Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.

ALFRED DE VIGNY

CHAPITRE I

"La Dame aux Camélias ". Le jeu de la houppe.
- " La Samaritaine". - Une répétition de " Julie ". 
- "La Danse des Ours ".

Vendredi soir, 13 mai.

Deuxième et troisième actes de La Dame aux Camélias.

Je monte dans la loge de Sarah ; elle achève de s'habiller. Je n'aime pas sa toilette du second acte, robe de chambre lourde qui la grossit. Sarah met de-ci de-là une épingle, noue une écharpe autour de sa taille. Elle est grippée.

"Toutes les horreurs de la grippe ", dit elle. On frappe "au rideau ".

Le deuxième acte est une merveille d'exécution. Est-ce là seulement de la beauté? Non, c'est de la vie, et de la vie en ce qu'elle a de plus fugitif, de plus insaisissable, de plus difficile à rendre par les moyens de l'art, quels qu'ils soient, quel qu'il soit, les sentiments intermédiaires ou normaux, tout le "menu fretin" de la vie courante.

Combien je trouve Sarah supérieure à la Duse en cet acte, elle qui, pour bien des gens, "manque de naturel"! Grands dieux! Quel acteur en eut jamais davantage? Est-ce être vraiment naturel, en effet, que d'être " simple " par principe? Et si la vérité diverse de la vie est montrée à travers une personnalité raffinée, n'est-ce pas une beauté de plus?

Je suis bien sûr que jamais comédienne n'eut plus de naturel dans un jeu de scène que Sarah dans celui de la houppe: après le dialogue avec Armand (que de détails vrais et beaux, comme, par exemple, quand elle ment), à partir de "N'en-parlons plus " jusqu'au moment où elle va se rasseoir à la table pour son grand couplet, c'est incomparable. Elle s'approche de la table, ouvre un coffret, y prend une glace et une houppe, la secoue, se met de la poudre. Elle ne se retourne qu'une fois (à demi, ce qui donne au geste bien plus de naturel que si c'était tout à fait), puis chantonne en se regardant dans la glace. Ce n'est peut-être pas génial et toute comédienne de talent trouve ça, car il est féminin, il est gracieux, il est vrai d'aller se mettre de la poudre en chantonnant pour avoir l'air " de n'y plus penser ". Mais tout est dans la manière d'exécuter la chose. Ici, c'est inégalable.

J'admire moins la manière dont elle mène, ce soir, le reste de la scène ; la tirade est un peu uniforme, et j'ai vu Sarah faire mieux.

Elle a, au troisième acte, une nouvelle robe en mousseline blanche à volants, où se moule la forme si spéciale de son corps, de ce corps qui a inauguré un nouveau type de grâce féminine: celui auquel nous en sommes toujours. Un fichu blanc noué sur la poitrine donne à la toilette cette élégance pudique si caractéristique de l'époque.

Elle a envoyé de sa loge au régisseur, pour qu'il les place en scène, de jolies petites fleurs roses (elle en mettra une dans son corsage au moment de quitter la chère maison), et une énorme botte de lilas qu'elle arrange dans le grand vase, pendant que les deux amoureux parlent gaiement de leur avenir. Elle est presque de dos au public, donne ses répliques à mi-voix, toute à sa gerbe qu'elle assemble avec une habileté de fleuriste, brisant une branche, faisant saillir un panache de lilas, donnant au bouquet un désordre symétrique.

Elle porte elle-même le vase de fleurs jusqu'à la console et se retourne à l'entrée du père Duval qu'elle salue tout d'abord sans le regarder, en ramassant sur la table des papiers, comme s'il s'agissait d'un commensal sans importance. Elle est interdite, un peu, en apercevant un visage inconnu et grave. Cet étonnement devient de l'inquiétude à ces mots "Je suis le père d'Armand. " Mais son expression change à la phrase acerbe et malsonnante que prononce ensuite le vieillard. Sa bouche, entr'ouverte par la surprise, s'abaisse au coin des lèvres, ses sourcils se lèvent légèrement ; toute son attitude trahit une réserve fière, une âme blessée qui se révolte ; la politesse, le calme de sa réponse se corsent d'une ironie qu'on perçoit à travers le demi-sourire dédaigneux qui l'atténue et qui s'accentue quand elle dit :

" Je me retire encore plus pour vous, oh! oui! encore plus pour vous, que pour moi. "

Mais toute contrainte disparaît peu à, peu à mesure que la scène avance. "Vous vous trompez, je vous assure", est dit sans ressentiment, avec l'abandon d'une femme heureuse d'avoir obéi à son amour. Comment décrire la fin de l'acte? Tout artifice a disparu du jeu de la comédienne à partir du moment où elle s'est assise à la table pour écouter le père Duval.

Je l'ai vue exprimer de diverses façons le saisissement douloureux que lui cause l'idée de quitter Armand pour toujours. Ce soir c'est un regard fixe d'une seconde, puis un cri aigu mais étouffé, comme à la douleur d'une blessure froide, rapide, lancinante. Le voile qui lui cache l'avenir semble s'épaissir sur ses yeux, sur son front ; elle pâlit, ses lèvres tremblent. On sent, sous cette pâleur du masque, le tumulte du cerveau ; le cœur bat si vite qu'il semble arrêté... Celui qui n'a pas une fois dans sa vie renoncé volontairement à un bonheur, brisé des liens qui l'attachaient à une étape de la vie, détourné son coeur d'un coeur où il restait encore de l'amour, ne comprend pas ce qu'il y a d'éternel dans le jeu de Sarah à la fin de cet acte. On ne doit même pas essayer de le décrire, mais on peut se révolter contre ceux qui dénient à cette définitive incarnation de la femme amoureuse la vérité d'accent 1. Il n'y a même plus ici d'accents ; ce sont des sanglots, des larmes plus amères que le fiel, qui viennent de plus loin encore que de cette âme-là, qui viennent du fond de l'âme de la première femme qui ait jamais aimé et souffert.

20 mai.

J'arrive au théâtre pendant le premier acte de La Samaritaine. Je me glisse dans les coulisses et j'aperçois Photine portant l'amphore sur le bras, s'apprêtant à s'éloigner du puits, et l'Inconnu vêtu de blanc qui lui parle.

"  Où est ton mari? " demande-t-il.

               

La Samaritaine tressaille, interdite "  Mais... ", et l'on sent qu'elle s'en veut à elle-même d'être émue par cette simple question d'un étranger. Les paroles sévères du Christ l'impatientent et la fascinent à la fois et, quand elle lui dit qu'elle ne connaît pas les chastes joies d'une union bénie, elle s'attendrit. Ce qui est resté pur dans cette âme souillée se dilate, grandit insensiblement à mesure que le dialogue se prolonge. Le corps fier et nerveux de Sarah s'assouplit en des attitudes humblement attentives. De quelle voix elle parle des deux montagnes sacrées qu'elle ne fréquente pas ! Quelle inimitable harmonie dans le rendu de ce vers :

Le vallon a des fleurs qui font oublier Dieu!

C'est encore de l'insouciance, mais où perce déjà quelque surprise émue; et quand elle dit qu'elle croit à celui qui doit venir, au Messie, un espoir enfantin flotte dans ses regards; Photine parle de choses apprises quand elle était petite ; l'accent est pénétré de foi ; on sent que rien n'a pu entamer ses premières croyances d'enfant.

Costume admirable d'éclat et de simplicité. Bleus, jaunes, des voiles aux plis compliqués et pourtant très purs, un de ces costumes que revêt seule Sarah, drapés et épinglés sur elle chaque soir. La perruque est d'une forme charmante, les cheveux opulents et dorés naissent presque lisses et ne deviennent crépelus que sur les épaules. Les mains sont lourdement parées de bagues; les pieds sont nus. Cette Samaritaine, cette créature de plaisir, on la devine saturée de parfums. En la voyant d'abord assise à terre dans une de ces poses incomparables où se combinent tant d'éléments de beauté, tandis qu'elle disait d'une voix douce un peu affaiblie par l'émotion et la ferveur ses angoisses passées et sa félicité présente, je pensais à La Dame aux Camélias. Est-ce bien là la femme qui, l'autre soir, se poudrait la figure en chantonnant, qui sanglotait en écrivant la lettre à Armand, qui montrait sa tête rieuse dans l'entre-bâillement d'une porte pour parler à Prudence?

Les trois derniers : "J'écoute ! " marquent l'accomplissement progressif de la conversion. Le premier, avide, presque étouffé; le second, frémissant de volupté mystique ; le troisième, alangui de béatitude, accompagné d'un admirable geste des deux bras qui se tendent vers Jésus.

Le rideau tombé, elle dit quelques mots à Brémont ; il se lève, et elle, sans changer, pour le rappel, son attitude familière, la modifie pourtant un peu ; cela fait un tableau délicieux. Après le dernier rappel, elle se relève lestement; on l'enveloppe d'un grand châle laineux et la voilà qui escalade le praticable pour regagner sa loge. Là, elle s'assied tout contre la grande glace à trois pans où brûlent et se répercutent les globes électriques, "pour avoir chaud ". Elle demande son rôle, veut répéter le second acte. C'est Brémont qui prend le manuscrit; et Sarah, avec une rapidité inouïe qui n'altère en rien la précision martelée de son

articulation, déblaie les centaines de vers de ce second acte, attrapant les répliques au vol, tandis qu'entrent et sortent vingt personnes, s'interrompant parfois pour donner un ordre, pour gronder le souffleur, qui est venu se substituer à Brémont, pour tendre la main à un arrivant. Elle dit au souffleur :

" Où étiez-vous donc, hier soir, à ce moment-là? Vous savez bien que vous devez retourner à votre trou pour me souffler : Soyez doux ! Vous savez bien qu'il faut toujours me l'envoyer! "

Elle fait appeler l'acteur Ripert, qui joue l'un des prêtres ergoteurs, lui reproche d'avoir, hier, donné sa réplique sur les murmures de la foule, ce qui a rendu inintelligible sa réponse à elle, etc. Elle continue à dire son rôle jusqu'au bout, imperturbablement et vélocement. On frappe "pour le deux". Elle se lève, elle est en nage, demande un mouchoir, se tamponne la figure. Elle est, ce soir, d'une jeunesse incroyable, avec le regard de ses photographies de jadis.

Au commencement du deuxième acte, jolie musique de Pierné aux sonorités barbares et chatoyantes.

Dans la prédication, Sarah parvient peu à peu au summum de la force et de l'autorité. Sa voix, d'abord suave et chantante, délaisse le registre élevé pour s'étayer sur le registre grave et c'est en pleins sons de poitrine, mais hardiment appuyés dans le médium et empreints par conséquent d'une énergie presque brutale, qu'elle crie, en scandant chaque syllabe :

Et sachez qu'il est dit dans le Deu-té-ro-no-me, etc....

L'effet est d'une puissance irrésistible.

Lundi.

Ce soir, j'assiste aux derniers actes de La Dame. Sarah porte, au quatrième, la robe de la reprise, mais elle a supprimé les turquoises et cela nuit à l'effet : c'est moins brillant, moins luxueux, bien qu'elle ait mis une rivière de diamants et, au corsage, dans le dos, une grande flèche de perles et de diamants. Robe vaporeuse, à volants, en dentelles ornées d'or, avec quelques camélias parsemés. Elle entre la tête haute, la démarche assurée, saluant les uns et les autres avec une gentillesse amicale. Soudain, elle aperçoit Armand s'arrête brusquement....

"Ah! que j'ai eu tort! " murmure-t-elle en se retournant.

Et c'est tout. Mais quel regard ! quel frisson ! Et cette subite palpitation du coeur ! On ne peut comprendre la beauté de ce jeu de scène d'une seconde que si l'on a rencontré une fois, au détour d'une rue, quelqu'un dont tout vous sépare et qu'on aime toujours. Mais ce qui est beau dans ce jeu de scène de Sarah, c'est l'estompe dont il est recouvert, le flou voulu qui en fait, non une imitation, mais une interprétation artistique, la figuration définitive d'un émoi.

Dans la grande scène, j'ai toujours admiré la manière dont Sarah se laisse griser par les paroles d'Armand. Elle est de dos et son corps décèle la défaillance de son âme. Enfin elle s'accroche des deux mains à ses épaules et c'est par un mouvement déchirant et avec un de ces cris étouffés qui lui sont si particuliers, qu'elle s'arrache de ses bras. Là encore, quand elle dit d'une voix fiévreuse et confuse : " Je ne puis te suivre, je l'ai promis", et qu'elle comprend l'imprudence de cette parole, là encore, elle a ce tremblement de la bouche si impressionnant, qui est un de ses merveilleux secrets ; les lèvres frémissent, les yeux alarmés se fixent dans l'espace, on sent que le coeur bat comme l'aile d'un oiseau contre une vitre. Cette immobilité palpitante, cette rigidité où ne vivent plus que le coeur et les lèvres est une des caractéristiques de la manière de Sarah; aucune autre comédienne ne possède ce terrible et précieux moyen d'expression.

Sous ses parures, on sent une femme malade, frappée par la mort. Dans cette dernière lutte où Armand finit par la renverser sur le canapé, on ne cesse de percevoir, en même temps que l'épuisement moral de cette malheureuse, sa faiblesse corporelle, l'impossibilité physique où elle est de supporter tant d'émotions atroces. Et quand il la prend par le cou et l'écrase presque sur le sofa, elle semble une tige ployée qui se relève ensuite, souplement, mollement. Par un effort suprême des nerfs, elle se raidit et subit debout le plus horrible des supplices, les injures de celui qu'elle adore. Il les lui lance à la face, devant tout le monde. Alors son regard l'implore, elle a de petits gémissements qui expriment toutes les révoltes de son âme blessée, et c'est seulement quand elle reçoit la liasse de billets en pleine figure qu'elle faiblit, se brise et tombe dans les bras de ses amis.

On admire beaucoup la façon dont la Duse joue cette scène et les " Armando ! " réitérés qu'elle y ajoute. Je trouve, pour ma part, cette interprétation assez fausse et l'art accompli de la Duse ne me l'a pas fait accepter ; elle met dans les diverses intonations dont elle prononce ce nom mille reproches, mille exhortations, mille supplications, dont la soigneuse variété indique trop le voulu.

Mardi.

J'arrive à trois heures pour la répétition du Songe d'une Matinée de Printemps 2, mais on répète Julie 3. Dans le "guignol" sont assis le régisseur Merle et une vieille amie de Sarah, sa plus fanatique admiratrice, la comtesse de Najac. Sarah est en scène : Calmettes est debout près d'elle.

C'est la fin du second acte. Turgy et Julie, après s'être unis, se séparent à jamais, le coeur plein d'amour et de tristesse. Sarah pleure, assise, accoudée à la table. D'où je suis, je ne distingue pas bien les mots qu'elle prononce à voix basse parmi ses sanglots, mais je vois son dos et sa tête secoués faiblement.... Puis, elle se calme un peu, se ressaisit un instant, se mord la lèvre supérieure, abaisse ses paupières sur ses yeux humides, penche un peu la tête en arrière.... Ses paupières se relèvent parfois, palpitent, alarmées sous le pli douloureux du front, puis, au dernier adieu de Turgy, son coeur éclate et de nouveau elle fond en larmes. L'acte est fini. Elle se retourne et m'aperçoit. "Tiens ! " dit-elle....

Elle sourit, mais ses larmes coulent encore.

" Je ne puis m'empêcher de pleurer, déclare-t-elle ; il faut absolument que je me fasse du chagrin aux répétitions, sans quoi je ne suis bonne à rien. "

De son petit mouchoir, de ce tout petit mouchoir qui tient tant de place dans son jeu, elle se tamponne les yeux, s'essuie le front en causant. On commence à répéter le troisième acte, et Sarah, n'étant pas de la première scène, s'assied sur la marche du guignol, le menton dans la main. Je la regarde, assis comme elle tout près du sol ; elle ressemble ainsi à une figure du plafond de la Sixtine.

C'est quand elle fait répéter qu'on apprécie le mieux son goût et sa science ; dans un ensemble qui paraît satisfaisant elle distingue cent choses imparfaites et les rectifie par des indications nettes et rapides. De même, Ingres, s'indignant devant un beau dessin qu'on lui attribuait, saisissait un crayon, traçait, en côtoyant les contours de ce dessin, un second dessin qui rétablissait les véritables proportions :

" Voilà, monsieur, comment j'aurais fait, moi!"

C'est à cette suprême délicatesse de perception qu'on reconnaît l'artiste-né ; et c'est dans la correction prompte, sans tâtonnement, que se révèle l'artiste savant.

Sarah est ainsi choquée par des détails qui échappent aux autres, même à des gens vieillis dans le métier théâtral. C'est que cette prétendue improvisatrice fantasque et irrégulière est un maître à qui les moindres expériences ont profité.

Elle se lève et va à la porte par laquelle elle doit entrer. Elle s'y tient quelques secondes pendant que Brémont, qui fait le mari, va de-ci de-là, fébrile, agité par ce qu'il vient d'apprendre sur sa fille. Sarah entre, ou plutôt semble entrer, car elle n'était pas sortie de scène, mais son mouvement est celui de quelqu'un qui a ouvert, franchi, puis refermé une porte ; c'est étonnant. Souriante, noble, elle pose je ne sais quelles questions à son mari, puis se dirige vers la porte du jardin.... Il la retient ; étonnée, elle revient sur ses pas, souriant encore comme une femme qui s'attend à un petit colloque familier, insignifiant, sur quelque sujet banal. Elle s'assied sur le canapé à gauche et la scène commence ainsi. Mais, pendant que Brémont parle, je vois qu'elle pense à autre chose ; elle regarde à droite, à gauche, puis, se levant :

"Non, dit-elle, il vaut mieux faire tout cela de l'autre côté! Nous avons l'air de recommencer la scène de la fille, où vous étiez placés identiquement de même. "

Et elle reprend à partir de la réplique de son mari : " Restez, j'ai à vous parler. " Mais, au lieu de revenir par le milieu de la scène et de s'asseoir sur le canapé, elle revient en biais et s'assied à droite sur le fauteuil placé près d'une table.

Afin de savoir si Julie aime Turgy, son mari imagine de lui annoncer la mort de ce dernier ; il lui montre, sans la lui lire, une lettre qu'il tient à la main :

" J'ai reçu une lettre d'Alger.... " Sarah, par un simple mouvement de la bouche, modifie instantanément sa physionomie qui, d'étonnée et souriante, devient inquiète, et quand son mari, hésitant, lui dit : " Une mauvaise nouvelle", c'est à peine si on entend ce mot qu'elle exhale plutôt qu'elle ne le prononce

"Mort?

- Oui! " fait-il d'un signe de tête.

Sarah ne bouge pas. On sent qu'elle a une sueur au front....

Julie est, on l'a dit, atteinte d'une maladie de coeur et il vient de se passer un drame dans son organisme.

"Comment s'est-il tué? murmure-t-elle, oubliant presque qu'elle parle à son mari.

- Mais... il ne s'est pas tué....

- Ah! "

Ceci d'un accent indéfinissable... Puis, comme pour justifier son trouble.

" Quel chagrin pour sa mère! "

Dans ces dernières répliques, la voix est éteinte, accompagnée d'une respiration difficile et lourde ; la sueur glace les tempes et les joues de la tragédienne. On devine que, d'un mot, l'homme qui est debout près d'elle a meurtri ce cœur à l'endroit malade. Julie se trouble, répond gauchement aux questions de son mari, et elle le sent ; elle voit qu'il la guette, qu'il la tient. Elle étouffe davantage, angoissée moralement, physiquement ; elle se lève, mue par ce mouvement instinctif des personnes lourdement oppressées et va en chancelant jusqu'au canapé où elle se laisse tomber, tremblante et toujours avec cette respiration douloureuse qui siffle un peu.

" Vous voyez comme je souffre! dit elle.

- Du cœur, n'est-ce pas?

- Oui.... Oui, c'est du cœur ", répond elle en montrant sa poitrine.

Et cette réponse émeut par la naïveté de l'accent. La malheureuse souffre tellement, qu'elle ne pense presque plus à son mari, à son amant, à sa fille; elle souffre du coeur, du vrai coeur, elle étouffe, enfin, d'une oppression cardiaque. Ce n'est pas l'oppression de la poitrinaire Marguerite Gauthier : un médecin remarquerait la différence de ces deux halètements ; c'est bien là un étouffement produit par un trouble du cœur ; il a tous les caractères d'un symptôme: l'aspiration est plus avide, plus bruyante, plus entrecoupée que dans le dernier acte de La Dame aux Camélias. Cette pauvre femme est tout à son mal; elle sent que l'air va lui manquer, quand son mari, éclatant enfin, lui crie :

"Mais expliquez-moi donc!... "

Elle est épouvantée, mais ses forces se raniment un instant; elle se lève et, d'une voix inégale, martelante, elle dit ses deux premières tirades : la première, sur sa fille et l'horreur qu'elle éprouverait à la voir mariée ; la seconde, sur ses souffrances personnelles, sa honte et ses remords. Tout cela est si fortement rendu que, malgré les interruptions du souffleur, les défaillances de mémoire, les reprises, c'est impressionnant, poignant.

Quand on annonce Turgy et que Julie, après quelques syllabes confuses, doit tomber morte, Sarah esquisse le mouvement sans l'exécuter. Elle se redresse prestement.

"Merci, dit-elle aux acteurs. Vite ! Vite! La Guirlandetta 4. "

Elle s'interrompt pour dire à Brémont "Ne vous éloignez pas trop du canapé, afin que je puisse rester tout près, car j'y tomberai comme une masse. " Puis, pendant qu'on arrange le décor, elle vient s'asseoir dans le guignol, s'enveloppe les jambes d'une zibeline et cause gaiement avec nous.

Sarah, elle le déclare elle-même, n'est pas musicienne. L'autre jour, après la répétition, étant de bonne humeur, elle s'est mise au piano et m'a joué " sa seule composition " : La Danse des Ours. Elle apporte à cette exécution un soin comique et - c'est curieux - dans ces quelques mesures sans valeur, on peut suivre l'effort d'une volonté arrêtée ; ce sont des contours mélodiques fort ordinaires et soulignés de fausses basses, mais que semble coordonner une sorte de symétrie. Puis, comme nous la félicitions, à la blague, de son talent de compositeur :

"C'est une improvisation, dit-elle. Un jour que Maurice disait très sérieusement à quelqu'un : "Ma mère est très musicienne ", je me suis mise au piano et j'ai composé La Danse des Ours. Vous remarquerez, ajoute-t-elle, que la main gauche ne change jamais, jamais! "

Puis, comme je lui demande d'où ce titre de La Danse des Ours, elle répond que le rythme et l'allure de sa composition le lui ont suggéré, et elle se met à me danser son air en chantant d'un air bonhomme, en martelant chaque note.

Sarah, vêtue d'un costume tailleur blanc, la poitrine et les mains couvertes de pierreries, dansant La Danse des Ours en se posant sur un pied, puis sur l'autre, les bras pliés et collés au corps, voilà. ce qu'il n'a pas été donné à tout le monde de contempler.

8 juin.

J'ai négligé, voilà plusieurs jours, de noter mes impressions sur Sarah. C'est que plus je voyais le second acte de La Samaritaine, plus je comprenais l'impossibilité d'en donner une idée par des mots. Comment exprimer le mystère qui s'est accompli dix jours de suite entre dix et onze heures du soir? Qui tenterait de définir les moyens par lesquels cette femme extraordinaire nous bouleverse à ce point pendant ce deuxième acte? Hier soir, j'ai assisté, derrière un portant, au troisième acte de La Dame. Les joues de Sarah étaient inondées de larmes.

12 juin.

Je suis allé à la gare dire au revoir à Sarah qui partait pour le Havre, où elle joue, ce soir, La Dame aux Camélias. Elle jouera, demain, La Tosca et, après-demain, à Rouen, La Dame. Elle sera de retour vendredi.

Elle portait une robe tailleur en drap vert foncé, avec un petit chapeau léger et une voilette sombre. Elle occupait un salon avec Suzanne Seylor, Saryta 5 et Marie Thiou, sa première femme de chambre. je lui demande à quelle heure elle arrivera au Havre.

" A cinq heures et demie; nous avons juste le temps de dîner, d'avoir mal au coeur et d'aller jouer. "

Gaie, rieuse, elle s'assied dans un coin du compartiment. Quelques amis sont là Geoffroy, Mme Barnot. Victor Ullmann part avec elle. Seul de toute la troupe, Deval est dans le train ; les autres acteurs ont pris celui du matin. Coup de sifflet. Le train s'ébranle. Sarah se lève et se penche à la portière pour nous sourire encore.

16 juin.

La science de Sarah est telle et procède avec une si merveilleuse sûreté, que les arrêts, pendant les répétitions, ne dépassent jamais quelques secondes. Ils sont motivés par des détails matériels de mise en scène (et le remède est indiqué en même temps que l'erreur), ou bien par une conception incomplète ou vicieuse que trahit une intonation fausse; dans ce cas, Sarah ne perd pas de temps à expliquer aux comédiens les méprises de compréhension ou d'instinct: elle se borne à une indication matérielle, nette, toujours suivie d'un résultat heureux.

 


1- Il n'y a plus guère, aujourd'hui, de ces gens-là; Sarah est devenue une espèce de symbole du Théâtre. Mais à l'époque où furent écrites ces lignes, combien il s'en trouvait encore qui la dénigraient, la déclarant affectée, peu sincère, disant : " Si vous aviez vu Desclée ! " la considérant comme une excentrique intéressante faite pour jouer certaines pièces sur mesure, et c'est tout! Dumas lui-même la trouvait mauvaise dans La Dame. (Voir les Souvenirs du Dîner Bixio, de Jules Claretie.) Quant à Mounet-Sully, il m'a dit : " Elle était charmante dans les princesses (Aricie, Junie, etc.), mais ce n'est pas un grand premier rôle. "

2- Pièce en un acte de d'Annunzio.

3- Pièce d'Octave Feuillet.

4- Elle appelait ainsi la petite pièce de d'Annunzio, Le Songe d'une Matinée de Printemps, à cause d'une chanson qu'on y chantait et où il était question d'une " guirlandetta ". La musique était de moi. Je ne sais ce qu'elle est devenue.

5- Saryta Bernhardt, nièce de Sarah.

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