PROMENADE
Je ne connaissais
Marcel Proust que depuis peu de temps, quand nous fûmes invités, l'un et
l'autre, à passer quelques jours à la campagne chez une amie. Dans nos rares
entretiens j'avais admiré l'amabilité ingénieuse de Marcel, sa miraculeuse
rapidité de compréhension, son sens du comique ; mais je ne soupçonnais pas son
génie, dont je n'eus la révélation que petit à petit,
et je ne me doutais même pas qu'il fût quelqu'un d'extraordinaire. Je savais
qu'il écrivait, mais il n'en parlait pas, je n'avais rien lu de lui et il ne
ressemblait en rien aux hommes de lettres que je fréquentais.
Le jour de mon
arrivée, nous allâmes ensemble nous promener dans le jardin. Nous passions devant
une bordure de rosiers du Bengale, quand soudain il se tut et s'arrêta. Je m'arrêtai aussi, mais il se remit alors à marcher, et je fis
de même. Bientôt il s'arrêta de nouveau et me dit avec cette douceur enfantine
et un peu triste qu'il conserva toujours dans le ton et dans la voix : " Est-ce
que ça vous fâcherait que je reste un peu en arrière ? Je voudrais revoir ces
petits rosiers. " Je le quittai. Au tournant de l'allée, je regardai derrière
moi. Marcel avait rebroussé chemin jusqu'aux rosiers. Ayant fait le tour du
château, je le retrouvai à la même place, regardant fixement les roses. La
tête penchée, le visage grave, il clignait des yeux, les sourcils légèrement
froncés comme par un effort d'attention passionnée, et de sa main gauche il poussait
obstinément entre
ses lèvres le bout de sa petite moustache noire, qu'il mordillait. Je sentais
qu'il m'entendait venir, qu'il me voyait, mais qu'il ne voulait ni parler, ni
bouger. Je passai donc sans prononcer un mot. Une minute s'écoula puis j'entendis
Marcel qui m'appelait. Je me retournai ; il courait vers moi. Il me rejoignit
et me demanda si " je n'étais pas fâché ". Je le rassurai en riant et nous
reprîmes notre conversation interrompue. Je ne lui adressai pas de questions
sur l'épisode des rosiers; je ne fis aucun commentaire, aucune plaisanterie :
je comprenais obscurément qu'il ne fallait pas...
Que de fois, par la
suite, j'ai assisté à des scènes similaires ! Que de fois j'ai observé Marcel
en ces moments mystérieux où il communiait totalement avec la nature ; avec
l'art, avec la vie, en ces "minutes profondes" où son être entier, concentré
dans un travail transcendant de pénétration et d'aspiration alternées, entrait,
pour ainsi dire, en état de transe, où son intelligence et sa sensibilité
surhumaines, tantôt par une série de fulgurations aiguës; tantôt par une lente
et irrésistible infiltration, parvenaient jusqu'à la racine des choses et
découvraient ce que personne ne pouvait voir, - ce que personne, maintenant,
ne verra jamais.
REYNALDO HAHN.