Troisième partie
Avant-guerre
Paris.
Commencé un nouveau livre de Hugh Benson, The Dawn of All, où je trouve que vraiment il exagère et qui me fait craindre que cet homme remarquable ne soit à un tournant funeste.
Lu un article de Beaunier sur " la Comtesse de Sabran et ses amours avec le chevalier de Boufflers ". A partir du milieu jusqu'à la fin, il m'a plu et intéressé, mais tout le commencement m'a agacé par un ton badin, indulgent, osé et pudique à la fois, par une sorte de polissonnerie cléricale.
Lu aussi, ou plutôt parcouru une préface de Mme de Noailles sur Saadi, d'un accent un peu irritant parfois, mais avec, de temps en temps, des " poussées " de génie.
A propos de Mme de Noailles, avec qui j'ai déjeuné quelques jours avant mon départ chez la princesse de Polignac, comme je lui demandais si elle était allé à Bucarest, elle me répondit :
" Oui, quand j'avais sept ans, j'ai failli y mourir pour avoir mangé quarante-deux abricots par ennui. Et je passais toute la journée couchée sur un carrelage, parce que maman disait qu'il faisait chaud et qu'il fallait rester couché sur le carrelage ". Dernièrement, à la suite d'un interview où on lui avait demandé ce qu'elle pensait de la Roumanie, elle avait répondu qu'elle n'avait aucune opinion sur ce pays et qu'elle ne le connaissait pas. Cette réponse causa à Bucarest une furieuse indignation et valut à Mme de Noailles des lettres injurieuses de ce genre : " Ne présentez-vous, jamais à Bucarest, ou je vous cracherai à la figure ! - Signé : UN GENTILHOMME ROUMAIN. "
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Taine, avec son tempérament, aurait dû se borner à énoncer ses idées sans vouloir les appuyer par des références. Chez lui, le disparate entre une méthode systématique et un esprit passionné est trop sensible. On voit trop qu'il ne cesse d'adapter les événements à sa propre conception des choses, de traduire les paroles et les écrits recueillis de façon à se donner raison à soi-même, etc. Bien qu'il n'eût pas de génie, son style perpétuellement poussé au paroxysme, la violence, l'éclat de son argumentation et de son éloquence, l'originalité de ses vues et l'aveuglement de ses convictions en eussent fait un visionnaire et sa place eût été plus grande comme tel qu'elle ne le sera jamais comme historien et surtout comme philosophe. A vrai dire je m'étonne qu'on puisse appliquer ce dernier qualificatif à un homme qui est beaucoup plus observateur que penseur.
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On s'y perd, dans les distinguo actuels qui séparent les différents groupes de musiciens et de mélomanes. Ces gens-là vivent dans un chaos de contradictions. Ils rappellent les disputes qui séparaient les Aristoteniens et les partisans d'Aristote. Mêmes subtilités, même violence, même incompréhension de la pensée d'autrui, mêmes erreurs de diagnostic, même impropriété de termes. Quand on parcourt les revues de musique " avancée ", on demeure ahuri. On voudrait pouvoir classer les opinions, les partis, impossible. On croyait que tel critique aimait telle musique et en détestait telle autre, mais on s'aperçoit soudain qu'il tolère celle qu'il semblait détester tandis qu'il condamne la première tout en admettant qu'elle est supérieure, et bientôt on constate avec effarement que, bien que la seconde procède d'une troisième, il méprise cette dernière, à moins que ce ne soit le contraire. Enfin, on n'y comprend rien.
Par exemple, pourquoi déclare-t-on Bizet admirable et pourquoi dédaigne-t-on Gounod ? Pourquoi les mêmes personnes éprouvent-elles du dégoût pour Mozart et vénèrent-elles Monsigny ? Pourquoi Ravel est-il opposé à Debussy ? Pourquoi, quand on fait profession de n'aimer que ce qui est abstrait, préconise-t-on Grétry et, en ce cas, pourquoi honnit-on Haydn ? Pourquoi, si l'on bannit de la musique toute carrure et toute apparence de tonalité, déclare-t-on que Rameau est le plus grand des musiciens ? Pourquoi ? Mais à quoi bon ces pourquoi ? La plupart de ces gens sont si bêtes !
Est-il rien de plus morne, de moins assimilable que le Manfred de Byron ? Mais que la musique de Schumann est belle ! Quelle richesse ! Quelle sève substantielle et fluide. Le souvenir de Mendelssohn vient parfois en charmer et. guider le cours, Mais dans l'accent harmonique, mais dans la physionomie générale de la mélodie, Schumann se révèle puissamment par ce je ne sais quoi d'amer, de généreux, de chaudement sympathique: de malade et de souriant qui n'est qu'à lui.
Toulon. -
Parti hier soir de Paris. Je n'en pouvais plus. J'espérais être seul dans mon compartiment à couchettes, ayant suborné le contrôleur. Mais j'ai vu d'abord avec effroi entrer un gros Américain jeune et borgne. Fort contrarié, j'ai rangé mes affaires pour lui faire place et voilà cet homme good natured qui se confond en excuses. Le sentant enclin à causer, je me suis enfermé dans un monosyllabisme glacial. Mais jamais je n'ai vu d'homme aussi cordial, aussi avenant. Il a fini par me conquérir et nous avons fraternisé. Il est marchand de tabac et m' a offert des cigarettes délicieuses. Ce matin, il est descendu à Marseille, devant prendre le bateau pour Smyrne.
Toulon est. encombré de Poincaré ; barrages, manœuvres... Aujourd'hui, rien ne me réussit : j'ai fait une course inutile jusqu'au cap Brun, j'ai failli m'étrangler avec une arête de pageot et j'ai perdu mon pardessus.
Au restaurant de la Source où je suis venu voir la revue de l'escadre passée par Poincaré, il y a foule.
Des cuirassés défilent devant le président. Des Toulonnais compétents s'extasient, s'exclament, reconnaissent les bateaux, se les désignent mutuellement avec ardeur. Trois hydravions mettent le comble à l'enthousiasme en s'ébattant sur la ruer comme des albatros.
J'essaie de lire Consolata de M. Daguerches, que Marcel m'avait, je crois, vanté ; mais je ne peux pas. Le style descriptif en est intéressant, dénote des dons d'écrivain, mais les dialogues entre Consolata et son amant sont impossibles à avaler. Est-il rien de plus faux ? Ces analyses psychologiques de petites grues sont bien agaçantes. 0 Loti, tu avais autre chose dans l'âme quand tu parlais de Rarahu, d'Azyadé, de Chrysanthème...
Ce qui fait la supériorité de la plupart de gens, c'est que chez eux la sensualité a une petit place déterminée dans le cerveau et s'y tient sagement enfermée. Quand elle circule capricieusement un peu partout, la vie est plus compliquée.
Ce matin j'ai déjeuné à la Source. Des praires laiteuses et pures comme du jade, des petits pois nouveau-nés, des moules, des fraises. Le garçon me demande en me servant du vin : " Monsieur veut-il un glaçong ? " Une grue fatiguée scrute l'horizon avec une jumelle ; on devine qu'elle pleure un. aspirant.
Promenade en auto au cap Brun ; floraison éblouissante. Un petit chien marron jouait avec un enfant sur la plage. Je me souviens de ce que maman disait de Zadig (1) : " Que inocencia ! " De retour à l'hôtel, chaleur, fatigue, sieste. Puis travail jusqu'à 8 heures.
Après une heure morne au cinéma, je soupe chez Poésy, où je suis seul avec des mufles de l'établissement qui jouent aux échecs. C'est lugubre...
Soudain entre Poésy ! Un chapitre entier de Tartarin se déroule à mes yeux. Mais c'est un Tartarin ironique, vaguement. lettré, et préoccupé, ce soir, de raconter à des gens qui sont là une partie, de boules qu'il vient de gagner. Éloquence inépuisable mêlée de provençal et de français avec, dans le débit, des nuances, des réticences discrètes, des éclats retentissants ! De temps en temps il se tourne vers moi : " Prenez patience, monsieur, on s'occupe de vous. " Puis il reprend son discours abondant et accidenté.
Déjeuné à Balaguier. Toulon et le Mourillon s'étalent dans la verdure. Une odeur de poisson monte des flots à peine remués. Je m'informe des villas disponibles, mais une fois la nuit venue, je m'aperçois que je n'aimerais pas vivre là.
La bouillabaisse est excellente, juste milieu entre le goût trop exclusivement safrané de quelques-unes et l'artifice tomate de Roubion. J'en parle avec Armand, le patron, qui me dit les raisons de cette saveur intermédiaire.
Je vais à pied jusqu'à Tamaris, puis rentre à Toulon en repassant par la Seyne et son petit havre pittoresque qui me rappelle le Tréport et le séjour anxieux que j'y fis autrefois.
A Toulon j'échoue au bar, où de jeunes officiers font une noce médiocre avec des " petites alliées " dont quelques-unes sont jolies. Leur gaieté et leur genre d'esprit me refoulent vers les intellectuels ! Il y a le loustic qui esquisse une danse du ventre, le gros sentimental " malgré tout " qui demande aux musiciens de jouer la barcarolle des Contes d'Hoffmann et qui la danse en valse avec une petite amie... Il y a le " sceptique ", le " paillard " et il y a - chose vraiment un peu pénible à contempler - le jeune blond silencieux et timide, mais qui "aime. "
Je cherche mollement une villa par ici, car le pays m'enchante. J'avais formé le projet d'aller au Mourillon puis de retourner à Balaguier pour voir ce qu'il y avait là de possible. Déjà, l'autre soir, au Mourillon, j'avais visité une maison sous la conduite d'une dame blonde aux belles dents et tout ce qu'il y a de plus " troun de l'air ". Mais à part un petit jardin de géraniums roses qui ressemblent de loin, tant ils sont touffus, à des oeillets de la Malmaison et orné de deux beaux pommiers, cette villa n'avait rien qui me plût.. Ce matin, je n'ai pas eu plus de chance.
Ce soir, cinéma. Films stupides, entre autres, une histoire de médecin qui, allant la nuit opérer un enfant mourant, est pris dans un piège à lapins et, par dévouement, se coupe les doigts et les laisse dans le piège afin de courir sauver l'enfant...
Ensuite, après divers épisodes, je constate une fois de plus qu'il y a des rapports mystérieux entre les choses les plus éloignées et que certains noms impliquent certaines physionomies, ou, ce qui est: plus curieux, imposent certaines conceptions : ainsi, quand on s'appelle Gros, on a l'idée peu commune de se laisser pousser de courts favoris comme on en voit dans les tableaux du baron de ce nom.
Mon chauffeur serait-il un peu proxénète ? Il me parle avec insistance d'une jeune fille, sa voisine, qui demeure " avec son papa et sa maman " mais qui " aime la toilette ", et qui, " si un monsieur étranger voulait... "
Déjeuner à Balaguier, où je suis retourné pour visiter une villa entourée d'orangers et de platanes, contenant douze chambres à coucher entièrement meublées et coûtant cent quatre-vingts francs par mois.
A la table voisine de la mienne déjeunent trois jeunes gens qui, à mon arrivée, sont déjà un peu ivres et qui font apporter successivement trois bouteilles de " Fontaine du chemin ", une bouteille de Mâcon et une de Pommard. Ils parlent à voix haute, sans souci de l'entourage, des sujets les plus scabreux, avec un grand déploiement de jurons et de gros mots, entremêlés d'expressions de collège, d'idiotismes, d'abréviations, à la potache. Ils disent : " C'est un type phéno, une gueule sympa, etc. "
Le jeune homme pianiste est d'ailleurs complètement idiot, faisant des plaisanteries insanes dont il rit d'une voix d'ogre gâteux. Mais les deux autres, malgré leur grossièreté voulue et leur ostentation de langage ordurier, ne manquent ni de finesse ni d'à-propos. On leur devine des familles, une éducation, peut-être même une naissance distinguée, l'un surtout, dont les mains fines, les yeux et les façons indiquent de la race et du nerf. Celui-là est mathématicien, et une fois tout à fait saoul, ne parle plus que d'équations et d'autres choses pour moi incompréhensibles, mais avec lesquelles on sent qu'il jongle en se jouant. A un certain moment, les propos atteignent une telle crudité que l'indignation se peint sur la figure des autres clients, surtout d'un grand homme à barbe rousse qui semble dégoûté et que l'on devine cocu. Je ne puis m'empêcher de rire tout bas, et alors une grosse dame et son mari, braves gens, échangent avec moi des regards souriants. Elle comprend les choses et s'amuse comme moi de voir l'homme à barbe et la servante hérissés de pudeur. Un peu plus tard, passant dans le jardin, j'entends un piano expectorer en hoquetant la Sonate en ut dièse mineur, et par la porte entr'ouverte, j'aperçois le pianiste jouant à tort et à travers, tandis que ses deux compagnons, l'un couché à plat ventre sur une table et l'autre vautré dans un fauteuil, les jambes n'importe où, rythment de la tête et de la main les triolets immortels du grand Sourd...
Paris. -
Arrivé ce matin après un voyage étouffant. Cet après-midi, ayant promis de chanter au concert de l'Orphelinat des Arts, j'arrive à la Sorbonne. Au moment où mon taxi s'arrête, des soldats qui sortent m'accueillent avec des démonstrations joyeuses de sauvages : c'est la musique du 31e, sous-chef en tête. Poignées de mains, sourires, promesses de se retrouver au mois de septembre, etc.
Rien à dire du concert, qui est semblable à tous les concerts de ce genre, sinon qu'étant à Toulon, j'ai eu scrupule à manquer de parole et que j'ai avancé mon retour de vingt quatre heures pour venir y chanter trois mélodies, tandis que Mlle L... a " lâché " au dernier moment.
Rachel Boyer m'invite à dîner chez Ledoyen, où l'on célèbre par un dîner l'union de l'Orphelinat des Arts et de je ne sais quelle autre société présidée par Mariani, l'homme de la Coca. Il y a là, entre autres, le général Dodds, vieillard à la peau brune, au regard brillant, Paul Doumer à la fois jovial et taciturne et chez qui l'on sent de l'intelligence, de la dignité, etc., etc.
Je suis assis à table à côté d'Hortense Schneider ; conversation à bâtons rompus, et passionnante, pour moi, où l'illustre vieille déploie une animation, une jeunesse vraiment prodigieuses. Après le dîner, miousic, naturellement ! Hortense, électrisée, chante successivement (une octave plus bas) de nombreux morceaux d'Offenbach. Je retrouve dans son interprétation tout ce que je m'étais figuré : grande vérité d'accent et de sentiment, entrain, " diable au corps ". Épisodes plus ou moins comiques. J'aspire à un peu de repos, mais l'acteur D... ne me lâche plus, me racontant par le menu sa vie, ses essais didactiques, etc. Enfin, je m'en débarrasse et me voilà assis sur une chaise de l'avenue, respirant l'air chargé de parfums parisiens, de poussière et de passé qui circule lourdement de la Concorde à l'Étoile par cette accablante nuit d'été.
Ce matin, concours d'harmonie au Conservatoire. Nous examinons, d'abord avec soin, puis, la fatigue survenant, d'une façon plus hâtive, trente six devoirs, c'est-à-dire soixante-douze leçons écrites sur une basse et un chant tarabiscotés de Dallier, Fauré lit les journaux, cause avec Bourgeat, écrit des petits bleus, s'absente plusieurs fois, va, vient. écoute distraitement quelques mesures... Pourquoi en serait-il autrement, puisqu'on est d'avance décidé à accorder dés récompenses innombrables, puisque le mot d'ordre actuel est de lâcher à chaque concours une nuée de lauréats, comme des pigeons voyageurs, afin qu'ils aillent aux quatre points du monde attester l'admirable enseignement du Conservatoire ! C'est un bien mauvais calcul et je suis étonné de voir un grand artiste comme Fauré encourager cette tendance funeste. Au lieu d'un seul premier prix qui s'imposait, on en a donné quatre, dont un à un nommé E... dont la stupeur a été telle, quand on est allé l'appeler, qu'il a cru à une plaisanterie, et un autre à un nommé S... qui est, de l'avis même de Lavignac, le plus médiocre élève de sa classe !
A une vente d'autographes, cet après-midi, je vois avec un regret cuisant me passer devant le nez une lettre magnifique de Napoléon 1er, entièrement de sa main et où il donne impérieusement à un général l'ordre de prendre trois prisonniers ou, si les habitants refusent de livrer ces trois hommes, de piller et de brûler le village. Cette lettre, par son aspect, son contenu, son style, par son ensemble tout entier, est un des plus frappants portraits qu existent de Napoléon.
10 heures du soir. - Arrivée à Orléans, par un temps humide et noir. Je descends à l'hôtel Saint-Aignan, et j'y suis bien reçu par deux caissières aimables qui me prêtent un parapluie. C'est la foire, " la foire du Mail " - mais par la pluie qui n'a cessé de tomber, la pauvre foire n'a pas fait un bon début, me dit une des caissières. Je sors. Mes débuts à moi sont fort médiocres aussi. Ennui mortel.
Il fait gris, menace de pluie. Orléans est propre et sympathique. Je visite la maison dite d'Agnès Sorel. Statue et tableaux représentent la Pucelle. Rien de frappant, sauf un portrait du duc de Bourgogne, Jean le Bon. Quelle exquise laideur ! Quelle finesse ! Quelle tristesse mêlée de calme ironie et surtout quelle noblesse extrême dans l'étirement des traits ! Figure française entre toutes. Le gardien, bien que je sois tout seul, m'adresse l'appellation Messieurs et dames. On sent que s'il ne dit pas ça, il ne peut pas dire le reste. Je m'arrête à la maison de Jacques Boucher, où Jeanne coucha à son arrivée à Orléans. Habitée aujourd'hui par des soeurs. L'une d'elles me conduit à la petite pièce qui servit de chambre à la Pucelle. Je suis charmé. On a, en 1580, élevé là un petit bâtiment dont le plafond est une merveille. Des femmes nues montées sur des griffons, sur des chimères aux formes tortueuses, des entrelacs de fleurs et d'arabesques maniérées du style le plus sûr et le plus fou. Que de beauté dans les moindres modelés de ces corps indécents (que la religieuse contemple avec moi, disant : " C'est original, un peu ! "). On voudrait pouvoir emporter avec soi ce plafond de Ronsard, cette ballade de Jean Goujon.
Hôtel de Ville. - Deux femmes sortant à mi-corps de la pierre et soutenant les balcons sont d'une élégance charnue très plaisante. L'intérieur est abîmé par les restaurations et par les tapisseries dont on a recouvert les fauteuils, etc. Je demande au concierge : " Qui est le conservateur ? - C'est moi qui essuye, monsieur. "
Charmante promenade en voiture d'abord jusqu'à Olivet où je prends un petit bateau qui me porte sur le Loiret clair, gris et bleu, bordé de jolis arbres légers et de maisons élégantes retirées derrière de calmes pelouses, jusqu'au château de la source.
Je ne sais quels souvenirs de je ne sais quelles lectures se mettent à remuer dans ma tête... Voltaire... Lord Bolingbroke... Un gamin bavard et enroué me guide dans le parc jusqu'à la maigre source de ce joli fleuve où des perches et des brochets se croisent vivement.
Au retour je suis pris de la lubie d'aller visiter des maisons à louer. Je vois un chalet délabré et exigu puis une maison convenable mais non meublée et assez chère. Pourtant, tout feu tout flamme, j'engage le bonhomme à m'écrire des prix, etc. Je sais que c'en restera là, d'autant plus que déjà, en regagnant la ville et tandis que tombe le froid du soir je sens se calmer mon enthousiasme pour cette location.
Fête. - Cinématographe. - Fatigué et heureux de me coucher et de m'endormir en lisant un très intéressant ouvrage sur Jeanne d'Arc fait par un Dominicain, le Père H. Leclercq, " moine bénédictin de Saint - Michel de Farnborough ". Je le lis avec minutie. Tout m'y frappe et m'y plaît. Le réponses de Jeanne me transportent.
Ce matin, dans le bain, je continue à m'exalter sur Jeanne d'Arc en compagnie du Père Leclercq !
Puis, quelques courses. Je vais aussi à la recherche de la maison habitée dans sa jeunesse par Calvin je ne la trouve pas. Mais je trouve une sorte de petit mail pauvre et nu où il me semble voir passer la fine et grave silhouette de cet étudiant à l'œil de feu, aux joues tirées.
Dans une petite maison de la rue du Poirier, ravissante voûte du seizième bien conservée. Le motif d'ornementation, feuilles de vigne et petits amours, est tout à fait " bien trouvé".
Blois ! On se sent vivre cinq cents ans en arrière. La façade sur la cour de l'aile François 1er est d'une indescriptible beauté. Gaston d'Orléans n'hésita pas à la démolir en grande partie pour y substituer une construction, fort belle d'ailleurs, de Mansard. Ainsi, il trouvait ça laid ! Il avait du goût, pourtant. La coupole de Mansard est surprenante, mystérieuse, magnifique.
Le bâtiment de Charles d'Orléans - il en reste bien peu - est aimable comme lui, discret et harmonieux. Garde-robe d'Henri III. - Que d'élégance ! L'homme le plus élégant, le plus chic qui ait peut-être existé... Et ce petit cabinet où, dissimulé derrière un rideau, il attendait que Guise fût assassiné et d'où il sortit, effaré, dès qu'il entendit le bruit du corps tombant à terre ! Puis, redevenant majestueux " tel un dieu ", il s'approche du cadavre et de son pied fin et somptueusement chaussé, il touche le visage du mort.
Toutes ces galeries, ces voûtes, ces retraits ont la forme qui convient aux rendez-vous furtifs, terribles, aux longues réflexions solitaires, aux colloques sournois. Le luxe austère de Louis XII, l'éclat furibond des appartements de Catherine, la grâce de François Ier se fondent dans cet incomparable ensemble.
Mais la figure de Henri III passe, ombre plus saisissante, d'un mouvement lent et comme balancé, dans une tristesse et une distinction uniques. Son portrait est devant mes yeux ; habillé de noir, de satin et de soie, costume tour à tour brillant et mat, sur le dos une pèlerine raide de couleur brune, et sur la tête au front dégagé une petite toque noire ornée d'un beau joyau. Figure obsédante.
Cette tête de Ronsard me gêne. J'y vois le bel esprit, le lettré, l'homme de goût et de savoir, mais non le grand poète.
Rues de Blois, pittoresques. L'hôtel d'Alluye, ravissante tour du seizième ; belle cheminée abîmée par des imbéciles. L'église Saint-Nicolas a une belle façade ; mais je suis trop fatigué pour y entrer. L'église Saint-Louis, que je vois seulement de dehors, me fait l'effet des costumes de théâtre de Sarah. C'est du gothique fait sous Louis XIV. Rien de plus comique. Ce n'est pas laid, c'est drôle : c'est une mascarade à la fois pompeuse et timide.
Il y a une heure, j'étais las et aplati, sans une idée en tête et prêt à m'en retourner à Paris, pris d'un soudain accès de tristesse, Une tasse de café, une demi-heure de demi-sommeil, quelques pages de la biographie de Charles d'Orléans et une dépêche de maman m'ont retapé à tel point que brusquement levé du lit où j'étais étendu, je me harnache en cinq minutes et me voilà roulant avec fracas vers la gare ! Je serai à Tours dans une heure.
Dans le train. - Nous longeons une vallée " vert tendre " parsemée de bouquets d'arbres, voilée de verdures légères, dominée par des champs de culture aux belles couleurs. La Touraine est à la France ce que la France est à l'Europe : le centre, la zone méridienne qui participe à tout et de tout : il y règne une beauté faite de mesure et d'équilibre, la seule qui compte vraiment.
Tours. - Tours me laisse froid. - Cathédrale ; vitraux si beaux " qu'on a peine à croire qu'ils soient anciens ! " La façade est resplendissante d'orfèvreries. L'hôtel Gouin, une merveille. Place de l'Archevêché, j'ai un mouvement de stupeur : en face même de l'hôtel de l'archevêque, se trouve l'écriteau qui baptise cette place place Emile Zola. Je me représente la fureur du prélat. Plus grande encore fut-elle sans doute quand on le pria de sortir de sa belle maison. Des gens bien pensants ont écrit sur ces murs vénérables : " Volé par le Gouvernement. " Mon cocher me le fait remarquer, avec un sourire ambigu. A la fontaine de Beaune, assez joli monument du quinzième, un tout petit garçon veut remplir une bouteille et s'y prend avec tant de sagesse, de prudence et de drôlerie que je reste à le regarder en riant, ce qui ne le trouble nullement.
Me voilà à présent en voiture, roulant vers Vouvray.
Abbaye de Marmoutier. - Splendides jardins. - Le portail est émouvant (les Croisades). - Poétique emplacement de la terrasse sur laquelle saint Martin venait respirer le frais.
Le Repos de saint Martin. - Impression de vaste et lumineuse solitude. Un affreux pensionnat gâte la vue de ce bel endroit. L'air est délicieux ici, et embaumé de girofle.
Rochecorbon. - Vieille église paisible entourée d'arbres où des oiseaux chantent à tue-tête. Promenade dans Tours. Population morose et vulgaire. Des jeunes gens " élégants " qui se croient habillés à la dernière mode passent. en lançant aux femmes des regards protecteurs. Des militaires par centaines, abrutis ou pétulants.
J'entre dans un café-concert ; j'y vois des ombres chinoises commentées par un homme épais qui chante avec un horrible accent de Marseille des paroles appropriées sur des refrains parisiens. Je fuis épouvanté. J'entre dans un autre café, j'y entends une " Sélection " de Lucie de Lamermoor jouée par un violoniste à tête géniale entouré de musiciennes vêtues de blanc avec des rubans rouges. La hideur ne va pas plus loin.
Je rentre à l'hôtel. Je m'aperçois que j'ai perdu le stylographe que j'ai acheté dans la journée. C'est le deuxième depuis mon arrivée à Tours.
Amboise est beau et je regrette de n'avoir pu y rester qu'une heure. L'emplacement est tel qu'on croit voguer dans L'azur. Au fronton de la chapelle les figures de Charles VIII et d'Anne de Bretagne sont humaines. Je reste quelques instants devant le tombeau présumé de Léonard. Le guide et les autres touristes me gênent, pour me recueillir. Je prends le parti de passer outre. J'y reviendrai par la pensée !... L'extérieur du château est beau, exquis, - à l'intérieur je n'ai aimé que la montée de la tour par où accédaient les gens à cheval. On voit Charles-Quint, malingre, souriant et magnifiquement vêtu, arrivant avec sa suite, par cette pente, vers François 1er qui l'attend sous la colonnade.
Délicieux quinconce du dix-huitième (bien que le guide prétende qu'il n'a pas plus de quatre-vingts ans). Il y fait noir et frais comme dans une citerne. De loin je vois le Clos Luce, la maison où mourut le divin ; le parfait Léonard. Comme il devait, vieux et malheureux ; se plaire en ce bel endroit, si vaste et si doré ! Les oiseaux se croisant au-dessus des pignons du château lui rappelaient, sans doute, ses longues et Patientes études, à Florence et à Milan, sur le vol.
Déjeuner. - Nous partons en automobile pour Cheverny. - Beau château du seizième et dix-septième. Des restaurations affreuses ont enlaidi les plafonds, les portes, les murs. On y a mis des meubles hideux. On sent que le propriétaire actuel s'en fiche. Il passe tout l'hiver là, à chasser à courre. Le très intelligent valet de chambre qui nous guide dit. plusieurs choses des plus justes sur la laideur des restaurations. On devine qu'il a dû surprendre des conversations d'invités...
Chambord ! Le triomphe de la majesté architecturale. Versailles même n'a pas cette ampleur ! Épanouissement joyeux, dilatation gigantesque de la pierre !
A l'intérieur, je ne saisis pas bien l'ordonnance du plan enchevêtré. Mais une émotion joyeuse vous envahit dans cette salle où se joua le Bourgeois gentilhomme. Les comédiens n'avaient qu'une entrée, petite porte aménagée expressément. Pour faire une loge royale, on coupa un balustre ; on pendit des lustres au plafond. On revoit le va-et-vient multicolore de ces préparatifs.
Des portraits intéressants sont exposés. Racine par Rigaud, l'oeil vif et génial ; le duc de Montausier, admirable portrait de Rigaud ; une Mme de Maintenon terrible dans sa laideur de femme jadis jolie. Le grand Condé par Rigaud, fardé, vieux de visage et jeune d'allure. Sur les terrasses, autour des tonnelles, des merveilles d'invention décoratives, d'innombrables motifs, des ingéniosités, des artifices inimaginables et partout cet F obstiné, portant une couronne et comme enguirlandé - symbole de cette royauté de François, élégante, riante, naturelle comme un apanage divin. Mais je suis pris par la vie de Charles d'Orléans, mêlé. à celle de Jeanne d'Arc. Ces deux personnages me captivent, s'imposent à moi depuis trois jours.
Chenonceaux est beau, situé de façon incomparable, noble, digne et somptueux. Mais combien Chaumont le dépasse en grandeur et en force ! Chaumont est le plus beau château de la Loire, parce qu'il est complet, et que les Broglie semblent comprendre leur devoir. Restauration, ameublement, arrangements portent la marque d'un véritable amour.
A Ménars, j'ai admiré de beaux arbres taillés, un ravissant jardin à la française et une vue évocatrice.
En général, les femmes fatales, ces femmes pour qui on tue, on se tue, on vole, on se ruine, sont "excellentes musiciennes ". La Ternowska, l'héroïne du crime de Venise, est " pianiste accomplie ", " admirable musicienne ", et cela ajoute beaucoup à son irrésistible et funeste séduction. J'ai idée que si ma destinée m'avait mis sur son passage et si mon malheur avait voulu que j'en devinsse amoureux, il m'aurait suffi de l'entendre jouer du piano pour m'en détacher un peu d'abord, puis pour m'en dégoûter tout à fait. Car je suis sûr qu'elle devait jouer " avec sentiment ", " avec morbidesse ", en ne quittant jamais la pédale, les deux mains pas ensemble et toujours rubato. C'est là ce qui, pour les pauvres hommes romanesques et médiocres sur qui ces femmes lancent leurs épais filets, constitue " un admirable tempérament de musicienne ". Oui, médiocres, stupides même, ces trois hommes, l'avocat escroc, le gentilhomme confiant et l'officier assassin. Je comprends qu'on devienne fou d'amour pour n'importe qui, excepté pour une de ces femmes là : tout en elles est si toc, si faux, si usé, si rebattu ! Tout ce qui, en elles, charme les imbéciles, a traîné dans tant de mauvais romans et de pièces idiotes ! On se demande comment des hommes blasés, ayant vécu, lu, regardé autour d'eux, peuvent s'y laisser prendre.
Très bonne nuit. J'ai longtemps lu un volume d'articles de Lemaître. Quel dommage qu'il n'en écrive plus. A six ans, il marchait par le Mail, un livre à la main. C'est un des rares critiques pour qui les lettres aient été une vocation. Il est assez peu fréquent, ce me semble, que la vocation littéraire (je ne dis pas poétique), se manifeste de très bonne heure. Généralement, c'est par ricochet qu'on " donne " dans la littérature, pour l'avoir rencontrée sur son chemin en allant vers d'autres buts. Mais l'enfant qui, à seize ans, se répète avec admiration un vers, fût-ce l'un des plus médiocres de Casimir Delavigne, qui, à onze ans, se délecte à un conte de Nodier, qui à treize ans s'enferme pour lire Racine, celui-là est bien né pour les lettres et pas pour autre chose. Et dés lors, il est remarquable qu'avec cette disposition spéciale, particulière, il conserve dans son métier tant d'aisance et tant d'humanité normale, qu'il y demeure si homme, si semblable aux autres, si familier, si amusé... trop même, simplement un individu. Le défaut de cette qualité apparaît en ce que Lemaître a bien moins l'air d'écrire que de parler ses articles. Et la qualité de ce défaut, c'est qu'ils sont si persuasifs et si charmeurs.
Il y a des gens qui portent sur leur physionomie, qui présentent dès qu'on les aperçoit, les signes d'une mauvaise humeur native et constitutionnelle. Le garçon du wagon-restaurant, qui me sert un café au lait le fait de telle manière que je suis soudain épouvanté de ce que je lui ai demandé et que j'ai la sensation de l'avoir échappé belle. Chose étrange, il y a des femmes du monde comme cela. J'en connais et beaucoup. Passe encore quand elles sont irréprochables et croient avoir le droit, parce qu'elles sont vertueuses, de s'en venger sur leurs semblables. Mais certaines d'entre elles, qui ne dédaignent aucun agrément physiologique, sont tout aussi désagréables.
Avant-hier, à déjeuner chez le Grand-Duc Paul, j'ai eu l'impression que la comtesse Potocka disait des bêtises. Singulière créature. Elle ne sort de son trou d'Auteuil que pour asséner aux gens quelques fausses vérités déplaisantes, puis y rentre. Elle grogne contre tout, contre tous ; de temps à autre, elle décerne avec hauteur un satisfecit à un homme de mérite ou à un imbécile, puis reprend le silence comme on saisit une arme offensive. Elle met des robes et des chapeaux atroces, qu'elle illumine parfois d'un sourire ensorcelant. Elle est lamentablement engraissée et porte en toute sa personne un je ne sais quoi de démodé, de Maupassant, qui est aussi dans ses propos. Elle est demeurée la femme fatale de 1882. Quand elle a quitté la rue Chateaubriand pour s'installer à Auteuil, je lui ai dit " Attention, vous êtes trop méchante pour aller habiter aussi loin." Porto-Riche lui avait déjà dit un jour, assez durement : " Vous avez passé l'âge de la cruauté. " Pour moi elle a toujours été une amie parfaite et ne m'a jamais dit que des choses gentilles. Mais son anti-Dreyfusisme était bien agaçant. J'entends encore Lorencez, (2) qu'elle avait pris aigrement à partie, lui répondre en ricanant " Vous n'allez pas, Napolitaine et Polonaise, prêcher l'amour de la France au fils d'un général français ! "
Visite, sur sa propre demande, à Arthur Meyer. Il arrive, bas sur pattes, installé dans l'insolence, la voix pâteuse, le geste court. Il me prie d'intervenir auprès de Madrazo (3) pour obtenir qu'il fasse l'illustration promise. Il me parle de sa future bibliothèque " où il ne mettra que des chefs-d'oeuvre, les livres qui ont ennobli l'humanité... " Il ajoute qu'il y en a fort peu. " Oh ! j'ai cherché, allez ! depuis la Bible... " Et il me montre son exemplaire de Patrie, puis son Tacite : " J'ai demandé cette aquarelle à X... ; il a fait cette jolie chose grecque (sic). " Puis, comme il le fait toujours, il me met à la porte. En m'abordant, il m'avait dit : " Je vais, à, mon tour, vous demander un petit. service. " En effet, je l'avais prié, il y a quelques années, d'insérer une petite note dans le Courrier des Théâtres !...
Parti ce matin pour Angers où je dois rejoindre Sarah, qui s'en va en tournée. Je n'y étais pas venu depuis mon voyage avec Massenet. Que de souvenirs Sa fureur parce qu'il faisait froid dans la chambre de l'Hôtel du Cheval blanc, ses efforts pour allumer du feu dans la mienne, son refus de s'habiller pour le banquet, puis le charme qu'il y déploya... Belle ville ennuyeuse malgré sa cathédrale où pourtant j'ai pris plaisir aux tapisseries accrochées sur la pierre grise et qui, malheureusement, figurent ces ennuyeuses scènes de la Passion, si peu correspondantes à leurs fines et vives couleurs ; malgré son château farouche et formidable, campé lourdement sur une colline et dardant les petits yeux noirs de ses meurtrières vers l'horizon comme pour y chercher la trace évanouie du passé, malgré son " mail " spacieux, qui n'a de mail que le nom et qui est bel et bien un jardin public tarabiscoté où l'on vient le soir respirer en écoutant " un de ces concerts riches en cuivre " (celui de ce soir était bien médiocre) : malgré, enfin, la poésie des Ruines Toussaint, sorte de Jumièges en réduction, mais plus pénétrant ; malgré tout cela, je mourrais de tristesse ici.
Sarah arrive en auto à 6 heures, ne fait que passer à l'hôtel, se rend au théâtre où je l'accompagne. Elle est belle dans son manteau noir, et sans son maudit genou qui lui rend la marche si pénible, elle aurait magnifique allure.
Le Mans. - Qu'elle est française, cette vieille ville où nous arrivons en auto par ces belles campagnes si variées, si charmantes, après avoir déjeuné fort passablement en route. A chaque tournant on rencontre un vieux portail mélancolique, un petit pignon malicieux. La cathédrale, entourée de feuillage, semble posée sur une colline et domine une promenade aux grands arbres rêveurs. Chez un antiquaire je vois des choses peu coûteuses et tentantes, que j'achète.
On joue ce soir la Dante aux camélias. J'y figure au premier acte dans le rôle improvisé de Nathaniel. Ce souper ! Ce canard en carton, ce champagne chaud et aigre ! Et Sarah au milieu de tout cela, divine sous ses faux bijoux.
Ce matin nous sommes sortis en auto par un beau temps gris et par moment ensoleillé. Elles sont belles, ces campagnes où les châteaux sortent soudain d'un tumulte de feuillages ; et ces cours d'eau joyeux dans la paisible majesté des prairies !
Arrivée à Tours par une pluie battante. Épisode comique de l'entrée au restaurant Curassier où je conduis Sarah, où il nous faut accéder en grimpant sur un toit et où nous déjeunons gaîment. Arrivée à Bourges assez tard. Fausse arrivée à l'hôtel de Paris où l'on nous déclare qu'il n'y a pas de chambres, ce qui n'est pas vrai. Mais le patron ayant eu à subir jadis la colère d'Ullmann (4), ne veut plus héberger Sarah à qui il demande, pour plus de sûreté " de lui rappeler son nom ", ce qu'elle fait d'un ton sec : " Sarah Bernhardt. " Mais à l'hôtel de France, on nous accueille avec un empressement admiratif, et des bougies. Eugène (5) est scandalisé de ces choses primitives ; peut-être qu'étant natif de Bourges, il se sent humilié. Moi pas, et je regrette, dans cette auberge, les chandelles. Un " petit tour " avant le dîner. Maison de Jacques Coeur. Chaque fois que l'Orient se mêle à une aventure du quinzième siècle, il en résulte quelque chose de beau. Je me trouve soudain devant la cathédrale : admirable rencontre ! Massive et hautaine majesté. J'ignore le style gothique et son histoire ; mais ceci est d'un style qui réunit harmonieusement et avec une sévérité arbitraire le roman et le gothique ajouré.
Je me promène dans le ravissant jardin de l'évêché, aux buis taillés, aux allées symétriques, qui domine un faubourg. Je crois distinguer une foire où immédiatement. je projette de me rendre dans la soirée, ce que je ne manque pas de faire, malgré la pluie fine. Une foire splendide, éblouissante. Des toboggans, des manèges ornés de glaces, pleins de lustres tintinnabulants, une foule tumultueuse. Tous les soldats, tous les employés, toutes les demoiselles, toutes les grosses mères, tous les ouvriers de fabrique, tous les enfants pouilleux de la ville ! Pourtant j'entends un sous-officier qui trouve, en roulant les r que " ça manque vraiment d'entrain ". J'erre au milieu de tout cela et malgré " la joie vile et le geste brutal ", je m'y plais et m'y amuse...
Je reviens au théâtre, jette un dernier regard à la maison de Jacques Coeur et rentre, après le spectacle, avec Sarah. Eugène (5), qui a assisté à la représentation, déclare cela (la Dame), très gentil, très touchant. Souper assez bon. Nous rions et plaisantons. Sarah est si jeune, et si contente dès qu'elle sent un ami auprès d'elle ! A 2 heures je la quitte, et vais, non me coucher, mais m'étendre sur mon lit, que je quitte effaré à 6 heures quand Eugène, en retard, confus de l'être et prenant un air calme pour le dissimuler, vient me réveiller. Départ pour Paris.
Je retourne à Bourges. Seul dans mon compartiment je me mets à l'aise. J'ôte mon col ; mais étant descendu deux minutes à Vierzon, je retrouve le compartiment encombré de fusils et de sacs. Et qui vois-je entrant et se préparant à s'y installer ? Le duc de Maillé avec qui me voilà causant. On dirait Reyer jeune : mêmes grognements de bonhomie, même impassibilité de regard, même pipe, même moustache. Il me dit qu'il va " chez lui ", chez " la maman ", que les " pauvres gens de la campagne " ne pourront pas " s'en tirer avec ce sale temps ", qu'il a vu à l'Opéra mon ballet " très joli, très joli", tout ça sur un ton paralytique de vieux de la vieille, l'oeil fixe, le sourcil levé, les doigts occupés à bourrer une bouffarde. Je tremble en pensant au long trajet, mais il tire un livre de sa poche, s'assied et m'oublie : je l'imite. A Bourges, une poignée de main, quelques mots et en voilà pour longtemps.
Bourges. - Hôtel de la Boule d'or. Je vais revoir la cathédrale dont le porche me charme par son caractère de franchise et de jeunesse, et le beau jardin de Le Nôtre.
Quoi de plus charmant que les deux cheminées de la salle des Gardes dans la maison de Jacques Coeur ! Ces femmes en hennin à la fenêtre ! surtout celle de profil ! Les attitudes des assiégés dans les créneaux ! L'effort de la femme qui élève un moellon au-dessus de sa tête ! Les anges de la chapelle sont divins ; mais quel démon a incité Viollet-le-Duc à passer par là ? Il a peint, repeint et gâché les murs de la petite chapelle si belle et si intime, avec, de chaque côté de l'autel, ses deux retraits pour le maître et la maîtresse du logis. Quand j'entre à l'hôtel Lallement " pour visiter ", un ouvrier vêtu de velours, l'air intelligent, pénètre derrière moi. Le concierge le toise. L'homme dit : "Je croyais que c'était public. " Le concierge lui dit : " Mais non, " et l'homme fait demi-tour. Mais moi, toujours bête, je dis au concierge : " Si cet homme veut visiter, laissez-le, je paierai son entrée. " Je croyais reconnaître un ouvrier d'art et pensais qu'il aurait plaisir à voir de près la belle maison. Le portier le rappelle "Si vous voulez visiter avec nous... " Il revient, visite " avec nous ", et par ses questions stupides, sa vulgarité, son inconsciente muflerie, accroît en moi cette haine organique de la " canaille " dont j'ai souvent. essayé de me guérir, mais que je suis désormais décidé à ne plus combattre. Voltaire avait bien raison.
Malgré l'assertion générale l'hôtel de la Boule d'or n'est pas un lieu gastronomique. Oh ! non...
Long moment passé après le dîner dans la petite cour de l'hôtel à contempler la lune qui, suivie d'une seule étoile, comme une reine qui pour une promenade n'emmène qu'une de ses dames, descendait lentement derrière les maisons. Calme et repos. Des gens, allant et venant, ne faisaient qu'accentuer le silence de cette petite ville, coupé cependant par une retraite aux flambeaux.
Serais-je bien là pour travailler ? Je m'y sentirais peut-être trop seul.
Toulouse.
Impression d'abord confuse qui peu à peu s'aiguise. Je crois être à Alger. Un agréable débraillé frappe tout d'abord, mais c'est le 14 juillet et il est difficile de reconnaître la véritable physionomie de la population.
Mes premières sensations artistiques, pour parler comme ceux qui n'en ont pas, sont médiocres. Saint -Sernin, les Archives du Capitole, tous ces bâtiments en petites briques rouges restaurés par Viollet-le-Duc de cette manière consciencieuse et déplaisante qu'est la sienne, me rebutent.
Le Capitole a grand air ; avec ce rose marié au blanc chaud de ses pierres ; vrai palais du Midi, point solennel malgré son vaste déploiement. On sent que ces capitans devaient être des gens assez frivoles et par cela même redoutables.
Admirable cour Renaissance où le Vert-Galant fait assez bien ; il avait du chic en armure. Une revue rapide de certaines façades, ensuite un regard sur la Garonne. Je monte chez moi, sommeille deux heures et me rhabille.
Je sors et il fait toujours aussi chaud. Les rues sont bruyantes, mais rien de canaille. A chaque geste, à chaque inflexion de voix, à chaque mot prononcé (et prononcé, quoi qu'on dise, avec perfection, si ce n'est en ce qui concerne les voyelles longues, ignorées de ces gens-ci), on sent qu'on est chez de très proches parents des Romains ; ceux qui roulent les r ont proprement l'air de parler latin, ceux qui ne les roulent pas sont quand même Romains ; on retrouve le ton de Montaigne. Et, ce qui est bien reposant ; on n'entend pas d'argot. Aucun de ces affreux " j'comprends ", " penses-tu ! ", toutes ces ignominies dont " l'esprit parisien " fait maintenant ses délices. Il y a du calme chez ces gens-ci ; leur chaleur est toute en gestes ; leur parole ne perd jamais l'équilibre ; qu'on entende parler deux maraîchères ou deux de ces jeunes étudiants qui passent, des livres sous le bras, sérieux et joyeux, c'est toujours la même propriété de termes, la même tranquillité. Certes, les e muets finaux sont un peu excessifs, mais l'excès contraire est-il plus agréable ?
Il y a de la bienveillance dans cette population ; pas d'acrimonie, un peu de moquerie peut-être, mais rien qui sente la blague, la gouaillerie insolente.
Après un dîner succulent, me voici de nouveau place du Capitole où il y a bal et illumination. Les petits squares aussi sont illuminés et de très jolie façon. Des traînées multicolores ont été posées à la bordure des pelouses et donnent une vive lumière qui attire le regard à terre, tandis que dans les arbres on n'a mis que quelques lampions, rappel, écho de l'irradiation d'en bas.
Au Capitole, on danse sans grâce au son d'une fanfare, en chapeaux panama. Et soudain je vois à vingt centimètres de moi, perdu dans un rêve administratif, Pedro Gailhard en personne.
Lui, à Toulouse ! c'est comme si l'on rencontrait Hannibal à Carthage ou, plus simplement, Tartarin à Tarascon. Je n'hésite pas : " Bonjour, monsieur Gailhard. " Un haut-le-corps, une stupeur, une éruption volcanique : tels sont les effets de ma petite phrase. Jusqu'à minuit, il m'a tenu, à pied, en voiture, arrêté, marchant, debout, assis, à me raconter des choses, car la conversation de Gailhard, c'est une suite de récits. Il faut avouer qu'il raconte admirablement et qu'il a des histoires bien amusantes pour qui s'intéresse au chant et aime le théâtre. Une mémoire infinie, une grande expérience des bas-fonds de l'art ; c'est un kaléidoscope simpliste et coloré. Avec cela un don d'imitation prodigieux qui relève sa narration, une grande facilité dans l'invention des métaphores, une voix dont les roulements s'épandent en nappes ronflantes au-dessus de la foule et qui, dans le silence de certaines rues pleines d'échos, fait un bruit de tonnerre anodin. Mort de fatigue, je le reconduis chez lui et il m'invite à déjeuner pour demain.
Ah ! ces jolis, ces beaux hôtels de la Renaissance ! Courtes et substantielles rêveries dans de vieilles cours, devant des frontons sculptés, dans des chapelles, sous l'admirable palmier de pierre qui surmonte le choeur de la chapelle des Jacobins et que le concierge, artiste comme le sont seulement dans le Midi les gens du peuple, me vante avec éloquence. Je n'avais jamais entendu parler de Nicolas Bachelier. Un très grand artiste chez qui le sentiment du charme féminin est de qualité particulière ; son imagination est riche, son adresse miraculeuse. Partout où il a passé ici, il a laissé les marques d'un génie remarquable.
Déjeuner chez Gailhard. Déjeuner maigre, à cause de son beau-père " qui est très religieux " (mais qui n'en a pas moins un langage quelque peu salé).
Jeûne fort savoureux d'ailleurs : excellents hors d'oeuvre, melon " délectable " (selon l'expression de Gailhard), des goujons de la Garonne, une morue savoureusement accommodée par la servante " accorte " que le vieux dévot rabroue et bouscule, des cèpes comme on n'en a jamais mangé, des fraises, un vin blanc très frais. Quoi de meilleur ? Auparavant, Gailhard m'avait fait visiter sa maison ; une longue station dans les W. C., installés en salon de lecture et dont il faisait avec admiration fonctionner les prodiges hydrauliques, fut d'un comique extrême. Le déjeuner n'a été encore qu'une suite d'histoires...
J'entre au Musée ; je vais devant moi, et je me trouve dans un lieu divin : un petit cloître aux arcades légères, d'aspect mauresque, se déroulant autour d'une cour encombrée de verdures, de statues, de fontaines cachées sous le feuillage ; fraîcheur, douceur... Je décide immédiatement de retarder mon départ jusqu'à demain. Je veux passer quelques heures à travailler dans cet endroit délicieux.
Oui, mais il y avait des visiteurs, du soleil et je n'ai pas pu travailler du tout, bien que j'eusse, exprès, mangé frugalement et bu seulement de l'eau. Enfin, j'ai quand même esquissé le chœur des jeunes filles de Nausicaa : j'en ai arrêté le plan.
Le musée contient beaucoup d'horreurs modernes (je ne parle pas des oeuvres de Falguière où il y a vraiment bien du talent et de la grâce, ni même d'un groupe de Marqueste, Persée et Méduse, vraiment adorable) et certaines oeuvres anciennes superbes, notamment des statues en bois peint, grimaçantes et inutilement réalistes, mais d'une merveilleuse somptuosité d'accoutrement, et des tombeaux empreints d'un sentiment profond.
Longues stations dans les cafés, au Capitole, dans les allées Lafayette, au coeur du paisible tumulte toulousain. Mais le bruit, la gaîté de Toulouse n'existent que dans l'imagination de ses habitants, qui sont vraiment d'inépuisables inventeurs dès qu'il s'agit de leur ville ! Pas de grande ville plus calme. A part trois ou quatre cafés qui ferment tard, rien dans les rues ni nulle part que des groupes tranquilles de gens qui causent avec un murmure chantant. De théâtre, point, en cette saison ; quelques cinémas que je devine vides, un café-concert où je n'ai pas envie d'aller, et, vers 9 heures, des cris de marchands de journaux ; voilà. La place du Capitole, le soir, est bien ce que j'ai jamais vu de plus morne et de plus silencieux. Les jardins publics, le " Grand Rond ", la place Lafayette sont hantés par des gens paisibles ; beaucoup de jeunes employés qui parlent de leurs affaires avec bonne humeur, des étudiants qui, par groupes, dissertent de leurs examens. Des femmes, peu et très simples ; mais on voit de jolis visages. L'accent toulousain n'a rien de vulgaire. D'ailleurs la vraie vulgarité vient du Nord.
Mystères et Aventures, de l'excellent Conan Doyle ; fort ennuyeux. Mais ce qui ne l'est pas, c'est un article de Brunetière sur les classiques (admirable définition et dont on ne peut plus s'écarter dès qu'on l'a approchée) et un autre sur Voltaire et Rousseau. Dans cette ville si sympathique où l'on sent un fond de bonté, a donc pu s'accomplir cette iniquité, l'affaire Calas ! Légèreté ? Fanatisme ? Qui sait si aujourd'hui encore elle n'aurait pas lieu ? Partout l'on voit: " Vive le roi Louis-Philippe ! A bas la République ! Vive Liabeuf ! On acquittera Duez et on le décorera comme Dreyfus ! " Voilà où ils en sont encore ! Et à deux pas de Montauban, la fière petite ville calviniste !
A 8 heures et demie, conduit par un chauffeur qui est à lui seul toute la Garonne et tous ses affluents, je. file, par une chaleur cuisante, vers Montauban où le musée Ingres m'attire ; voilà des années que je rêve d'y aller. Quel trajet ! Il n'y a pas de "montagnes russes " qui procurent de pareilles secousses ! Une heure et demie de bondissements saccadés et me voilà à Montauban, petite ville triste, brûlante et poussiéreuse, entourée de campagnes plates. Comme le concierge du musée Ingres est sorti, je fais par la ville un tour de sight-seeing, sans conviction. Tout d'abord, épouvante, effarement devant un affreux groupe de Bourdelle qu'on a osé placer en face du musée Ingres !
Quel manque de goût et de considération envers une mémoire auguste ! Placer cette chose bestiale au seuil même du temple où le grand Dessinateur a voulu que fussent réunies les chastes matérialisations de son rêve linéaire !
En me promenant dans cette petite ville, je m'émerveillais de ce caprice du hasard qui a voulu que là, plutôt qu'ailleurs, soient nés, se soient formés l'oeil le plus aigu, la plus infaillible main qui peut-être aient jamais existé.
Je visite, je visite ! Je visite la place de la Nation aux doubles arcades massives où l'on brûla des centaines de calvinistes, l'église, fort insignifiante, la " Maison du Sénéchal ", occupée aujourd'hui par un tapissier affable qui m'en fait les honneurs en déplorant que l'on ne veuille pas la lui acheter et me recommande d'admirer les gargouilles de la cour et les solives de la voûte, qui me laissent froid comme glace.
Et enfin, me voilà dans le musée Ingres, conduit par un vieux concierge assommant dont les explications m'agacent. Quel désordre ! Quel fouillis dans cette première salle où, au milieu de tableaux insipides trône le Jésus enfant au milieu des Docteurs, l'un des derniers tableaux d'Ingres. Jésus n'est pas " trouvé ". La pose est disgracieuse, le visage n'est pas beau, mais dans la foule des prêtres stupéfaits, pensifs, inquiets, on sent le grand maître. Il y a aussi le tableau inachevé du Rêve d'Ossian. Au premier plan, Ossian, terminé, dort dans une pose trop savante et dans un flot lourd de couleurs vilaines mais les figures du fond, qui ne sont pas achevées, ont une poésie langoureuse et noble.
Dans la petite salle voisine où l'on a réuni les tableaux qu'Ingres avait dans son atelier et toutes sortes d'objets familiers, sur un chevalet une petite toile admirable : trois têtes, pas plus, trois projets très poussés pour le Jésus et deux des docteurs du tableau. Ici le visage de Jésus est exquis et d'une exécution supérieure à tout ce qu'Ingres a jamais fait en peinture...
Paris. -
La suffisance des jeunes artistes d'aujourd'hui est stupéfiante. Ils parlent d'eux-mêmes sur un ton d'admiration cynique ; ils disent de leurs productions : " C'est beau, n'est-ce pas ? " Ils ne mettent pas en doute leur génie. Ce n'est pas une affectation, ce n'est pas de la prétention, c'est une effusion toute simple, quelque chose de naturel qui se développe en eux comme la puberté. Nietzsche est au fond de cela ; quelques-uns l'ont lu, la plupart ne l'ont pas lu, mais en ont respiré sans s'en douter l'arôme grisant. Et, comme ils sont mufles, ils étalent béatement leur orgueil. Mais tout " nietzschéens " qu'ils sont, ils ne savent pas, ou ils oublient que leur maître a dit : " Ne pas parler de soi, c'est une hypocrisie, " car Nietzsche était fort bien élevé, et de plus, il avait dressé son âme à tout mépriser. Tandis que les jeunes gens d'aujourd'hui ne méprisent que ce qui est étranger à leur ambition ou à leurs intérêts.
J'ai déjeuné avant-hier avec X..., qui est, sans contredit, un esprit rare. Il n'a cessé de parler de soi durant tout le repas. De l'autre commensal, c'est-à-dire, dans l'espèce, de moi, il ne fut pas question une seconde ; cela m'a frappé comme prodigieusement impoli.
Le soir, j'ai lu avec Marcel des pages des Mémoires d'Outre-tombe. Combien le ton diffère chez cet orgueilleux-là et quelle noblesse émane de ses soliloques ! Dès qu'on lit un paragraphe de ce merveilleux livre, les cancans de Lemaître sur Chateaubriand s'effacent, ainsi que ses petits sarcasmes.
On sent, d'ailleurs, dans ces dix conférences de Lemaître, et malgré la feinte déférence, qu'au fond il préfère Meilhac et Halévy.
La belle T... a couvert d'affiches colossales tous les murs de Paris. Elle donne deux concerts de danse (?) avec le concours de Vincent d'Indy (mais oui !), de F. Schmitt, de Paul Dukas (oui, encore une fois) et de Ravel, si enclin à l'ironie pourtant. Il y a des costumes de Piot, de Dresa, de Dethomas. Des fanfares spécialement composées par les quatre musiciens annonceront (comme à Bayreuth) la fin des entr'actes. Je pense qu'il y aura des tapis, des tentures, des programmes " artistiques ", un orchestre splendide. Et il y aura un peu de danse aussi...
Dîné hier soir chez Pierre Decourcelle, qui m'a montré ses nouveaux achats : un Hubert Robert important, sorte de feu d'artifice aquatique d'une pâleur délicieuse ; un Tiepolo d'un sentiment plus profond que d'habitude, d'une couleur telle qu'on voudrait réduire le tableau et le monter en bague ; une tête de David, des petits dessins de Guardi (l'un surtout représentant l'hôpital avec la statue de Donatello où il semble que les pierres elles-mêmes de l'édifice participent à l'existence animée, brillante et frivole de la Venise d'alors). Mais de tous ces achats, celui qui m'a plu davantage est un petit tableau de Steinlen représentant un couple faubourien, jeune ouvrier maigre à la figure un peu flétrie, jeune fille blonde qui ne mange pas tous les jours, mais exquise sous sa pauvre robe ; ils s'embrassent éperdument dans un coin de rue à peine éclairé, avec toute l'insouciance du désir, toute l'imprévoyance d'une jeune sensualité aveugle ; et on les sent déjà menacés par la vie. Tableau impressionnant et qui pourrait s'appeler aussi la Danse de l'amour et du danger (6).
L'art n'atteint un grand degré de puissance expressive que lorsqu'il imite la vie. Elle seule offre une manifestation assez directe des sentiments et des idées. C'est à elle que l'art doit emprunter sans cesse ; et la signification des images est plus forte en proportion de la plus grande ressemblance qu'elles ont avec la vie. Cette théorie ne tend pas à glorifier le naturalisme ; c'est tout le contraire que je veux dire ; il n'y a pas besoin d'insister sur ce fait que les oeuvres d'art destinées à reproduire la vie doivent s'en inspirer directement ; mais celles qui interprètent les choses les plus abstraites de la pensée et du coeur ou même les mystères divins ou poétiques, sont encore tenues d'avoir recours aux formes de la vie. Pourquoi, malgré ses dons merveilleux de peintre et de poète, avec son intelligence, sa magnifique imagination et les sublimes sujets qu'il traite, Gustave Moreau ne parvient-il, le plus souvent, qu'à étonner, à charmer, à intéresser et ne parvient-il pas à émouvoir ? Parce que son dessin, qui est évocateur, n'est jamais vivant.
Villers-sur-Mer. - Je suis tout près de la mer. Un gros nuage noir vole lourdement au-dessus de la petite ville qu'il terrifie et qui se blottit au pied de la falaise.
Deauville, le soir. - Le silence, qu'il est si difficile de trouver, c'est peut-être près de la mer qu'il existe. Le bruit continu des vagues, semblable à la rumeur de l'humanité, ne trouble pas le silence et, même, il y ajoute.
Il n'y a qu'un instant, les flots murmurants ont commencé à élever la voix comme pour des cantiques, parce que le soleil dorait légèrement l'horizon, ainsi qu'il le fait quand il se prépare à s'endormir magnifiquement dans sa splendeur. Mais il a cessé de rayonner, s'est enveloppé de nuages et de brume ; et soudain, la mer assombrie a repris son triste et monotone bourdonnement. Au loin, je vois s'éclairer la côte du Havre ; elle prend des airs de Cyclade.
Après que le soleil s'est couché, la nature, tout imprégnée de lumière, continue de refléter son rayonnement.
Le Tasse de Godard est une belle oeuvre. Ce soir, je m'en remémorais les plus beaux fragments. J'y trouve tout ce que j'aime, à part certaines délicatesses incompatibles avec cette sorte d'élans lyriques. Je voudrais avoir écrit tout cela.
Le premier tableau est tout entier délicieux et beau. Le second aussi, excepté la chasse. Le monologue fiévreux du poète est empreint, vers la fin, d'une séduction profonde. Toute la scène du couvent, à partir du choral, est poignante ; la phrase de Sorrente est adorable. La scène entre le Tasse et Cordélia est très belle, vivante, chaude, d'un lyrisme sans excès. Même l'air de Cordélia qui n'est pas parfait, contient de jolis détails. L'acte de la fête chez le duc est en entier fort mauvais et dans celui de la prison, il faut laisser de côté le choeur triomphal. Mais tout le reste est émouvant et poétique. La fin est admirable avec les lamentations sur le cercueil du Tasse et la phrase merveilleuse : " Tu t'en vas avant l'heure. " Je ne parle pas de l'air du Tasse au milieu des champs ni du choeur des bergers qui sont parmi ce que je connais de plus beau en musique.
Le comble de l'art, ce qui dénote vraiment la perfection, c'est de savoir parfois mettre la pensée au service de la technique, sans qu'il y paraisse.
Sainte-Beuve fait toujours mes délices. Il me semble que personne n'est plus intelligent, n'a le coup d'oeil plus fin et plus sûr, une plus libre raison. L'élasticité de son esprit m'enchante et c'est bien ce mot-là qu'il faut employer, car non seulement il se plie à tout, mais il s'étend à tout. Il est aussi attachant sur un roman de Mme de Staël que sur les Croisades, parle aussi bien d'une bataille de Napoléon que d'une lettre de Voiture ou d'une tragédie d'Eschyle.
Que de gens, que de musiciens ignorent l'art d'écouter de la musique ! C'est bien l'art qu'il faut dire, car c'en est un qu'il est nécessaire de connaître à fond. Le premier devoir pour quelqu'un qui entend de la musique, c'est de manifester, non seulement après mais pendant l'audition. L'impassibilité que certaines personnes observent par caractère et d'autres par respect, est insupportable. Il faut montrer constamment que le coeur et l'esprit ont saisi. Il y aurait tout un traité à écrire là-dessus, suivi d'une apologie de la claque.
La musique de chambre sous forme de simple quatuor à cordes est foncièrement incomplète ; c'est une combinaison qui exclut la souplesse ; chaque partie est une assise. En admettant que l'une de ces parties mette dans l'ensemble une mobilité fugitive, ce ne sera jamais qu'un chant accompagné ; si deux parties s'émancipent, ce sera un duo accompagné ; et si trois, il n'y aura plus assez de basses ; et si les quatre se meuvent ensemble il finit par en résulter de l'instabilité. (A développer.)
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Dessins du Louvre. - Léonard de Vinci : Buste de femme (N° 390). - La matière prend une grande poésie lorsqu'elle s'enveloppe d'un tel mystère. De quoi est fait ce dessin ? Qu'est-ce que cela ? D'où viennent cette transparence d'agate, ce ton d'ivoire ? Ce regard incolore et lumineux pourtant, et triste, si vivant, si doux, et profond, comment est-il fixé là ? De quels crayons, de quel mélange s'est servi le sorcier ? Je vois bien qu'il y a là des piqûres d'épingle traçant le contour de la tête, du visage, du buste voilant le tout d'un imperceptible semis, que cet oeil captivant est teinté d'un gris léger, que cette main est une main véritable dérobée à un tombeau royal, qu'un filet d'or ténu borde le corsage, je découvre bien sur ce papier qui semble avoir ouvert ses veines, offert son sang, la trace de pratiques particulières, inaccoutumées... Ces secrets sont morts avec Léonard et quand nous voulons les pénétrer, nous sommes cloués dans notre incertitude par des regards souriants, défis doux et inflexibles à l'audacieuse curiosité des hommes.
Le Devin du village (J.-J. Rousseau). - Il est plaisant de voir comment un homme de génie est petit garçon quand il s'attaque à la musique. Rousseau avec tous ses préceptes, toutes ses opinions, impérieusement énoncées, n'est, lorsqu'il s'avise de composer, qu'un très médiocre amateur ; c'en est touchant. On s'aperçoit de sa maladresse jusque dans le contour des mélodies ; pourtant il y a un petit grain d'invention dans les couplets : " C'est un enfant. "
Ninette à la cour (Duni). - L'italien transparaît à travers le français avec un certain legato plein de style, au fond des moindres idées.
Le Christ au mont des Oliviers (Beethoven). - Quel plate et ennuyeuse machine ! Quoi ! le génie a-t-il donc le droit de si peu distinguer ce qui est beau de ce qui est franchement détestable ?
Le Roi et le Fermier (Monsigny). - A travers les naïvetés de forme et les tics de cette musique, on sent ici un artiste autrement doué que Grétry, si intelligent mais si piètre musicien. Monsigny a le jet, l'étincelle, la sensibilité vite éveillée. Il y a des endroits délicieux dans cet ouvrage ; quel malheur qu'il soit si inégal et le livret si fade ! Le trio des femmes filant, écrit avec plus d'habileté, pourrait être un chef-d'oeuvre. Le petit air de Betsy : " Il regardait mon bouquet ", est touchant à force de charme.
Haydée d'Auber (1847). - Malgré le mauvais goût et toutes les autres tares qui apparaissent dans cet ouvrage, comment ne pas comprendre l'immense succès qu'il a obtenu ? J'ai beau goûter peu Auber, sa tournure d'esprit., sa manière et tout ce qui constitue sa personnalité, il m'est impossible de ne pas lui trouver un peu de génie.
Cette robustesse de la veine mélodique, cette continuité dans le mouvement et cette notion de l'effet dramatique (presque toujours grossière mais évidente, incontestable), sont des traits qu'il est impossible de méconnaître. La dernière scène du premier acte est, si l'on se place à certains points de vue, une belle chose. Le la bémol persistant à la voix pendant que le motif joyeux prédomine à l'orchestre, n'est qu'un détail sans doute, mais révélateur d'une aptitude dramatique exceptionnelle ; car il a fallu qu'Auber fût bien " empoigné " par la situation pour violer à ce point le goût de son époque, lui si routinier, si bourgeois, si attaché aux habitudes dont il était à la fois le créateur et le représentant. D'ailleurs, je trouve toujours qu'il réussit mieux les passages " dramatiques " que les autres et que sa gaîté est très inférieure à son sérieux. On ne saurait nier non plus qu'il fût habile musicien. Pour son temps et dans son milieu, il était même remarquable. La manière dont est établi le final du second acte, ménagée et amenée cette sorte de valse dont le motif me déplaît mais dont la gloire m'impose et certain élan mélodique et harmonique du passage : " Reine de l'Adriatique ! " montre qu'il était vraiment musicien.
Toutes les barcarolles, chansons de gondolier, etc., sont affreuses, plates, vulgaires et inexistantes, cela pue la rue Le Pelletier. Quant au duo de Loredan et d'Haydée, si j'étais capable de l'écrire, je demanderais au ciel de m'en empêcher, mais je ne puis nier qu'il y règne un mouvement, un lyrisme agité et une apparence de sincérité qui entraînent. La phrase d'Haydée (que Montégut (7) aimait tant), a du feu et quelque beauté mélodique, surtout vers la fin où le do dièse de la basse lui donne un regain de vie.
Au Louvre. - Quel parti charmant ces Italiens ont su tirer des guirlandes ! Ils les emploient comme allégeant. Idée ingénieuse que celle de rendre une chose plus légère en la surchargeant. (Fragment du tombeau du pape Paul II, par Mina da Fiesole.) Ce système-là a son équivalent en musique et les compositeurs de goût, au dix-huitième siècle et tout au commencement du dix-neuvième, ont donné de la grâce légère à certaines phrases en les agrémentant. Encore aujourd'hui, que l'usage des fioritures a disparu, une petite note, un groupe rapide bien placés produisent encore cet effet d'allégement, comme ôtant du poids à un fragment mélodique.
Arts décoratifs. - Le boudoir du château de Rambouillet. Petit chef-d'oeuvre. Seuls, les Orientaux ont approché de cela, ont soupçonné le secret de cette fine richesse ornementale.
Harmonie merveilleusement douce de la tapisserie d'un fauteuil Louis XV. Des pivoines, des lilas, des anémones et des roses. L'oeil est tendrement caressé par ce fondu de mauves où se détache discrètement un peu de pourpre et de jaune. Dans une vitrine, une petite potiche de Chine, jaune, a l'éclat et la fraîcheur d'un beau fruit.
Hier, aux Folies-Bergère, un athlète énorme aux bras monstrueux, après avoir soulevé des poids de quatre-vingts kilos, saluait le public avec un sourire maniéré en envoyant des baisers du bout des doigts comme une ballerine. Il y avait aussi une maigrichonne déprimée, qui un quart d'heure durant, a soulevé de terre à bras tendu des choses inconcevables : une table avec un homme assis dessus, une planche supportant des tonneaux, un tonneau sur lequel était placé un cône sur lequel était posée une bascule sur laquelle était assis un homme.
En relisant le récit de la mort de Pascal par Mme Périer, j'ai été frappé de ses similitudes avec celui que m'a fait Magdeleine Godard de la mort de son frère. Les différences mêmes entre les personnages et toutes les circonstances rendent plus frappantes les ressemblances dans la façon de raconter de ces soeurs aimantes. Il y a des traits de tendresse qui appartiennent en propre à l'amour fraternel et au genre particulier de pitié d'une soeur qui voit mourir son frère.
Le rôle de la musique dans une mélodie ne devrait pas excéder celui de la rampe devant une pièce de théâtre.
Comme j'aimerais écrire un morceau de dix pages en un jour ! Au lieu de cela, il me faut souvent dix jours pour écrire une page
Trois semaines passées à Hambourg, à flâner et à travailler, goûtant la douceur d'une atmosphère affectueuse et sûre que je ne goûterai plus désormais que par moments, puisque je vis seul à présent et que je n'ai plus près de moi la source de tendresse où je puisais sans compter...
Longue et lente promenade, par ce triste soir de printemps, aux abords de la place des Vosges. Retour par la rue de Rivoli jusqu'aux jardins du Carrousel. Assis sur un banc, je me revoyais en ce même lieu, jadis, griffonnant à la lumière de la lune certain Nocturne pour le violon. Peu à peu, le motif de ce morceau, que je chantais intérieurement, a fait surgir du fond de ma mémoire bien des visages disparus et je suis resté très longtemps à rêver ainsi au passé, seul dans l'ombre, entouré d'Ombres...
(1) Mon chien
(2) Le comte Etienne de Lorencez.
(3) Mon beau-père, le peintre Raymundo de Madrazo.
(4) Administrateur des tournées de Sarah Bernhardt.
(5) Mon valet de chambre.
(6) Titre d'une pièce pour piano de moi.
(7) Louis Montégut, dessinateur, un des hommes les plus artistes, les plus vivifiants que j'aie connus. Léon Daudet en a fait un portrait brillant dans Fantômes et vivants.
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