Deuxième partie
Rome, Venise, Londres, Bucarest, Berlin

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?...
(Verlaine)

ROME


En chemin de fer. - Je parcours un livre amusant sur la fabrication des parfums : procédé de l'extraction par l'air : on fait passer sur les fleurs un courant d'air qui entraîne l'odeur et va la fixer sur de la graisse liquide constamment tenue en mouvement.
- Le musc est l'odeur la plus persistante qui soit, mais l'essence d'amandes amères en a facilement raison.
- Le parfum du jasmin est le seul qui ne puisse être imité.
- La lumière favorise la formation du parfum chez les fleurs mais, trop forte, elle est destructive. Au bout de quelques heures une botte de roses placée dans l'obscurité dégage une odeur d'une intensité à peu près double de celle d'une botte placée à la lumière. (Se souvenir de ceci à propos de la puissance mélodique...)

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- Lecture de Suétone. De tous ces portraits, deux me paraissent particulièrement remarquables par l'impartialité et le relief: Jules César et Domitien. La splendeur, la richesse, la noblesse fastueuse de Domitien couvrent ses cruautés d'un manteau magnifique. Chez Jules César, on sent à tout moment, dans la magnanimité de. cette âme, des ruses de cabotin. Mais quelle finesse !...

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Place du Capitole. - Ce qui impressionne, ce sont ses dimensions majestueuses et pourtant relativement petites. L'œil embrasse tout d'un regard.
Tête colossale de Domitien ; regard fier et pénétrant mais myope; port de tête impérial. Ce fils de la plèbe était né pour régner et pour se faire haïr.

 

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Nobles et délicieux moments passés au Musée national, que j'aime pour son silence, sa solitude, son intimité, le choix de ses trésors, et qui est installé dans les restes d'un couvent situé dans les thermes de Dioclétien. Tout contribue à charmer en cet endroit : le jardin, la lumière naturelle et chaude dont ces fragments antiques sont trempés, la fraîcheur de ces galeries...
Regard profond et déçu de ce sublime Apollon; grâce jeune et sérieuse du visage. Noblesse et douceur de ce marbre en dépit des restaurations ; poignante preuve de la justesse et de la beauté du symbole. Il vit, il aime, il n'est pas aimé, il est méconnu, c'est l'amant de Daphné le serviteur d'Admète ; le dieu de la Beauté et du véritable Amour est seul ! Sa trop sublime richesse fait de lui un indigent. Le ciel traverse la bouche et les yeux des masques.

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Saint-Pierre. - Impression de grandeur colossale et vaine. Cette église si claire, si dénuée de mystère ne murmure rien. Les tombeaux de Bernin sont des oraisons funèbres de Bossuet ; mais leur grandiloquence offusque en présence de la mort. Par contre, comment ne pas revenir vingt fois à l'étrange sainte Thérèse? Incroyable audace; véritable Léda catholique... Béatitude presque torturante. L'ange souriant semble un petit Éros venant, sa flèche d'or à la main, agacer le sommeil d'une jeune fille nerveuse

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Chapelle Sixtine. - Enfin, j'ai vu Michel-Ange dans son royaume. Vieux roi farouche et tout-puissant. Ce qui frappe en cette œuvre c'est le sérieux. Pas un sourire. Ces adolescents rieurs ne sont pas vraiment joyeux; leur rire est terrible ou profond. Incomparable richesse de la coloration du plafond. (La robe bleue de la Sibylle Delphique ! La robe d'or de Jérémie !) Mais le Jugement dernier est d'une couleur rebutante. Ce vieux lion ne connaissait pas la joie. Son âme, vertueuse et amère, est tout entière en ce plafond. Le labeur acharné, le combat furieux contre les gens et les choses, soutenu seul dans cette chapelle sombre qui s'éclairait peu à peu sous sa main de feu, lui. ont donné un mépris hautain pour tout ce qui participe tant soit peu de la faiblesse ou de la simple sensualité.

Michel-Ange - Chapelle Sixtine

Saint-Jean-de-Latran. - Mosaïque surprenante d'éclat et de goût, mais surtout petit cloître exquis. Quelles délicates sensations il éveille ! Quand le soleil se pose sur ses colonnettes qui vont deux par deux, sur ses feuillages et sur le vieux puits ouvragé où clapote une eau ténébreuse., quand le regard s'accoutume à la lumière si spéciale de ce lieu, il semble que les colorations effacées reprennent peu à peu leurs tons comme un corps où le sang recommence à courir. On. dirait une résurrection de la pierre.

Saint-Jean-de-Latran
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La Via Appia, dans la campagne, vestiges délaissés, des tombes et des monuments funéraires quelques sculptures encore, des portraits, des ornements, une grande marguerite de pierre à demi effeuillée par le temps... La ligne de l'horizon calme, sinueuse, le sol orné d'une meule brune et de débris, une longue galerie, des pierres travaillées, des socles mi-enfouis, des morceaux de chapiteaux brodés, tout cela disposé par le hasard avec une simplicité grandiose ; des collines, au loin, teintées d'un rose jaunâtre par le soleil déclinant. Heure de poésie profonde.

Via Appia
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Raphaël les Stanze. - Il faudra y revenir. Ensemble harmonieux; Mozart. Mais Mozart sans malice... L'Incendie du Borgo a l'air d'une plaisanterie. Pourtant je suis assez content d'avoir pensé, bien avant de l'avoir lu dans Taine, tout ce qu'il dit sur la manière de décorer avec calme l'architecture. Il faut admirer Raphaël d'avoir compris cela. On peut néanmoins lui reprocher sa médiocrité de metteur en scène. Car enfin, où le feu de cet " incendie "? A gauche, dans une maison, une petite flamme, facile à éteindre avec un arrosoir.
Une chose qui me frappe entre autres choses, chez lui; - car je n'avais pas eu jusqu'ici l'occasion de le constater, - c'est le souci de faire fort et muscleux. Ce jeune homme qui se cramponne au mur (en regardant par ici, simplement pour montrer son beau visage) a des jambes de lutteur. Ces jambes, ces bras à biceps exagérés, on les retrouve sans cesse et là même où ils n'ont que faire.

Raphaël : L'incendie du Borgo
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Musée du Vatican. - Admirable statue d'Auguste; majesté simple mais écrasante. Mesure exquise dans l'extension des doigts de la main droite, souplesse du poignet gauche. La vie est dans ce pouce !
On est indécis devant la physionomie de ce grand personnage. A côté du génie et de la bonté, on craint de voir poindre je ne sais quelle préméditation rusée. Mais il semble qu'aucun homme n'ait possédé à ce degré les caractéristiques extérieures d'un noble Romain. Les couronnes de bronze font un bel effet sur les statues; mais il y a des moments où l'on est prédisposé à y voir comme un présage d'Offenbach...
Indicible beauté d'Antinoüs ! Il ne pouvait mourir que noyé, comme Narcisse. Les grâces l'ont dérobé à la vieillesse. Sa grande statue " en Vertume " révèle, dans le geste (et c'est un pur hasard) comme une gêne d'être ainsi glorifié. Il a d'ailleurs, dans toutes ces statues, un air de grande simplicité. Mais celle du Musée de Latran, trouvée à Ostie, est vraiment un peu outrée, à cause des fleurs que ce jeune homme robuste porte gracieusement dans sa tunique...

Antinoüs

J'ai regardé les antiques du Vatican. J'y reviendrai assidûment désormais afin de les mieux voir. Je peux déjà dire que cette réunion est incomparable. Toute cette vie fixée, figée et pourtant palpitante, cette foule de héros et de dieux anime la pensée, l'élève jusqu'à une zone d'exaltation où elle s'ennoblit. Pour un esprit un peu malade, elle est d'un bienfait funeste; il y goûte une volupté amère faite de regrets et d'espoirs qu'il sait bien être vains. C'est Icare - ou plutôt c'est Ganymède - qui, enlevé par l'Aigle du Génie, entrevoit déjà l'Olympe. Mais moins heureux que le berger, l'esprit, raffiné et solitaire qui porte en lui la malédiction de n'être point comme tous les autres se dégage et tombe à terre.

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Solitude, malgré tout et tous !

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Il faut plus de finesse et d'indépendance pour découvrir un beau détail dans un mauvais ensemble que pour distinguer une laideur au milieu de la beauté.

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- Soirée passée avec des Russes au Grand-Hôtel. Ces femmes folles et charmantes, cette atmosphère chaleureuse m'ont stimulé; j'ai chanté certaines choses comme j'aime à les chanter.
La comtesse Tolstoï, aimable femme, douce et gaie ; son mari, sympathique, parlant très bien le français, la mère de la comtesse, Mme Tcherkof, que des souvenirs, je pense, ont fait pleurer pendant que je chantais...
Le prince B... et sa femme, jeune ménage, lui froid, sarcastique, elle gentille, avec des yeux malins qui se sont mouillés aussi. Le prince de Paterno, dans le fond, immobile et noir comme un corbeau familier.
Avant cela, dîner agréable avec l'aimable Mrs. B... Elle portait de belles émeraudes avec une gracieuse allure et cette poésie des femmes qui vont cesser d'être jeunes.
Tout cela est ravageant, fait naître et renaître des rêves et des tristesses vagues, funestes. Et puis on donne un peu de sa vie en ces moments de fougue musicale. Mais la vie vaut-elle qu'on la ménage?

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Que de choses à dire sur l'esprit italien, sur cette flamme légère qui brille en ce peuple inégal et qui fait dire à mon cocher : " Ce là una chiesa bellissima ! "
Ce pays est, par certains côtés, critiquable, arriéré, mal administré (1), débraillé. Pourtant c'est le plus beau. Il a conservé toute sa lumière; il est victorieux par le soleil. Apollon combat pour lui; c'est la sublime et immémoriale injustice, la victoire de la beauté sur la sagesse, Prométhée bafoué par les dieux, Hercule opprimé par Eurysthée. Victoires passagères, triomphes d'un jour -- mais splendides !

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Les " bourgeois " qui regardent de la peinture disent à tout moment : ce bras est trop long, cette jambe est trop maigre. C'est irritant, car un bras trop long peut être du plus bel effet, une jambe trop maigre peut être exquise. Mais j'aime encore mieux cette fausse compétence, autorisée par la nature même de la peinture, que l'obscure confusion où se débattent ces " connaisseurs " quand il s'agit de musique. Ah ! si seulement ils pouvaient remarquer les bras trop courts et les jambes trop maigres qui s'y trouvent souvent !

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Hier soir, au café-concert, des jeunes gens plaisantaient, se moquaient des chanteurs, disaient mille folies. Et j'admirais la beauté de l'idiome romain et la riche plénitude de sa sonorité ; cette beauté rayonne jusque dans les propos les plus vulgaires et leur confère une noblesse, un élan admirables. Je pensais à ce que devait être le latin prononcé librement par des voix claires et fortes, au Sénat, aux arènes ou bien sur les champs de bataille de César, alors que les légions, au rythme de la marche, glorifiaient ou flétrissaient le " chauve libertin " !

Galerie Colonna. - Portrait d'enfant par le père de Raphaël. Ce dernier a bien fait de prendre d'autres professeurs !

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On est saisi d'exaspération devant un Anglais qui, dans un endroit aussi facile à visiter que celui-ci, se fait escorter d'un guide chargé de lui signaler les beautés d'une quantité de laideurs. Cette soumission à l'habitude agace; aucun imprévu, aucune liberté chez ce peuple si " indépendant ".
Jolis tons de pierres dans un cabinet en chêne incrusté. Un rubis irisé, une améthyste sauvage, une pierre sombre à reflets d'émeraude. A côté de cela, d'affreuses criailleries. Mais le ton du lapis est la noblesse même.
Enlèvement d'Europe par un veau... Affreuse chose.
Je pensais à la pauvre Marie de Mancini, vieillie parmi les splendeurs de ce palais, et revoyant dans ses souvenirs le jeune Louis XIV et tous les moments de leur tendresse fougueuse.

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Soirée chez l'aimable et charmante princesse de Venosa. Un vieux monsieur, le prince de C..., était émoustillé, dans sa grande barbe, en m'écoutant chanter des refrains d'Offenbach, et m'a chuchoté qu'il avait beaucoup connu "la Schneider ". Soudain, entre un gros homme à l'air bonasse et pot-au-feu : on me présente; c'est le comte Malatesta... Quel nom difficile à porter !

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Galerie Doria. - Portrait du pape Innocent X par Velasquez : c'est le plus beau portrait que j'aie jamais vu. La grandeur de Velasquez vient de ce qu'il n'est qu'un copiste. Il ne traite pas ceci ou cela de telle façon ; il peint ce qui est et il est capable de le peindre. Il " fait ressemblant ", voilà son secret ; mais quelle ressemblance !

Quand, au milieu de tant de merveilles italiennes, on voit, isolé, un tableau de Velasquez, on comprend le défaut (défaut charmant) de la peinture italienne : c'est qu'il faut entrer dans la toile pour en apprécier la vérité, soulever la buée de l'interprétation et de l'idéalisation. Rien de semblable chez Velasquez. Ce qui est, voilà tout ; ce qui se voit à l'œil nu.

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Un fragment de l'opéra de X..., publié dans un journal, ravive pour moi le ridicule de ces gens-là, leur prétention, leur manque de talent. Celui-ci, qui a des idées de concierge et un style d'homme du monde, croit faire preuve d'audace en ne notant pas les e muets, comme s'il avait résolu cette question si grave. Il faut les noter, non comme on l'a fait et comme on le fait encore, mais d'une façon légère et surtout variable. Quant à. les supprimer, c'est absurde, et si ceux qui le conseillent sont plutôt sympathiques, parce qu'ils témoignent d'une louable intention de réforme, ceux qui le font sont dépourvus de sens littéraire. Dans les vrais vers comme dans la belle prose, la nécessité de l'e muet apparaît comme absolue; il y est, parfois, indiscernable, souvent inaudible; mais il existe et sa présence est indispensable à la grâce et au ressort du langage.

Combien la musique de Mendelssohn est peu pianistique ! On se demandé comment il jouait du piano. Ses traits sont la gaucherie et la lourdeur mêmes. Je comprends que les gens qui ne connaissent de ce grand maître que ses compositions pour piano se fassent de lui une idée fausse. Malgré son charme et son ascendant, mélodique, on y trouve une uniformité lassante et, chez ce rêveur élégant, un fonds scolastique qui peut rebuter. Pour embrasser l'étendue rayonnante de cette âme musicale, il faut aller aux grandes œuvres, aux Symphonies, à Paulus, à Élie, à certaines ouvertures, au divin nocturne du Songe.

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Au théâtre Constanzi, Aïda. - Mugnone (2) m'a emballé. Quel feu ! quelle verve démoniaque ! Il a enlevé le finale du deuxième acte à bras tendu. Le geste par lequel il a imposé d'ouvrir toutes les écluses de la voix était d'une expression irrésistible.

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Détail sinistre que je relève dans le Journal de Dangeau : C'est le jour des morts que Fagon fut nommé premier médecin du roi !

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Sainte-Beuve dit de Saint-Simon " le Rubens du commencement du dix-huitième siècle ". Est-ce tout à fait juste? Rubens n'a jamais eu cette intensité, cette minutie aiguë, cette pénétration, cette vérité dans le détail. Les groupements, les mouvements d'ensemble sont à la Rubens, c'est vrai. Mais chez Rubens on ne trouve rien de l'âme et chez Saint-Simon on y trouve tout.
Quand Saint-Simon blague Dangeau, on est de son côté, tant il a de talent. Mais Dangeau, comme chroniqueur, a certaines qualités secondaires qui manquent au grand Saint-Simon et qui ont leur charme et leur utilité. Cette modération (qui prenait, il est vrai, sa source dans un naturel conciliant de courtisan) repose des exagérations de l'autre et souvent les corrige. Il a, de plus, l'avantage de l'exactitude, de la note laconique prise sur-le-champ et qui fixe la date, la minute. Et puis, il aimait vraiment le roi, il l'aimait parce qu'il avait su, par des mérites médiocres que le roi estimait beaucoup, s'attirer sa sympathie et conquérir sa confiance ; il l'aimait parce qu'il se sentait bien vu de lui. Chez un autre, qui n'aurait été qu'un courtisan, qu'un ambitieux égoïste, cette reconnaissance n'eût été que superficielle, qu'une conséquence naturelle et convenable. Chez l'excellent Dangeau, dont on ne doit pas voir seulement le goût des honneurs et des faveurs, mais dont il faut encore retenir le caractère aimable et bienveillant, cette reconnaissance avait engendré la ferveur, l'attachement véritable. Aussi, son récit de la mort du roi est-il très touchant; il complète celui de Saint-Simon, ou plutôt en atténue l'âcreté. Ces pages, dictées par un vrai chagrin, intéressent davantage; moins d'art, moins de choix et de force dans les détails caractéristiques, mais une vérité plus attendrissante, un tableau plus noble et, j'en ai la certitude, plus exact.

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La Lettre à l'Académie, adorable, incomparable écrit d'un vrai grand seigneur. Cela me paraît être, malgré ses négligences, le dernier mot de la perfection en matière de style français. Est-il possible de pousser plus loin le charme, l'emploi de l'accent expressif, l'énergie mesurée et la grâce? C'est. l'éloquence en sa forme achevée; rien de plus harmonieux, de plus naturel; rien de plus ferme ni de plus conséquent. J'y trouve en outre une modernité de vues surprenante et surtout un goût artistique que je ne soupçonnais pas chez Fénelon.

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Stendhal m'énerve. L'assurance avec laquelle il veut vous imposer des admirations absurdes, le ton de persiflage qu'il affecte à l'égard de l'art du dix-huitième et du dix-septième, obéissant en cela (lui, le contempteur de la mode) à la mode de son époque, alors qu'il déclare " sublime " Canova, sa manie du " passionné ", son admiration excessive pour Cimarosa et tant d'autres, l'espèce de hâte impérieuse qu'il apporte à ses appréciations, un je ne sais quoi de pétulant, puis de minutieux qui sont également contraires au sens artistique, tout cela fait de lui un personnage bien irritant.

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Caton d'Utique : rien d'exaspérant comme un certain genre de naïveté. Cicéron, avec toute son intelligence, donne aussi dans ce travers des illusions, de l'optimisme.

Brutus, sinistre imbécile, meurt en disant " Vertu, tu n'es qu'un mot ! " D'un extrême à l'autre, comme tous les gens bornés. Marius, vieux misérable non sans grandeur.
Le meurtre de Jules César inspire de la répulsion. Cette coalition de gens ordinaires contre l'individualité a quelque chose de dégoûtant. Haine inconsciente des médiocres pour ce qui s'élève, pour ce qui brille et répand une chaleur puisée au foyer mystérieux du seul génie.

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Soleil et lumière. Oranges, avec leurs feuilles vertes, portées dans des paniers. Ce soleil brutal du ciel romain ranime étrangement les statues ; elles sourient, elles respirent, leurs sourcils et leurs lèvres frémissent. Ce n'est plus une vie artificielle mais une vie réelle qui se dresse. Passé une demi-heure amusante à photographier des groupes de petits modèles dans leurs costumes de ciocari. Leurs yeux, brillants de flamme italienne, brillaient aussi de rapacité.

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La plupart des gens cherchent surtout dans les vestiges du passé ce qu'ils appellent intéressant; ils sont anxieux de " s'instruire ". Mais la beauté, ça les embête. Ils ne voient rien dans cette chevelure mutilée, dans cette main exquisément dessinée et non finie de peindre; ils s'imaginent n'avoir rempli leur programme de voyage que s'ils ont appris quelque chose. Tout cela de la meilleure foi et très bienveillamment, mais avec une pointe de mépris pour l'artiste " superficiel " qui regarde, tout simplement.

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Trinità del Monte. - Il y avait, aujourd'hui dimanche, service avec chœurs de femmes. Ce couvent, situé sur le Pincio, est célèbre par les chants de ses religieuses. Mendelssohn, passant par Rome, en fut frappé au point d'écrire des motets pour les nonnes. J'ai voulu entendre ces saintes cantatrices. Longue attente dans une chapelle moderne où pourtant subsistent des peintures à la fresque, du dix-septième. Un cierge se reflétant dans le verre qui couvre certaine petite Pietà met une lueur mortuaire près du corps de Jésus. Dans le chœur entrent lentement des sœurs vêtues de noir. Quelques-unes ont un cordon bleu sur 1a poitrine et de grands voiles blancs et transparents. Elles sont suivies du prêtre et des servants. L'orgue joue une ritournelle banale dont le motif est repris en chœur, à l'unisson, par des voix assez agréables mais timides et paresseuses que l'orgue pousse comme avec des bourrades (3). Le Kyrie eleison est une sorte de romance napolitaine du plus mauvais goût, chantée sans la moindre expression. Et dans tout cela, des accords de septième diminuée et des quarte-et-sixte à profusion ! Les autres morceaux sont du même style. En somme, rien.

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Pluie battante et incessante qui imbibe tout. Rome est un immense champ de parapluies sous lequel germe l'influenza.
On imagine un déluge semblable inondant tout à coup les cent mille spectateurs du Colisée un jour de combat de fauves ou s'abattant au geste de Jupiter Pluvieux sur l'incendie de Rome.

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Santa Maria della Pace. - Les Sibylles de Rafaël. Toujours le même sentiment de l'harmonie, de la grâce majestueuse et sobre; toujours, aussi, la même absence d'expression et de vie ; ces sibylles recevant de la bouche des anges les prédications divines ont l'air de prendre l'air après le dîner. Et celle qui est au-dessus de l'arcade, la Persique, voulant être animée, a un geste et un sourire de folle.
Ciel bleu ardent.

Santa Maria della Pace

Farnésine. - Ravissante décoration, triomphe de Raphaël. L'insoucieuse élégance qui parfois irrite dans ses œuvres dévotes sert ici le charme profane. Le seul défaut de ces compositions vraiment exquises, c'est la robustesse des corps féminins. Influence, regrettable en ce cas-ci, de Michel-Ange. Mais que de grâce, de souriante fantaisie ! Dans la scène où Vénus montre Psyché à l'amour, la beauté éclatante et pourtant langoureuse de Vénus, le charme sérieux et tendre de son fils, l'équilibre, l'intérêt des attitudes enchantent le regard. Dans celle - si célèbre - où l'on voit la déesse et Psyché, je trouve, à vrai dire, le mouvement de Vénus un peu faux, mais il favorise le déploiement du corps, de sa grasse et onctueuse plénitude. Le Jupiter embrassant Cupidon est d'une grâce touchante et rieuse ; il y a, dans le geste si familier de l'Olympien, toute la prédilection du grand-père pour le petit-fils turbulent. Mythologie vue par un Italien pieux et voluptueux.

Farnésine
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Beethoven, comme Michel-Ange, représente pour bien des gens un sommet escarpé, pénible à gravir, dont les abords doivent faire frissonner les âmes timorées. Cette majesté austère est la raison même d'une admiration si répandue. Bien des gens parlent de ces sites pour sembler s'y être complu. D'autres pour qu'on ne les oblige pas à s'y rendre. D'autres, enfin, parce qu'ils se font ainsi illusion à eux-mêmes en se persuadant qu'ils sont des aigles.

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Une rêverie agitée m'a entraîné ce soir, par un de ces temps humides que j'aime, jusqu'à l'église San-Pietro in Vincoli, où trône le gigantesque et farouche Moïse. La lune épandait sur le fronton et les pilastres sa lumière glaciale. Les escaliers qui mènent de la large rue romaine à de sombres carrefours obliques résonnaient parfois d'un bruit de pas qui ponctuait le silence. Moments étranges.

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L'art fleurit sous les tyrans. Pourquoi Héliogabale est-il mort si jeune !

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Eglise du Gesu. - Ce qu'ils sont riches ! A l'autel de Saint-Ignace, on dit, la messe pour quelques fidèles seulement. L'autel est superbe : colonnes de lapis relevé d'or, bas-reliefs en bronze doré, chapiteaux dorés, groupes dorés, de l'or, des dorures et encore de l'or et encore des dorures. Malgré cela, grâce à des grilles finement ouvrées, à des sculptures sur bois, à des tentures sombres, l'ensemble est plutôt sévère. Des cierges allumés font des blessures de flammes aux statues de marbre; l'odeur de l'encens flotte dans le mystère de la coupole le prêtre, grand vieillard à la démarche noble, porte une chasuble éclatante, pourpre et argentée, Ce silence illuminé, cette humilité fastueuse, en disent long sur les Jésuites !

Eglise du Gesu
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Raphaël ! Faut-il qu'il soit charmant pour qu'on lui pardonne tant de choses !

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Terminé hier Phyllis, la dernière mélodie de mon recueil. L'ambition, la crainte continuelle de l'impuissance, l'esprit, et, le doute sont de cruels tourments. Mais parfois, sur ces terrains arides, fleurit. pour l'artiste une petite fleur qui lui embaume l'âme : la satisfaction intime d'avoir accompli ce qu'il croit être une œuvre d'art.

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Thermes de Caracalla. -
 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté.

L'art magnifiait ce temple de l'Hygiène et du Bien-être. Luxe éclatant et minutieux révélé par ce qui reste de ces magnificences : un chapiteau, un fragment de bas-relief, quelques mosaïques désagrégées... Par un sentiment supérieur de l'Harmonie, les anciens associaient la Beauté à la Santé ; Esculape et. Apollon avaient des attributs communs. Les pratiques sanitaires étaient relevées de noblesse et. d'élégance.

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Michel-Ange. - On éprouve une sensation étrange en voyant, séparé, un des groupes du plafond de la Sixtine. Ces personnages, d'où viennent-ils? Où vont-ils? Leurs gestes, leur expression, tout, est insolite, enveloppé de mystère... Ils semblent surgir, effarés; d'un monde inconnu. Michel-Ange les a créés, lancés dans un univers mystérieux et terrible d'où ils reviennent porteurs de secrets effrayants...

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Michel-Ange assène trop de coups de poing aux pauvres mortels. Il leur fait trop sentir la majesté de son isolement, il prône trop son austérité, qui n'a profité, en somme, à personne et en quelque sorte lui a plutôt nui en le privant de la seule chose qui lui ait manqué : le sourire, la sympathie. " La peinture à l'huile, disait-il, c'est bon pour les dames. "
Son Christ. est froid, indifférent et conformé comme pour montrer des muscles. Tête banale et pommadée.
A San-Pietro in Vincoli, j'ai longuement contemplé le Moïse. Ce qui me frappe le plus dans cette œuvre grandiose, c'est la jambe : la jambe forte, entourée de linges et d'étoffes, blindée, gardée contre les atteintes des températures changeantes au cours de marches interminables. Jambe du général, du législateur nomade errant à la tête de ses tribus, jambe de vieillard robuste chargé de devoirs surhumains, jambe nerveuse au pied de fer, aux chairs dures où se lit à travers les bandages déchirés, mais résistants encore, toute une personnalité de force.

Pendant que j'examinais le Moïse, des chantres hurlaient. hideusement des liturgies. Ni rythme, ni sentiment, ni justesse. La laideur des choses est moins déplaisante par elle-même que par leur cause : l'erreur, l'ignorance, la sottise...

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Promenade en voiture dans la campagne de Rome avec Frédéric (4). Visite de deux caveaux funéraires merveilleux de richesse et de beauté, surtout l'un, où se voient encore des plâtres peints d'une couleur et d'une fantaisie enchanteresses. Temple de Bacchus, qui garde des restes de splendeur, transformé en chapelle catholique, orné de fresques primitives. Nous demandons à la bonne femme s'il faut nous découvrir; elle nous répond : " Non, monsieur, c'est inutile, on ne dit la messe ici qu'une fois par an ! "

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Réveil plein de déception et d'épuisement moral après un rêve trop beau et qui avait pris des aspects si vraisemblables que tout en sachant que c'était un rêve je me demandais si c'en était bien un !

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S'il y a tant de monde aux concerts symphoniques du dimanche, c'est que les gens qui vont là " voient " des choses dans la musique ; et dès lors, ils se croient poètes pendant deux heures toutes les semaines.

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Commencé une fugue. L'attrait des combinaisons me passionne pendant quelque temps, puis je m'en lasse. Aujourd'hui j'étais porté à écrire, cela m'amusait. de voir s'engrener les lignes mélodiques, se combler peu à peu les trous, comme d'après des lois imprescriptibles.

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Je ne me lasse pas de cette petite cour du musée du Capitole avec sa grande fontaine, ses colonnes grises et ses bustes. On ne peut souhaiter une plus parfaite préparation au plaisir artistique.

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Comment faire pour persuader les gens qu'Ambroise Thomas est un musicien original? C'est pourtant la vérité. Ni son sentimentalisme, ni la jovialité bourgeoise de ses premières œuvres n'ont rien à voir avec ce fait qu'il était. un musicien d'inspiration originale. Mais pour expliquer pourquoi et en quoi, pour le faire accepter surtout, il faudrait avoir recours à une forme hermétique semblable à celle qu'employait Mallarmé dans ses articles de critique.

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Admiré hier, chez Primoli, un dessin d' Ingres, le portrait d'une famille entière. Véritable prodige technique. " Je vois sur la feuille blanche le dessin que je ferai, disait-il, et je calque. "

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Rythme inouï dans ce bas-relief de guerriers dansants; quelle unanimité joyeuse et impeccable dans le ressort !
Folie de vouloir composer des danses de Curètes et de Corybantes ; comment atteindre à cette harmonie ponctuelle, à cette légèreté consistante, à ce moelleux martèlement?
Joie infatigable de tous ces satyres antiques !

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Sii l'on était sûr de la constance du désir, on se contenterait de peu de chose en amour.

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Il ne faut jamais souffrir qu'un imbécile dénigre un homme de valeur, ce dernier fût-il votre plus féroce adversaire.

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Dans Ibsen, on trouve étranges des répliques qui probablement ne le sont pas. On demeure incertain sur ce qui est symbole et ce qui est réalité; on veut voir dans les plus petits détails un sens qu'on n'y démêle pas toujours, peut-être simplement parce que l'auteur n'y a pas songé.

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Belle matinée fraîche et brillante ; je me suis perdu avec délice dans les dédales du Forum, où j'étais par moment tout à fait seul et maître de tous ses trésors. Malheureusement, une tristesse persistante m'a empêché de goûter tout le charme de ces belles heures.
Le Forum est un corps endormi qu'on ne peut rappeler entièrement à la vie, mais dont on épie les moindres tressaillements avec une anxiété joyeuse. On est penché ardemment sur ce lent effort de résurrection.

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Musée des Conservateurs, au Capitole.
Quatre bas-reliefs superbes représentant Marc Aurèle, surtout celui où il entre en char dans la ville ! La tête d'un cocher qui apparaît derrière le char, illuminée par les plis rayonnants de sa tunique agrafée comme par une clarté solaire, s'harmonise richement avec la croupe saine des chevaux. Le mouvement de Marc-Aurèle est mesquin et gêné par le manque de place; mais comme on voit que cette tête est connue, aimée ! Comme on sent chez les différents sculpteurs qui l'ont traitée le même souci d'expression calme, bienveillante et mélancolique.
La Diane d'Éphèse me dégoûte. Je veux bien qu'elle soit monstrueusement maternelle, mais elle est en même temps répugnante. Je ne comprends pas qu'on l'ait mise au nombre des sept merveilles du monde !
Dans un médiocre tableau attribué à Breughel de Velours, un cheval tacheté qui écoute Orphée a une physionomie vraiment humaine. C'est un monsieur très intelligent et très bien habillé qui écoute de la bonne musique...

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La valse de Faust a un intérêt poétique. Il y a dans cet entrain frivole un frisson de malaise. C'est dans un autre mouvement et dans un autre ensemble plastique, le pressentiment que j'admire tant dans le premier acte de Mireille et dans les premières pages de l'Arlésienne.

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Hier et aujourd'hui j'ai relu avec admiration l'orchestre de la Lyre et la Harpe. L'art, le goût ne peuvent aller plus loin. Et il est curieux d'observer combien, chez Saint-Saëns, le musicien fournit au poète de trouvailles merveilleuses. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de compositeur plus " musicien " que Saint-Saëns ; qui sait s'il ne s'en défendrait pas? Il croit peut-être avoir plus sacrifié à la poésie, à la pensée, au sentiment, qu'à la musique même ! Comme il se trompe ! C'est à elle qu'il doit presque tout.

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Présenté à la Ristori et à sa fille, chez la princesse de Venosa. La vieille tragédienne, qui n'est plus maintenant que marquise et tant soit peu cacochyme, porte sur son visage les signes de la bonté, de la loyauté simple et de l'intelligence. Elle parle politique, sociologie. Quand je l'attire sur le terrain du théâtre, et au moment où elle se lamente sur la décadence des théâtres romains, la conversation dévie...

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Je suis passé, en rentrant, par la place du Quirinal où j'ai contemplé à nouveau les Dioscures, si magnifiquement fraternels. Séparés par l'obélisque, occupés chacun de leur cheval, ils sont unis par les plus tendres liens de connivence héroïque.

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La principale clientèle de Rome est faite de protestants. Ils sont plus fascinés que les catholiques par la magnificence de ce ciel et de ces églises. Pour la même raison, c'est la Rome païenne qui éblouit les catholiques parce qu'elle est plus radieuse encore. Le christianisme est morose à côté des resplendissantes visions du paganisme.

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On ne devrait jamais laisser exprimer par un imbécile une opinion sur l'art, quelle qu'elle fût, sans le mettre au pied du mur.
- Moi, j'adore le Corrège !
- Pourquoi ça?...
- Les vierges de Léonard sont touchantes.
- Lesquelles ? car il n'en a pas fait beaucoup..
Pourquoi les trouvez-vous " touchantes "? Etc, (Mais on serait bientôt assassiné.)

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Dîner étrange chez les Tolstoï. Aimables gens, sympathiques. Ensuite, musique. J'ai chanté avec Mrs. Batten Pleurs d'or, joli duo de Fauré, plaintif, langoureux, nerveux, instable, compliqué, gracieux, profondément musical malgré des duretés, d'ailleurs ménagées avec un goût exquis.
Pour l'artiste, un tel morceau est, captivant ; pour le profane, il est dangereux ; il produit une petite secousse dans l'organisme par l'acuité harmonique, par l'équivoque rythmique, par des contacts douloureux qui, pour le musicien, ne sont que, d'ingénieux et charmants tissages, mais qui touchent pernicieusement les nerfs du mélomane sensitif et ignorant.
Il y avait là la Grande-Duchesse Anastasie, longue femme noirâtre aux yeux embrasés. Je lui ai rappelé notre rencontre à Heiligendam et la soirée où je jouai du piano devant son mari, le Grand-Duc de Mecklembourg, si charmant, si vraiment prince.

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Une amitié intime et durable, pour être fondée sur le contraste des caractères, exige un fonds commun de candeur. Sans cette base première il n'y a pas d'union possible en dehors d'une grande conformité de goûts.
(A propos de l'Eloge de Daubenton, par Cuvier.)

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Une chose à remarquer dans presque tous les ouvrages qui traitent de l'histoire de l'esprit et de la science, est que les historiens retracent la marche des progrès effectués, selon les évolutions survenues dans leur propre pays. Ils attribuent toujours les développements successifs du domaine intellectuel à ceux de leurs compatriotes qui y ont contribué, et ils oublient les autres.
En art, il est assez rare que le progrès se fasse simultanément dans plusieurs pays à la fois; c'est par brusques et lumineuses apparitions qu'il se fait sur l'étendue du globe; mais non dans la science, ni dans la philosophie, où il est presque toujours le fruit d'efforts parallèles et contemporains (5).
Les historiens, s'ils s'en souvenaient plus souvent, auraient peut-être moins d'occasions de faire de la psychologie et de l'analyse individuelle; car ils seraient sollicités par une vue plus générale de la pensée humaine qui aurait aussi son attrait, sa grandeur, et qui aurait, de plus, le mérite de la poésie et de la vérité associées.

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Si je t'aime, est-ce que ça te regarde?
(Wilhelm MEISTER.)

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Entendu ceci : " Oui, monsieur, mon frère est un fervent de l'époque de Louis XIV ! Il ne s'occupe guère que de cette période de l'Histoire; d'ailleurs, ce n'est pas étonnant, puisqu'il adore Rabelais ! " (Sic.)

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Si la singularité est l'idée fixe du public d'aujourd'hui, c'est que le goût, chez lui, n'est plus suffisamment affiné pour percevoir les différences de manière et d'accent des divers artistes. Il faut aux œuvres d'art, pour éveiller l'instinct de « discrimination » de la foule, des signes distinctifs extérieurs, marquants, grossiers, qui décèlent leur nouveauté d'une manière flagrante, le public les saisit ainsi sans effort et, aussitôt, est persuadé qu'il a découvert. quelque chose.

Aux belles époques de l'art (en Grèce pour la sculpture et l'architecture, en Italie pendant la Renaissance. En France au dix-septième siècle pour les lettres, en Allemagne au dix-huitième siècle pour la musique), personne ne songeait à être « original » ; chacun l'était selon ses petites variantes personnelles d'invention ou de « faire », ou bien, on ne l'était pas, tout simplement. On cherchait à faire beau, pathétique ou gracieux, voilà tout. Mais le public, alors, était « connaisseur » et se récréait à distinguer les particularités cachées de chaque artiste ; les particularités frappantes n'étaient point nécessaires à sa délectation.

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En amour, je dis même dans l'acte amoureux, il n'y a qu'une chose qui surprenne, qui touche, qui exalte: c'est le mouvement spontané du désir. Même quand il est vil, il est beau parce qu'il participe toujours un peu de l'âme.

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Un tableau plein de " signification " lasse bien plus qu'un tableau simplement beau par la facture.

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Praxitèle : le Canova de l'antiquité.

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Écrit à l'Académie Sainte-Cécile pendant, le concert de Joachim :
La Sonate à Kreutzer. - (1er morceau.) Alors? C'est beau? Pourquoi? Par le sentiment? - Il est d'une agitation voulue et théorique. - Par la sonorité? - Elle est composée de vilaines combinaisons qui font du violon un personnage criard et tumultueux, qui assignent au piano des formules communes. - Par la poésie, par la fantaisie? - Vraiment non.
Joachim, sec et vieux, s'emballe par nervosité.
(2e morceau.) Joli thème, calme et chantant, que Joachim reprend plus vite et dénature en lui donnant un rubato qui n'est point dans son caractère. Ki-ki-ki-ki ! Ki-ki-ki tout en haut ! petit oiseau piailleur et nasillard. Étrange sentiment de la beauté ! Joachim presse et " mange " des valeurs. La deuxième variation est jolie, mais jouée sans délicatesse. Dans la troisième, le piano a des passages agréables et le violon est sympathique. La quatrième est vraiment gracieuse avec des pizzicati aigus. Joachim savonne légèrement les traits. La coda est naïve et d'un assez triste et noble mouvement sentimental.
Finale. - Ingénieuse idée bien développée. Mais il ne saurait être question de sentiment. Le livre de Tolstoï est celui d'un rêveur, non d'un artiste.
Le son de Joachim est indolent et monophone, d'une qualité un peu plate. Cependant on y sent la suprême éducation.
Une dame bat la mesure avec son face-à-main, en souriant. Elle est ravie ! Tant mieux.
Fantaisie de Schumann. - Dès les premières mesures, on sent la nervosité tourmentée du poète. Mais il y a bien de la rhétorique dans tout cela. Un ou deux beaux accents fiers et, dans les contours, cette brusquerie délicate de la main schumanienne. C'est joué froidement, avec un je ne sais quoi de pleurnicheur et de languissant. La cadence du violon est admirablement reliée à la suite par deux ponctuations exclamatives du piano.
Romance de Joachim. Je me méfie.


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J'avais raison !

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!

Le Colisée, par une nuit sans lune. Colosseum, oui vraiment; colosse inébranlable et qui semble éternel, presque naturel. Il rêve, sombre, énorme, silencieux, dans l'ombre. Ses arcades innombrables s'ouvrent, comme des yeux, sur les ténèbres. Évocation grandiose d'un peuple disparu - et quel peuple ! - de fêtes inimaginablement somptueuses, cruelles et d'une indicible beauté. Outre ce qu'il y a de poignant dans la désolation de ce monstrueux géant, jadis animé d'une vie innombrable et intense, le Colisée trouble l'esprit par la puissance titanique, écrasante de sa masse.

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Une lumière douce et vive à la fois salue les collines de Rome d'un adieu plein de tendresse. Je monte en voiture découverte, au Janicule. Agréable et poétique sensation.
Sur le plateau, des enfants, des gens endimanchés troublent par leurs voix aigres et niaises la quiétude et la majesté de ces hauteurs. Le soleil est encore haut dans le ciel, et je n'attendrai pas qu'il se couche. Rome, immense et amoncelée, s'étend et s'épand dans la plaine et sur les monts. A gauche, Saint-Pierre dresse sa coupole. A droite, le vieux Colisée, doré de clarté, lui oppose un tranquille défi. La ruine, informe vue d'ici, triomphe en moi de la somptueuse et puissante basilique. Je vois courir autour de ses flancs épais des rondes légères, frises vivantes d'une beauté immortelle qui entraînent tout mon cœur, au rythme de leur danse fougueuse, vers des mondes disparus mais toujours vivants pour moi.

 


1- Ces lignes étaient écrites bien avant l'avènement de M. Mussolini !
2- Chef d'orchestre de l'Opéra de Rome.
3- Je me rappelle ces lignes étranges de la Vie de Rance " Ils survint aux religieuses qui voulaient chanter des rhumes. Elles reconnurent que la main de Dieu s'appesantissait sur elles. "
4- M. Frédéric de Madrazo,
5- La théorie de la Phagocytose, "trouvée" par Metchnikoff en France, était, vers la même époque, "trouvée" par Almroth Wright en Angleterre; "l'éternel retour" de Nietzsche avait été imaginé en même temps par un érudit anglais, Thomas Tyler, dont parle Bernard Shaw dans son étude sur Shakespeare, etc., etc.

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