je pense qu'il faut dire sans respirer :

Puisque, par la blessure ouverte de mon cœur,
Tu t'écoules de même,

avec un court arrêt du son sans respiration après " coeur " ; avant " ô céleste liqueur ! " une respiration rapide et profonde, bien audible, bien marquée, en lui donnant pour ainsi dire le caractère d'un soupir convulsif ou d'un léger sanglot... Pourquoi ? Parce que je tiens à ne pas respirer avant " Inexprimable amour " (bien que le sens permette et impose même une respiration), car je trouve que cela fournit un effet expressif assez prenant, à la condition de procéder d'une certaine manière. Suivez-moi bien : " Tu t'écoules de même " (respiration), " ô céleste liqueur ! Inexprimable amour qui m'enflammais pour elle. " Après la respiration haletante que je vous ai indiquée, nous ferons sur " ô céleste liqueur ! " un crescendo, en faisant bien siffler le c et l's de " céleste", en doublant l'l de " liqueur ", en prononçant très purement les deux i d' " Inexprimable ", sans mélange d'aucune autre voyelle, des i véritables, crus, les mâchoires rapprochées, le coin des lèvres légèrement tiré en arrière. A partir d' " amour ", diminuez le son, tout en prisant le mi d' " enflammais " très chaud, avec un bâillement intérieur. Mais afin de faire sentir que ce dernier vers est une incidente, on peut, tout en ne respirant pas, arrêter le son après " liqueur ! " et, avant l'i d' "Inexprimable", donner très légèrement l'impression d'un coup de glotte (tout cela, bien entendu, rapide, léger, presque insensible). Cette manière est difficile, je le sais, très difficile même. Et c'est pour cela qu'elle est intéressante.

Ce qui suit n'offre rien de particulièrement malaisé, du moins en ce qui concerne la respiration.

Cette dernière respiration, je voudrais bien pouvoir la supprimer, mais c'est presque impossible ; car je ne puis admettre que l'on respire pendant le dernier vers, bien que je l'aie souvent vu faire ; - et, à moins d'une réserve de souffle vraiment exceptionnelle, on ne peut pas chanter les deux derniers vers sans reprendre haleine ; j'y arrive grâce à une grande parcimonie dans l'expiration, mais cela exige un état physiologique particulièrement favorable et cause de l'inquiétude à l'auditeur. Ainsi donc, nous prendrons une belle et profonde respiration après "infini ", pour dire tout d'une traite, largement et sans montrer le moindre effort :

Mon coeur est embaumé d'une odeur immortelle !

sans nuances, en marquant bien les deux m d' " immortelle ", en les prononçant même comme s'il y en avais trois ; et malgré ce qu'il y a d'un peu arbitraire à garder pendant une longue blanche pointée un e muet, ainsi que l'a indiqué l'auteur, nous tiendrons le mi jusqu'au bout, en ayant soin de prononcer cet e muet un peu ouvert, et non pas comme s'il y avait leu. Ce dernier vers, chanté ainsi, d'une seule et puissante coulée mélodique, doit couronner majestueusement et marquer d'une sorte de stoïcisme radieux l'expansion douloureuse et fière qui se dégage de cet admirable morceau.

*

Je vous ai dit, tout à l'heure, que l'auditeur ne devait pas s'apercevoir que l'on respirait en chantant. Il y a pourtant des exceptions, et elles sont nombreuses : il faut souvent que l'on entende la respiration ; cela peut ajouter beaucoup de charme ou de force à l'expression, surtout dans la musique dramatique où certaines respirations, prises rapidement et bien entendues du public, peuvent simuler un hoquet d'angoisse, un soupir, etc. Même dans la musique vocale de chambre, dans la musique intime, cet effet est parfois nécessaire. Certes, il y faut plus de discrétion qu'au théâtre (où tous les effets doivent être mis à l'échelle d'une grande salle, d'un grand cadre de décors), mais, cependant, assez de netteté pour qu'on en puisse tirer tout l'effet désirable. Souvent même, une respiration placée à un endroit où l'on ne croirait pas qu'elle dût être, peut produire un effet imprévu, charmant ou grandiose, causer une impression délicieuse ou singulière.

Quand Mme Krauss chanta pour la première fois Gallia, le bel oratorio de Gounod, elle avait " le trac ". Le trac a pour premier inconvénient de nous faire mal respirer. Mme Krauss avait à chanter cette noble phrase que vous connaissez :

Elle l'avait répétée, en respirant avant " le Seigneur Dieu ".

Or, elle eut brusquement, pendant qu'elle chantait, une intuition géniale, comme elle en puisait souvent dans son cœur, et voulut éviter de respirer à cet endroit pour faire en quelque sorte rebondir la phrase sur le fa de le. Mais à peine avait-elle fait cette note qu'elle craignit d'être à court de souffle pour la terminaison et de ne pouvoir donner à l'ut final " Dieu " l'ampleur et la force nécessaires. Alors, un second mouvement de génie lui indiqua la solution juste et belle. Au lieu de ménager ce souffle qui menaçait d'être insuffisant, elle l'épuisa tout entier sur "Seigneur ", puis, ayant pris une respiration profonde, elle isola le mot " Dieu " qu'elle prononça de toute son âme. M. Massenet, de qui je tiens cette anecdote, me dit que l'effet avait été foudroyant.

Un autre exemple des ressources que peut fournir la respiration employée avec art, discernement et originalité : j'étais à Monte-Carlo et me promettais un grand plaisir d'une représentation de Lohengrin chanté par M. Jean de Reszké. Mon plaisir fut encore plus grand que je ne me l'étais imaginé

M. Jean de Reszké, je m'en aperçus dès son entrée en scène, gêné par un léger enrouement, n'était pas en possession de tous ses moyens. M. Jean de Reszké n'est pas de ces chanteurs qui n'hésitent pas à faire remettre une représentation dès que leur voix n'est pas dans un état de perfection absolue ; la moindre menace de rhume, l'enrouement le plus insensible, le plus léger malaise les fait décider, à cinq ou six heures du soir, qu'ils ne chanteront pas et s'ils ont - à tort ou à raison - une influence sur la recette, vous devinez les conséquences de cette décision. Ils s'en soucient fort peu : le désarroi qu'ils jettent dans le théâtre, la déception qu'ils causent au public et surtout le manque d'égards dont ils font preuve envers l'auteur, tout cela les laisse indifférents. Mais ces artistes-là - à de rares exceptions près - ne sont pas de vrais artistes. Les vrais artistes sont infiniment plus simples et plus consciencieux. D'ailleurs, un véritable artiste est en pleine possession de son art et les incommodités passagères ne le mettent pas dans un état d'infériorité telle qu'il doive renoncer à paraître en public.

Mme Lilli Lehmann déclare qu'il ne lui est pour ainsi dire jamais arrivé, à moins de véritable maladie, de se dédire la veille ou le jour même d'une représentation. Quand elle se trouve, le matin, enrouée ou vocalement mal disposée, elle combat cet état désagréable non par un mutisme total, comme font beaucoup de chanteurs, mais par des exercices rationnels prudemment et méthodiquement exécutés.

Mme Lilli Lehmann est une chanteuse extrêmement savante, et l'on ne saurait exiger que tout le monde l'imitât en pareille circonstance ; mais il y a d'autres moyens d'éviter de se dédire au dernier moment. Le repos, la volonté, sont, en bien des cas sérieux, des remèdes suffisants et, la plupart du temps, les cas ne sont pas sérieux. Que de fois ne voit-on pas une jeune chanteuse enivrée par des succès exagérés se permettre de tout renverser à l'improviste parce qu'elle se sent un peu fatiguée, que dis-je ! simplement parce qu'elle a " le cafard ". Ce cafard dure quelquefois une journée, quelquefois une demi-heure ; il suffit d'un mauvais essayage pour déterminer cet état morbide qui vous empêche, le soir, d'apporter votre concours à un musicien et à une oeuvre auxquels on se doit. Beaucoup d'autres causes (" sentimentales ", par exemple, où le sentiment a peu de part) viennent fréquemment priver les chanteurs de la plénitude de leurs moyens. Encore une fois, les vrais artistes, ceux qui considèrent leur art autrement que comme un moyen d'obtenir une gloire vulgaire, n'agissent pas ainsi.

Je reviens à Lohengrin. Dès les premières notes chantées par M. Jean de Reszké, je compris qu'il souffrait d'une trachéite et qu'elle lui enlevait du souffle. A partir du moment où M. de Reszké commença de chanter et où, en entendant sa voix dans le vaisseau de la scène et de la salle, il s'aperçut qu'il aurait à lutter pendant toute la soirée contre les inconvénients de son état vocal, son exécution devint plus belle encore qu'elle ne l'eût été sans ce léger empêchement : changeant tout ce qu'il avait fait jusque-là dans le rôle de Lohengrin, prenant de l'air à des moments où, d'habitude, il ne le faisait point, mais en ayant soin de le faire entre tel et tel mot qui s'y prêtaient, il donna à son chant plus d'expression et de séduction que jamais, et non seulement son action verbale se ressentit favorablement de son indisposition, mais, en comédien remarquable, M. de Reszké modela son jeu, conforma l'action de ses gestes et de ses mouvements au chant dont il nous ravissait. Dans la salle, tout le monde subissait la fascination, mais bien peu de personnes discernèrent le " tour de force " qui me causait un plaisir transcendant, tant l'admirable chanteur, avec l'énergie des vrais artistes, dissimulait son malaise derrière la beauté d'une interprétation renouvelée.

Tout à l'heure, je vous ai chanté Le Parfum impérissable. Vous avez pu voir, dans ce morceau, que les respirations sont parfois assez courtes et parfois d'une longueur extrême, si longues qu'il faut une très grande habitude de la respiration pour en venir à bout. Cette disproportion entre certaines respirations et certaines autres rend l'exécution de ce morceau particulièrement fatigante. Les muscles de la respiration se fatiguent beaucoup moins quand ils sont soumis à un effort périodique que lorsqu'ils sont obligés de fonctionner de façon irrégulière et heurtée. Dans la mélodie de Gounod, que je vais maintenant essayer de vous chanter, la plupart des périodes sont longues ; le fonctionnement général des poumons, des bronches et des côtes nécessite une tension presque discontinue, mais ces respirations sont presque de la même longueur, et une fois mise en train, à une allure normale et posée, la respiration se fait pour ainsi dire automatiquement, sans qu'on soit obligé de lui donner de nouvelles impulsions.

Il n'y a, dans cette mélodie, Au Rossignol, - l'une des plus belles de Gounod, - qu'une seule respiration vraiment difficile ; elle est au début du morceau :

Quand ta voix céleste prélude
Au silence des belles nuits.

Et, à ce propos, encore un mot.

Je vous l'ai dit, il existe, entre le chant et le public, une convention tacite qui n'a jamais été formulée, je crois, jusqu'à présent, mais que l'instinct a admise sans qu'on ait songé à l'approfondir, sans qu'on sache trop comment elle a été établie, si ce n'est par un juste sentiment d'indulgence envers le chanteur qui accomplit un travail difficile. On admet qu'en chantant la respiration ne s'effectue pas toujours à l'endroit où la logique, où le bon sens l'exigeraient. Il est bien certain que si, en parlant, on respirait à certains endroits de la phrase, l'interlocuteur manifesterait quelque surprise. L'auditeur ne songe pas à s'étonner, quand il entend chanter, si l'on respire à ces endroits-là ; le fait d'entendre une élocution chantée le met tout de suite dans un état de connivence qui l'empêche d'être surpris de ces licences de respiration.

D'une part, l'arbitraire du chanteur et, d'autre part, la tolérance de l'auditeur constituent, en quelque sorte, des phénomènes de convention ; il est impossible de les étudier et de les décrire, car il y en a trop. Mais il en est un dont je crois pouvoir établir la règle, c'est celui auquel je faisais allusion au cours de notre analyse du Parfum impérissable et dont je vous disais qu'il n'avait pas été formulé jusqu'à présent. Voici.

On peut, dans le courant d'une phrase, respirer entre le sujet et le verbe, mais non entre le verbe et le complément ; car le verbe suivi d'un temps d'arrêt, si court soit-il, risque toujours de donner l'impression d'une proposition terminée, et le complément, venant après une respiration, semble, tout d'abord, être le sujet d'une nouvelle proposition, rendant par là incompréhensible durant une seconde ou deux le sens véritable de la phrase.

Les exemples sont innombrables ; mais, puisque nous parlons de cette mélodie de Gounod, tenons nous-en à celui-ci.

Nous disons :

Quand ta voix céleste prélude
Au silence des belles nuits.

On peut, en raison de notre précepte, respirer après " céleste ", et dire : " Quand ta voix céleste / Prélude au silence des belles nuits. " Ce n'est pas excellent, ce n'est pas logique ; mais, encore une fois, c'est une de ces respirations comme on en admet couramment dans le chant, et l'oreille est si habituée à ces libertés et à d'autres plus grandes encore qu'elle ne songe même pas à s'en offusquer. Cependant, il me parait préférable de ne respirer qu'après les deux vers. Mais comme la musique est lente, cela produit une assez grande tension de la respiration ; sans compter qu'il y a, dans ces deux vers, beaucoup de consonnes, des s, des p, des b, qui sont des consonnes essentiellement expireuses et que le souffle s'échappe en assez grande quantité pendant qu'on prononce la phrase. Il faut donc de l'attention et de la volonté pour arriver au bout de la phrase sans donner une impression de fatigue ou d'épuisement. Et pourtant, il vaut mieux ne pas respirer dans cette phrase, non seulement parce que c'est plus logique, non seulement parce que la phrase musicale se déroule ainsi d'une façon plus naturelle ; mais aussi et surtout parce qu'en évitant de respirer, on donne au paysage suggéré une plus grande beauté. En ne respirant pas, en n'interrompant point le développement de la voûte verbale et musicale, on évoque dans sa quiétude sereine la nuit étoilée au milieu de laquelle monte le chant du rossignol...


1- L'air Ah, Perfide !

2- Lili Lehmann : Mon art du chant.

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License