Deuxième partie
Rome, Venise, Londres, Bucarest, Berlin

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?...
(Verlaine)

VENISE


Piazzetta. - Je suis arrivé ce matin. A première vue (c'est une façon de parler, car j'ai tout regardé) tout cet amoncellement de richesses et de couleurs si conforme à mes prédilections, est éclipsé par ces quatre chevaux divins où respire l'Antiquité.

Saint-Marc. - L'armée de colonnes de Saint-Marc a l'air d'une énumération de troupes de la Légende des Siècles, on dirait des soldats conquis, des esclaves liés les uns aux autres, des sentinelles innombrables, de tous les pays, de toutes les religions, de toutes les races, portant leurs costumes respectifs et veillant sur la République vénitienne. Dans sa profusion harmonieuse, elle est vraiment vivante, immobile et pourtant aimée. Et tous ces chapiteaux, casques, plumes, tiares!
Quelle grâce dans la petite arcade de gauche, à l'extrémité de la façade, avec sa colonne qui en supporte d'autres, deux vert sombre, une vert pâle semblable à la feuille d'olivier.
Le fond vert de l'arcade du milieu, avec ses colonnes rouges coupées de deux autres, d'un or virginal, comme deux captives au milieu de leurs gardiens... Quelles formes ravissantes et quelle vive réalité prennent les feuilles des chapiteaux de ces colonnes rouges.
Détail imperceptible et puissant des colonnes en pans coupés! Sortilège de l'art : l'oeil ne perçoit, pas que la symétrie est partout violée.
Cette dernière arcade de gauche (la cinquième) est une oeuvre complète, depuis la base de ses colonnes jusqu'à la mosaïque, abritée sous les grillages dorés de son ogive orientale. Derrière cette bavette de guipure, au-dessus de la porte, sur la frise ionique, un pigeon noir est perché.
Divine assemblée d'anges sur un parvis de feuilles agitées! Vestibule (première coupole de droite) au-dessus de la porte, étrange scène de lit. Cette dame indiscrète risque une déconvenue.

*

Plutôt trouver un mégot dans un lis, un pou dans des dentelles ou percevoir des borborygmes pendant le ballet d'Orphée que d'entendre brusquement parler allemand sur la place Saint-Marc! Les Allemands sont remarquables chez eux; ailleurs, insupportables.

*

L'idiome vénitien est enchanteur. Il est surtout juvénile. On entend une voix de jeune homme : c'est un vieillard qui parle. Véritable langage de l'amour, il garde une adolescence éternelle; l'inflexion qui revient à tout moment lui donne une souplesse, une mobilité charmantes. La suppression des z, des ch, des e muets, si encombrants en italien, l'escamotage de la plupart des l entre une voyelle et une consonne ôtent à cette langue tout " ce qui pèse ou qui pose ". On ne peut la parler que d'une voix élaguée ou, pour mieux dire, la voix s'amenuise et se rajeunit en la parlant. Rien de touchant comme d'entendre dans la bouche des petits enfants de la rue les premiers échos de ce ravissant dialecte. Ils possèdent déjà le principe d'un merveilleux sortilège amoureux et ne s'en doutent pas.

 

*

Tiepolo, Véronèse sont les gigolos de la lumière; ils se laissent aimer par elle. Rembrandt est son maître, son amant dominateur, il l'aime fortement, la possède, l'asservit.

*

Tintoret. - A la Salute, la lumière répandue sur la nappe de la Cène de Tintoret m'a enflammé d'enthousiasme. Ce vieux poète agit sur moi. Il ressemble, par certains côtés, à Hugo : par la fantaisie orageuse, arbitraire, divinatrice et aussi par ces éclats joyeux, que rend austères chez Michel-Ange (où ils se retrouvent) un perpétuel et invincible relent de tristesse. Chez Tintoret, la puissance n'est jamais pontifiante ni sévère, elle est vive comme l'éclosion d'une fleur de feu.
Tintoret, quand il est obligé de mettre un personnage de face ou de profil dans un endroit proéminent du tableau, l'orne ingénieusement pour en atténuer la prédominance.
Ce Moïse devant le rocher! Cet autre faisant surgir le serpent d'airain. Puissance souveraine, force entraînante du vieux Robusti !

Crucifixion. - La grande femme en gris perle qui s'élance! Tendresse, abattement de la figure féminine qui s'empresse au secours de la Vierge. Le Christ n'est pas encore mort. C'est au moment de sa dernière aspiration qu'il est représenté. Froideur, indifférence des gens à cheval. Jamais on n'a rendu ainsi la multitude.

Sacrifice d'Abraham. - Combien touchante est l'idée de faire un fils adolescent, presque un homme ! Elle rend le sacrifice bien plus affreux !

*

Par une de ces belles matinées de Venise où, dès le réveil, la ville frissonne de volupté, monter dans une gondole et se faire " porter " à Santa Maria del Orto ; tâcher surtout d'y être seul. Avant de rien regarder d'autre, aller tout droit au maître-autel. A gauche, dans le chœur est un grand tableau de Tintoret. C'est l'Adoration du Veau d'or. N'attacher ses regards sur rien, les poser tout de suite sur une figure de femme vêtue en bleu qui renverse un peu la tête et dont le bras est étendu vers l'idole. Regarder longtemps cette création enchanteresse où s'épanchent dans leur splendeur tous les trésors de la peinture vénitienne. On l'a dit cent fois, c'est dans les tableaux de Tintoret, du Titien, de Véronèse, que se lisent le mieux l'âme de Venise, sa vie passée, ses ambitions, ses vices et ses gloires comme aussi les causes de ses misères.

Mais c'est dans cette grande figure de femme, vigoureuse, somptueuse et d'une délicate luxure, malgré son olympienne simplicité, que se trouve résumé le génie vénitien.

Tout est admirable dans le personnage, depuis les cheveux aux reflets riches, jusqu'aux pans de la tunique. Ce visage perdu dans son mouvement renversé, de quelle grâce fine et noble il est issu! Ce cou qui renvoie la lumière avec la violence d'un jet, ce bras de déesse et de courtisane, dont le mouvement prompt et précis exprime le caprice dominateur du plaisir fastueux, insoucieux, indompté, en même temps qu'il révèle chez l'artiste une inspiration, une aisance, une maîtrise sans égale.

Je crois que l'on pourrait appeler cette figure la Muse de Tintoret.

Le Paradis. - Je remarque partout dans Tintoret un souci de montrer le Christ non seulement sublime, mais encore extrêmement bien élevé. Dans le grand Paradis, il est à peine assis, par déférence pour tous ceux qui sont à ses pieds, et pour sa mère. Il a le geste le plus aimable, le plus noble, le plus modeste qui soit. Le bras gauche appuyé sur son fauteuil vénitien exprime la puissance tranquille. Le bras droit et la main droite, pleins d'aménité, confirment le sourire grave et charmant de la physionomie. La demi-inclination du buste et de la tête, d'une si noble et simple aisance, montre l'hôte supérieur, qui sait accueillir.

*

Venise est une ville qu'il faut contempler d'une âme inoccupée. La mienne, en ce moment, est trop tourmentée pour goûter pleinement le charme de ce qui l'environne. Je pars.
.......................................................................................................................................................................................................................................................................

En gondole, mardi soir. - Me voici revenu depuis quelques jours.

Venise, que je comprends et que je connais maintenant très bien, s'est emparée entièrement de moi. Tous mes désirs, tous mes projets, se concentrent sur une oeuvre théâtrale que je voudrais galante, brillante, populaire, se passant à Venise, soit au quinzième, soit au dix-huitième siècle. Le livret serait en dialecte vénitien.

Mauvaise journée. Chaleur écrasante; somnolence lourde sous une moustiquaire étouffante, à cause des zanzare, qui ne piquent pas encore les Vénitiens mais reconnaissent les étrangers... Une longue promenade nocturne dans les ruelles où je perdais et retrouvais mon chemin avec un plaisir égal, puis une glace à l'orange prise chez Cuadri m'ont remis d'aplomb.

*

Ce qui fait que Venise, malgré la diversité de son architecture, conserve tant d'unité, c'est que monuments et les maisons sont tout près les uns des autres. Tout se fond, se complète et se balance; l'oeil n'a pas, comme en tant d'autres villes, disparates aussi, ce choc désagréable produit par les " solutions de continuité " durant lesquelles il a le temps de laisser se fixer ce qu'il vient de voir.

*

Déjeuner chez la princesse de Polignac. Lady Helen Vincent, ravissante, un laurier-rose, un volubilis matinal, des yeux bleus sous des cheveux à peine teintés de gris, un Reynolds refait par Whistler. La belle et arrogante comtesse Morosini, toute vermeille encore de son flirt impérial... On la présente au Grand-Duc Paul: elle lui tend deux doigts. Le soir, au Vapore, où je dîne avec lui, le Grand-Duc me dit : " Comme elle est familière, cette femme! "

*

Il ne faut pas remâcher la vie. Il faut percevoir les choses par impressions successives et prolongées, afin de ne les éprouver que dans toute leur force, revenir à plusieurs reprises au même sujet plutôt que l'épuiser en le ruminant. C'est le secret de presque toutes les créations et il n'en est pas de plus importantes que celles qu'on effectue en soi-même avec des pensées ou des visions. On ne voit. bien, on ne pense bien que par coups de lumière. La trop longue réflexion déforme les choses, fausse le jugement. Pour moi, je me trompe bien rarement quand je me contente d'éprouver.

*

Je nie souviens de cette page des Goncourt sur les attitudes des femmes dans les moments suprêmes de l'amour. Je pense aux mots, aux exclamations habituelles des grands amoureux, des amants célèbres. Que disaient Roméo, Marc-Antoine, Héloïse en ces instants où l'être se métamorphose? Se figure-t-on la physionomie et la parole de Voltaire en cette seconde? de Lord Byron? Quelles syllabes, quelles phrases, quelles interjections s'échappaient des lèvres de Raphaël, de Chateaubriand, de Goethe, de Catherine de Russie? Étranges visions que celles qui me viennent à l'esprit quand je me remémore tout ce que j'ai vu et entendu en ce genre...

*

Peut-on dire de Glück qu'il soit un vrai musicien?
Il avait appris à chanter dans son enfance. Il chantait fort bien et, très souvent, faisait des soli dans les églises. Assez surprenant.

*

Une heure du matin. - Chez Cuadri. Certaines femmes galantes croient naïvement que la suprême séduction consiste à chantonner d'un air frondeur en passant, devant les hommes...

*

Après avoir attendu, sous le porche de San Zaccaria, qu'une averse passât et laissé s'écouler le temps d'un rendez-vous, avec le secret espoir qu'il raterait (ce qui a eu lieu), je rencontre, sous les arcades de la place Saint-Marc, Bojidar Karageorgewitch, qui me parle longuement de Loti, de Ramuntcho, etc. Et pendant qu'il parlait, avec distinction et finesse, je regardais son veston couvert de taches, sa chemise sale, sa cravate fripée ; j'avais beau faire, je ne pouvais quitter des yeux ces stigmates de la gêne et je sentais qu'il m'observait...

Après l'orage, le ciel est devenu subitement bleu turquoise, puis mauve, derrière Saint-Marc; le Palais des Doges semblait illuminé de l'intérieur par une lueur laiteuse ; une sorte de réverbération verdâtre répandait sur toute chose une lividité cadavérique. Je contemplais ce fascinant, cet insolite spectacle, de la boutique de Griffon, où j'avais accompagné Mme Jean de Castellane, rencontrée en costume tailleur et trotteur sous les arcades, et où nous avaient relancés les Vanderbilt et leurs amis. Auparavant, visite sur leur yacht où se trouvaient les petits princes grecs, accompagnés d'une gouvernante qui ressemblait à lady Jane Grey.

*

Ce soir, dîner chez la princesse de Polignac. Les Ségur, Mme de Guerne, les De Meyer, Borghèse. Arrivée de Claude Phillips, titubant dans des souliers trop étroits, bien mis, râclé, vernissé, parfumé comme une vieille cocotte et causant l'émoi de Ségur, qui le prend pour l'acteur Cooper !

En deux heures, nous avons passé en revue cent opéras italiens, chantant et jouant tous les rôles. J'étais stupéfait de notre mémoire.

Retour à l'hôtel en gondole, sous un ciel pareil à ceux de la Turquie, profond, rempli d'astres. Mais mon noctambulisme m'a encore poussé dans cette trattoria où je bois, à la lumière acharnée d'un bec Auer, une tasse de café qui sent le vernis.

*

Peu de choses sont plus lugubrement comiques que l'histoire de ce va-nu-pieds, tremblant de faim et de froid, à qui une femme fait signe, qui la suit et à qui, chez elle, après s'être dévêtue, elle demande, avec calme, cinq francs.

*

La Frezzolini, dans la cavatine de Rigoletto, chantait deux fois la coda. Voilà qui en dit long sur l'abondance qui régnait dans le chant à ces époques bénies ; non que ce passage soit particulièrement difficile, mais le fait de le recommencer montre un désir, un besoin, un plaisir de chanter qui a disparu depuis que l'art du chant est devenu un métier de manœuvre.

*

6 heures et demie. - Chez Mme de Polignac. Mlle Selva, énorme et vêtue en bergère, joue la Fantaisie chromatique de Bach, dont le commencement si étrange, oriental (bien malgré l'auteur !) est d'une beauté sombre. La fugue qui suit me laisse froid, aussi froid qu'elle-même, malgré les efforts que fait la virtuose pour la dramatiser.

*

Une heure du matin. - Restaurant della Bella Venezia. Concert sur la lagune. Délicieux effets vocaux de la comtesse de Guerne. Public glacé, nous entourant dans l'obscurité. Je déclare franchement à cet auditoire mon étonnement de sa froideur, de son silence. Aussitôt il se transforme.

Puis, oubli de tout en gondole, dans les canaux noirs comme des cavernes et solitaires, où, au rythme de l'aviron, me viennent des motifs de barcarolle triste auxquels bientôt se mêle une ébauche de chant d'amour.

*

Hier, à Murano, j'ai assisté, enthousiasmé, à la fabrication du verre. C'est d'une poésie fantastique et j'aurais pu rester des heures à observer ces ouvriers si déliés, si habiles et si savants. L'un d'eux, dès que le verre incandescent sort de la fournaise, le tend au bout d'une tige de fer, dans laquelle il souffle, à un camarade qui le happe à son tour, l'applique au point précis qu'il faut, le façonne, le modèle, avec une rapidité et une grâce surprenantes et, bientôt, élève, au bout d'un fer, un dauphin qui se tord, la gueule ouverte,

Surgi de la croupe du bond
D'une verrerie éphémère,

ou bien la plus élégante des coupes multicolores, brûlante et fragile comme un amour qui vient de s'allumer.

*

Pluie battante, dîner au Vapore avec les Chevigné qui revenaient de Padoue où on leur avait envoyé à la gare un immense landau flanqué de deux cochers de corbillard et qui a manqué verser dès le démarrage. Je glane, comme toujours, des histoires. Entre autres, celle-ci : Saint-Maurice qui vient d'acheter un affreux tableau italien noirâtre, embu et craquelé, demande à Charles Haas : " A qui l'attribuez-vous? " Haas lui répond : " A la malveillance. " Et cette phrase de Degas à Whistler, vêtu avec excentricité : " Tu t'habilles comme si tu n'avais pas de talent. "

*

Dîné à bord du Nirvana (1). Les Henri de Régnier, Primoli, Helleu, Didier Verdé-Delisle, la vieille lady Beresford qui est amusante, qui a du relief, de la physionomie; c'est un personnage comique, mais qui le sent et en joue. Je relaterai ici un jour la belle et terrible histoire où, soulevée par l'amour, elle eut un rôle si violent, et qui est le pendant de celle de lady... et de la marquise de L... Dans le salon du yacht, m'accompagnant sur un bon petit piano, j'ai chanté, pour Régnier, le Pays musulman: effet accoutumé.

On a parlé de Mallarmé ; on a dit du mal de Sully Prudhomme ; moi, sans rien dire, j'en pensais du bien. Mais je n'ai pas voulu me permettre de discuter avec Régnier.

Antonio vient me chercher. Longue, interminable " sgondolata " dans les canaux noirs. Arrêt dans le silence d'un décor shakespearien, puis à une trattoria pleine d'ivrognes où nous buvons de l'asti spumante très inférieur à celui que je dégustais avec Frédéric devant les " jets d'eau de la villa d'Este " !

*

Académie. Le goût et la manière sont si apparentés, qu'il faut une aptitude exceptionnelle pour les distinguer l'un de l'autre. C'est pourquoi on ne doit pas mépriser la manière. Elle est le plus souvent le signe d'une conception délicate des choses et quand elle se transforme en goût, le véritable artiste ne songe à critiquer. On approche davantage de la beauté définitive par la manière que par le manque de goût.

Dans cette Extermination des onze mille vierges de Carpaccio, l'officier qui tient une épée, au milieu du tableau, est d'un maniérisme extrême, mais c'est ce qui lui donne du style ; dans la même pose, sans " manière ", il serait ridicule. (A rapprocher de quelques lignes de Brunetière, qui, pourtant n'était fichtre pas maniéré!)

*

Avant-hier, accompagné de façon misérable par les " musiciens de Saint-Marc ", j'ai chanté sur la lagune des chansons vénitiennes; ces airs légers ou mélancoliques sonnaient bien dans le ciel étoilé et j'ai ressenti cette émotion qui se répercute dans le coeur quand elle a été vraiment éprouvée par l'entourage.

Hier, mieux encore ; j'ai eu un vrai contentement. Mme de Béarn m'avait demandé de chanter seul avec un piano dans les " piccoli canali ". Quelques gondoles seulement : la Comtesse, les Régnier, Abel Bonnard, quelques amis prévenus en hâte. Dans une barque illuminée, j'étais seul avec le piano et deux rameurs. Les gondoles se sont groupées autour de moi; nous nous sommes installés à un carrefour où débouchaient trois canaux, au-dessous de trois ponts d'une coupe charmante. J'ai chanté de tout; pas un mot n'était perdu ; les auditeurs, intelligents, tenus en éveil par le silence, éprouvaient la réaction de chaque syllabe. Peu à peu, des passants se sont rassemblés, garnissant les balustrades des ponts ; un public plébéien s'est formé, compact, attentif. Les Chansons vénitiennes ont fait l'effet, dans cette petite foule, de cartouches explosives, causant une joie, une surprise qui m'ont fait plaisir. " Ancora ! arncora ! " criait-on de là-haut...  (5)

*

Je reviens de l'Arsenal, par une lumière enchanteresse, enchantée. Des palais rougeâtres se mirent dans l'azur de l'eau; le ciel demeure clair dans le crépuscule qui s'assombrit, et Antonio, mon gondolier, se détache tout noir sur ce bleu Véronèse.

 

*

Après un déjeuner frugal - je n'avais dormi qu'une heure, - je me suis rendu à San-Lazzaro en gondole, promenant mes yeux sur ces horizons fluides que lord Byron scrutait chaque matin. Un " père ", laid et bavard, me montre le couvent sans me faire grâce de rien. Il me signale des choses affreuses que j'aimerais mieux éviter, des dons ridicules de souverains, des portraits de " supérieurs ", des plafonds ineptes. Je m'arrête devant une affreuse statuette de Canova : Saint Jean-Baptiste enfant, qui reproduit les traits du roi de Rome; mais ce roi de Rome est un Napoléon plus vieux, plus gros, et chauve parce que le bébé n'avait pas encore de cheveux. Il me fait admirer la typographie, la chapelle (où il y a de belles colonnes antiques qui le laissent indifférent), la bibliothèque, proprement tenue. Je lui parle du sultan. Un sourire amer et railleur apparaît dans son horrible barbe. Je lui achète pour deux francs de proverbes et de cartes postales et les lui paye le double en lui disant : " Pour vos pauvres. " - " Ah! si c'est pour les pauvres, oui, nous acceptons. " Les pauvres ne profiteront guère de ma prodigalité.

*

Sainte-Hélène. - Dévastation, vulgarité : mais le petit canal qui la borde a quelque chose de joli dans la pratique, et de sérieux qui a son charme. Raisins aigres, achetés au vieux marchand qui me les avait garantis molto dolci. Derrière Saint-Pierre di Sastello, je descends : vin sucré, âcre et piquant qui grise. Antonio fait la grimace.

*

A la Piazza. - Dîné hier chez Mme de Polignac. Borghèse, toujours très gentil, est devenu un peu raseur. Chant. J'ai reconduit au Danieli M. de C... qui a reconnu mon amabilité en me tuant d'ennui.

Temps de cristal, Levé tard, je me fais portare à S. Giovanni in Bragora, église qu'on ne visite guère et qu'il faudrait visiter. Derrière le maître-autel, superbe Cima di Conegliano. Trois figures de femmes ou d'anges s'avancent, à gauche, tenant des linges pourpres et bleus, vers le Christ immobile et nu, près de Baptiste qui lui verse sur la tête l'eau lustrale; ce dernier est maigre et hâve, semblable à un fakir, ses fines jambes brunes sont des troncs d'arbrisseaux nerveux. Un fond calme et blond commande le tableau. Il y a d'autres ouvrages de Cima dans cette petite église, intéressants et beaux, trois merveilleux petits tableaux qu'on dirait en émail. Deux Vivarini empreints d'une sérénité céleste. Un Paris Bordone de composition magistrale et hardie. Le saint Jean qui défaille sur la poitrine de Jésus est ineffable de grâce et de pathétique.

6 heures du matin. - Ferrovia. La brume matinale de Venise, j'aurais pu la rendre en musique d'après mon imagination. Du jour où je l'ai vue, cela m'est devenu impossible.

Soirée et nuit passées à l'Albergo del Trovatore! Il  me semblait à chaque instant entendre Saltabadil aiguiser un poignard derrière la porte... écrit, entre 3 et 5 heures du matin, le double chœur de Prométhée.

*

Ce soir, j'entre au théâtre, mais j'en ressors écœuré ; on y joue une féerie inepte et grossière, tirée de je ne sais quelle comédie de Gozzi qu'on a déformée, avilie. Une grosse femme au nez retroussé, gantée de blanc, apparaît en fée et charme des serpents à plis d'accordéon qui allaient dévorer une princesse.

*

Ce soir, chez Mariano (2), après avoir dîné chez Mme de Polignac. Projections lumineuses des Michel-Ange de la chapelle Sixtine. J'ai eu, je l'avoue une révélation. Je ne croyais pas à tant de génie dans cette oeuvre ! J'y reviendrai. Mais, dès à présent, je m'excuse d'avoir parfois assimilé Michel-Ange à Beethoven. Ah ! combien ce dernier est rapetissé à mes yeux par l'agrandissement d'hier !

*

Dans ce doge à genoux, du Titien, peut-on voir sans horreur la Religion? C'est une laveuse de vaisselle prétentieuse en chemise de nuit, qui fait l'équilibriste en tenant d'une main la croix et de l'autre, le ciboire. Le doge est beau et d'une peinture magistrale.

Fondamento di S. Simeone piccolo. - Assis à la terrasse du petit café. Je ne me suis pas couché cette nuit; j'ai vu se lever le soleil sur la lagune; c'est l'un des plus beaux spectacles de l'Occident.

Je ne sais ce que j'aime le mieux, de la lucidité complète et saine éprouvée tout à l'heure après une nuit d'insomnie sans agitation et sobre, ou de la demi-torpeur encore très clairvoyante où je me trouve maintenant à cause de la fatigue qui commence et qu'accentue le verre de Malaga que je viens de boire et à travers lequel tout m'apparaît comme légèrement teinté d'indifférence par la certitude du sommeil prochain.

*

Rio della Madonetta. - Hier, malade, je suis resté couché. Fièvre, nuit pénible. Aujourd'hui, après avoir un peu travaillé, j'ai déjeuné chez les Fortuny, puis me suis rendu en gondole à Santa Maria della Pieta. Je ne comprends rien, décidément, à ces plafonds de Tiepolo ; je demeure froid devant tous ces ornements et toutes ces draperies dénués de signification. Cette technique superficielle de la décoration m'assomme. Facilité, bon goût, éclat, tant qu'on voudra, mais quelle absence de pensée, quelle frivolité lassante ! Et puis, d'une façon générale, zut pour les plafonds

Rien, aucun tableau, aucune fresque d'aucun maître n'égale le radieux décor de la Piazzetta sur le fond de la lagune et du ciel. Promenade sur la place avec les De Meyer ; la baronne, bien habillée, en noir, avec des revers cerise.

Antonio me raconte que le vieux Curtis voyant un jour son jardinier qui allait tuer un rat, le morigéna, disant que c'était l'affaire du chat. Il s'asseyait souvent dans son jardin de la Giudecca et s'y faisait, piquer par les moustiques, prétendant que ces insectes avaient dans leur dard un principe chimique excellent pour la santé. Après une heure ou deux, il rentrait, écarlate et bouffi de leurs baisers.

La vieille Mme de Béague, séparée de son mari, achète un titre de comtesse ; elle télégraphie à Béague : " Monsieur, vous êtes comte. " Il lui répond - " Madame, vous êtes folle. "

- On dit à Mme Potocka : " La princesse X... signe Caraman-Chimay. " - " Elle pourrait signer carrément chameau ! "

Hier, parlant avec la princesse Winnie (3) de M. X..., dilettante mondain qui prétend qu'à Venise le disparate dans l'architecture est d'un mauvais effet, je dis : "Ce n'est pas un artiste.", Elle me répond : " Non, c'est un penseur! " Ayant trouvé ce matin, dans sa baignoire, un scorpion, la princesse Winnie songe à " vendre son palais et à se retirer en Écosse. "

*

Je me rends à une petite maison habitée aujourd'hui par un notaire et dans laquelle, au dix-huitième, se donnaient rendez-vous des dames qui redoutaient les violences masculines. Elle conserve encore, dans ses adorables stucs, dans les formes de ses plafonds, de ses portes, de ses balcons et dans tout son aspect, la physionomie de cette époque exquise et masquée : le dix-huitième siècle vénitien.

Puis, nous visitons la " Ca d'Oro ". Le Mantegna est beau, très beau, mais à quel moment le trompe-l'œil cesse-t-il d'être de l'art pour devenir du toc? Entre Mantegna et Wiertz (4), où est la frontière subtile et inviolable?

 

 

Je pars demain. Ce soir, longue et délicieuse " sgondolata " sur la lagune, loin, loin! Un clair de lune oriental, une eau semblable à de la nacre, des reflets tranquilles répandus. Suavité que les mots ne peuvent décrire. Des barques, une à une, passent, lourdes et lentes, glissant sur la nappe lumineuse du flot, comme des nuages. Je me roule dans mon manteau et m'installe pour un long demi-sommeil. Retour frileux et ébloui. Le Palais des Doges émerge, brillant comme un ivoire doré dans le bleu tendre de la nuit. Antonio me parle, mais j'ai les lèvres closes par l'enchantement qui m'entoure et au moment de franchir le cap de la Dogana, je me retourne pour boire des yeux une dernière fois un peu de toute cette beauté.

*

J'ai parcouru en tous sens Venise et Mozart ; j'ai rêvé longuement sur tous cieux, j'ai saisi bien des choses fuyantes de leur âme, de leur aspect. Derrière le voile de leur irrésistible physionomie, je vois briller une beauté juvénile et immortelle. Mais leur accoutrement multicolore et joyeux ne peut cacher à ma tendresse la mélancolie, la douleur, le désespoir qui les rongent. Et tout cela s'est résumé pour moi en un aspect, en une phrase, tous deux tranquilles, déchirants, sublimes. C'est près de San Giorgo Maggiore, en revenant à la tombée du jour vers le Rio della Salute que le rythme de la rame fit peu à peu s'éveiller en ma mémoire ces notes lentes, voisines, conjointes, qui semblent vouloir figurer un effort pour se dégager, se libérer, l'effort du sentiment longtemps maintenu et qui voudrait s'envoler à travers des lèvres, vers le ciel. Peu à peu, la mélodie s'imposait à moi, s'affirmant dans mon esprit, commandant à ma voix, m'obligeant à la murmurer. C'était la plainte discrète et profonde de la comtesse Almaviva, le reproche résigné qu'elle adresse... à qui? à personne! Au temps, à la vie, au destin... Non, ce n'est pas un reproche, c'est un regret, tout le regret, toute la souffrance du souvenir. A mesure que je chantais tout bas, il me semblait que le dessin musical, que la couleur mélodique se conformaient aux lignes architecturales que j'avais devant les yeux, que la physionomie mélodique reflétait celle des choses qui m'entouraient; c'était la même lassitude d'espérer le même sourire stoïque et déchirant. Le soleil disparaissait, allait s'éteindre, ses derniers rayons n'étaient plus retenus que par un bout de mosaïque au porche de Saint-Marc, mais déjà les lumières de la Piazza s'allumaient, pâles, tristes, presque funèbres dans l'agonie de cette belle journée. Il me semblait voir la comtesse, toujours souriante et meurtrie, se parant avec lenteur, se mettant au front, aux oreilles, au cou, d'un geste distrait et accoutumé, des bijoux pour l'apparat du soir, emblèmes scintillants de son esclavage.

Dove sono i bei momenti
Di dolcezza. e di piacer?

Oui, ce chant est profondément vénitien, et par ce qu'il montre et par tout ce qu'on y devine. Jusqu'à ce mot bei qui n'a plus l'air d'une licence poétique, mais qui est proprement le mot vénitien pour belli, écrit ainsi par le Vénitien Da Ponte et qui lui est venu tout naturellement dans le rythme du vers parce que, pour lui, belli se disait bei!...

Dove sono i giuramenti
Di quel labro menzogner?

On dirait une petite pièce élégiaque de Buratti ou de Francesco del Ongaro, une de ces brèves poésies où se retrouve le susurrement, la caresse de l'idiome de Venise; et Mozart, le plus nerveux, le plus sensitif des musiciens d'autrefois a, sans s'en douter, traduit en ces quelques notes, non seulement la douleur de Rosine délaissée, mais aussi la langueur et la volupté de Venise.


Milan. -

Surprise et ravissement à la vue de ces Luini vraiment admirables et d'une noblesse égale à leur douceur.

Mise au tombeau de sainte Catherine par les anges. Incroyable effet de légèreté dans ce tableau singulier: effet aérien grâce à la disposition des anges, à leurs ailes, à leur robe, et au silence qui flotte avec eux. La sainte est comme une plume dans leurs bras et l'on éprouve, en regardant cette scène, comme un sentiment de libération respiratoire. Ce tableau me fait penser au mot de Baudelaire : " Le prélude du troisième acte de Lohengrin m'affranchit des lois de la pesanteur. "

- Van Dyck adorable : la Vierge, l'Enfant et saint Antoine de Padoue : geste mignon et pourtant noble du bébé. J'ai retrouvé avec plaisir la figure jeune, souriante et grave du saint. Coloration brillante, chaude et caressante. Admirable peinture.

- Tête de Christ par Léonard, douceur, tristesse, résignation. (Est-ce de Léonard? Il le semble bien; c'est de la même " matière " que l'Isabelle d'Este transparence, blanc gris, rose bistré)...

Cette grande ville n'est pas laide. Château imposant et fascinant, à cause de Léonard qui l'a hanté. On a retrouvé depuis peu une fresque de lui, un Mercure, je crois, que je dois voir demain. A la Bibliothèque : Homère du quatrième siècle, illustré, curieux. Écriture du Tasse : pédantisme, mais grâce et beauté. Très lisible; la seule écriture de l'époque qui soit absolument distincte.

:Sainte Marie des Grâces. J'entre dans le long réfectoire. Tout de suite mes yeux vont au divin chef-d'oeuvre, mais ne s'y attachent qu'un instant, car je ne veux pas morceler ma sensation. Muni d'une grande lorgnette que m'a donnée le gardien, je m'approche. Je contemple d'abord à l'œil nu ce fantôme fascinant. Mais non! ce n'est pas un fantôme, c'est quelque chose qui n'est pas mort. Tout ce qui était mortel est parti par lambeaux, par bribes, vieillesse et ruine; mais ce qui était immortel est demeuré et ne saurait s'effacer. On jouit encore pleinement de ce qui vivait de l'Esprit et de tout ce que reçut cette oeuvre unique.

C'est non pas ce qu'elle est, mais ce qui a présidé à sa création, qui lui donne cette suprême et définitive beauté. C'est ce qui fait le sortilège de ce pan de mur effrité.

Il est encore imprégné de Léonard, rayonnant de sa pensée, de son génie; lui seul y est visible et non les autres, et si on le repeint encore, c'est encore Léonard qu'on verra. Il brillera par-dessus tout et tous.

Ce qui est là, c'est la raison humaine, c'est l'équilibre, c'est l'harmonie, c'est la douceur forte, la calme et délicate puissance. Qu'importe qu'on peigne et repeigne? La première trace du génie perce à travers tout.

Figure de Léonard, auguste et pourtant familière, que j'évoque souvent! Et, avec elle, tout ce qui rend la vie supportable, la claire vision des choses, le méridien où l'entendement respire comme dans son élément prédestiné.


En wagon-bar. - Aïe ! La Suisse !

- Horreur de voir une jeune mariée manger du fromage.
L'homme qui mâche très vite par un mouvement de mâchoires précipité est généralement optimiste, ou bien naïf.

*

La Suisse, indépendamment de ses " clous ", etc., est vraiment faite pour plaire aux gens qui n'ont. pas de sentiment artistique. Je ne veux pas dire qu'un artiste ne puisse s'y plaire. Mais ce n'est pas dans l'ordre naturel des choses.

*

- S'il m'était interdit d'illuminer ma vie par l'admiration, la production, l'ambition, s'il fallait en un mot que je vive tout simplement, je n'hésiterais pas à mourir.

*

Qu'on ne nous parle plus d'Orphée,
Par toi, Lully, sa gloire est étouffée,
Si de la lyre et de la voix
La fable vante en lui les rares avantages,
Qu'a-t-il fait qui ne cède à tes divins ouvrages
Qui charment le plus grand des Rois?

Je ne me souviens plus de qui sont ces vers, qui me reviennent tout à coup.


Paris. -

Huit jours passés à Réveillon. Automne jaune et calme. Prométhée, toujours.
Hier, déjeuner chez Durand avec les De Meyer. Puis rencontré Calvé ; elle est, me dit-elle, fiancée avec un demi-aveugle qui a soixante millions....

Lu la pièce tirée par Lemaître de la Princesse de Clèves : bien écrite, dans le style de Mme de La Fayette ; elle est un peu froide; j'avais songé à reprendre mon ancien projet.

Ce soir, dîné chez les La Redorte avec les Reszké. Bons vins; un Alicante de cent cinquante ans dont tout le sucre a disparu et qui, âpre et savoureux, fait penser à un chapitre de Gil Blas. Après le dîner, tout en fumant, Jean imite le parler des Vénitiens avec une telle perfection que j'en suis ému, que je me retrouve là-bas, que mille souvenirs s'éveillent.. Puis musique, au hasard du caprice. Mme de Reszké admirable comme toujours.


En complément de ce texte, découvrez Venise à travers les yeux d'un contemporain de Reynaldo Hahn :
John Singer Sargent

(1856-1925)
Merci à Natasha Wallace,
directrice de la John Singer Sargent Virtual Gallery
qui nous a permis d'utiliser une partie des oeuvres présentées dans son magnifique site
que je vous conseille vivement de visiter


 

 


 

(1) Yacht de la comtesse de Béarn
(2) M. Mario Fortuny
(3) La princesse Edmond de Polignac.
(4) Peintre belge qui excella dans le " trompe-l'oeil ".
(5) NDE : Cette scène est également racontée par Henri de Régnier dans son livre "L'Altana ou la Vie vénitienne 1899-1924 - I " pages 177-181. Lire l'extrait en cliquant sur la couverture :

 

Loading
 

 

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License