CHAPITRE VII

Dîner chez Rostand. - "La Tosca ". - Les trois Petites folles. - L'assassinat de Coquelin. - " L'Aiglon " : Sarah et Coquelin. - Encore " La Tosca ". - Dernière vision...

Paris, 14 juillet.

Représentation gratuite de L'Aiglon. Divers épisodes.

Dîné avec Sarah chez Rostand. On me demande de chanter; et comme je refuse, Sarah dit, en feignant d'être vexée :
" Moi, je n'insiste pas; il ne veut jamais chanter devant moi parce que je ne suis pas assez musicienne! "
Alors, je me mets au piano.
J'y suis resté une heure et j'ai chanté de tout. D'abord intimidé, je me suis bientôt senti non seulement très à l'aise mais profondément stimulé par cet auditoire exceptionnel pour lequel aucune intention, aucun accent, n'étaient perdus.
Sarah s'était assise tout près de moi, le coude appuyé au piano, la joue sur son poing fermé. Mme Rostand, un peu en arrière, avançait son fin visage blond ; et Rostand, le sourcil froncé sur son monocle, me regardait fixement, en souriant parfois comme un enfant à qui l'on raconte des histoires. A la fin des Adieux de l'hôtesse arabe, Sarah semblait très émue ; elle avait les yeux mouillés.
Comme c'était le 14 juillet, j'ai terminé par la Marseillaise, qui a mis le feu aux poudres. Sarah, le buste dressé, une main levée, scandait le rythme, du pied, de la tête, subissant tout entière le magnétisme du vieux chant si beau. " Mar-chons !... Mar-chons (... " murmurait-elle, parlant le refrain tandis que je le chantais...

Lundi, 5 décembre.

                

Matinée : La Tosca. Avant la représentation, j'entre dans sa loge pour lui offrir un petit bouquet de fleurs de printemps qui ont fleuri je ne sais comment, par cet horrible froid de décembre. Elle est tout habillée. Je croyais que c'était une nouvelle robe.
" Mais non, elle n'est pas neuve, trésor! dit. Sarah avec une pitié comique. Mais non, mais non, elle n'est pas neuve, mais non ! ", avec le ton de: " Où avez-vous donc les yeux? "
Je m'esquive pour ne pas rater son entrée. Et je la rate! Mais j'entends les applaudissements qui la ponctuent.

Elle joue le premier acte avec une prodigieuse jeunesse et des détails d'intonation charmants, d'un comique gentil et distingué qui "porte" jusqu'au poulailler, tant il est dosé avec justesse. Je remarque surtout une adorable inflexion de corps, de voix, d'accent, quand, après avoir embrassé Mario, et celui-ci lui faisant observer que " c'est très mal devant la Madone ", elle répond :
"Oh! la Madone ne nous en voudra pas, elle est si bonne ! "
Elle relève et embellit cette puérilité d'un geste exquis, d'une intention des plus rares ; elle se penche et, tout en parlant à son amant, adresse ces mots directement à la Madone, en ayant l'air de les dire pour qu'elle entende, pour s'assurer de sa connivence, avec un petit sourire, comme s'il s'agissait de quelqu'un qui serait vraiment là et qui entendrait.
La robe jaune qu'elle porte au deuxième acte est jolie de près, mais ne fait pas bien de loin ; je n'aime pas ces deux choux en velours noir sur l'épaule et le sein. Et puis, Sarah n'est pas bien coiffée, aujourd'hui ; ses cheveux sont trop ébouriffés.
Jamais je ne l'ai vue jouer le troisième acte d'une façon aussi extraordinaire. Ce qui est incomparable, ici, c'est la somme d'émotion humaine puisée et rendue, les grands frissons des entrailles. Quand elle s'écrie : "Mais je dis ce qui me passe par la tête, n'importe quoi ! ", un froid vous court le long du dos, un froid brûlant. En même temps, les larmes vous viennent, tant c'est beau comme réalisation artistique, et vrai, et juste, et humain, et ressemblant ! Terrifiante modulation de physionomie au moment où elle plaisante sur l'éventail de l'Attavanti et que, tout à coup elle se rappelle que c'est Scarpia qui le lui a montré.... Prodigieux d'effet, sans rien d'outré ni de mélodramatique.
La chute est admirable aussi ; en deux temps : crac ! crac ! C'est terrible. Dans sa loge, tout de suite après, elle est brisée. Cet acte la tue (pour cinq minutes !).
Elle continue à pleurer.
"Vous savez, dit-elle (pouvant à peine parler) à Mme de Flers, dans cette scène, il y a des moments où je sens que je perds la tête. "
Peu à peu, elle se calme et, souriante, elle va dans l'autre pièce recevoir et combler d'un mot aimable trois petites jeunes filles qu'elle ne connaît pas et qui lui ont demandé par un papier signé: "Trois petites folles ", de leur faire l'honneur de les recevoir. Cette signature avait d'abord déplu à Sarah, et elle était décidée à ne pas recevoir les "petites folles ". Mais comme, dans ma curiosité, je suis monté avec Saryta pour les voir et que nous nous sommes trouvés devant trois petites jeunes filles très bourgeoises, très simples, accompagnées de leur mère, nous l'avons dit à Sarah, qui les a fait venir et s'est montrée charmante.

Au quatrième acte, j'ai remarqué, comme détail nouveau, son regard de joie diabolique en apercevant le couteau. La scène des candélabres, la sortie furtive, sont exécutées avec une grandeur simple que personne ne pourra jamais imiter. Elle paraît immense quand elle tient à la main ces deux flambeaux. Et sa démarche !

Avant le quatrième acte, au moment où on l'appelle, elle quitte sa loge, bondissante, joyeuse :
"Allons tuer Coq!"

Après l'acte, dans sa loge, nous parlons de Coquelin. Elle trouve avec raison que ce rôle ne lui convient pas, qu'il devrait, vu son physique, le jouer en " papelard " alors qu'au contraire, il veut faire le galantin. Et quand je lui dis que jamais je ne lui avais vu un regard aussi féroce et aussi joyeux à la fois, au moment où elle aperçoit le couteau :
"C'est que j'étais tellement contente de tuer Coquelin ! ! ! "
Le dénouement est changé : au lieu de sauter du mur, elle se fait fusiller par les soldats ; le coup part, le rideau baissé, et quand il se relève, au premier rappel, Sarah est couchée, morte, sur la poitrine de Mario.

Dimanche.

Matinée de L'Aiglon. J'arrive au moment où Coquelin dit sa tirade du second acte et m'installe dans la coulisse, derrière l'entre-bâillement d'une porte par où je regarde Sarah postée dans une attitude attentive, les mains au dos, la tête un peu penchée. Il est intéressant de voir là, à côté l'un de l'autre (toutes différences gardées), ces deux grands acteurs, ou, plutôt, cette immortelle artiste et cet illustre virtuose. Il parle, débite avec ses défauts et ses qualités, la tirade à effet. Comme Sarah l'écoute ! Comme elle le laisse faire! Quel accord entre eux ! Comme ils connaissent le public !
A sa sortie de scène, j'offre des fleurs à Sarah, ou, plutôt, elle les voit, car je les avais déposées sur un guéridon :
"Qu'est-ce que c'est que ces belles fleurs-là? C'est de Reynaldo, n'est-ce pas ? Je reconnais sa manière. "
Nous causons de Rostand. Elle m'en parle toujours avec le même enthousiasme, mais, aujourd'hui, avec une très légère nuance d'amertume.

Dimanche soir.

Encore La Tosca. Entrée de Sarah. Artifice charmant qui consiste à porter le bouquet du bras gauche, ce qui la masque par des fleurs. Gentillesse amusante quand elle dit à Mario, d'un air soupçonneux : "Tu parlais à quelqu'un, tu faisais : Puschwuttwuttwuttwutt ! " Elle fait à la Madone une révérence jusqu'à terre. Naturel étonnant quand elle répond à Mario, qui lui énumère les beautés de la marquise Attavanti : " Mon Dieu, qu'elle a donc de belles choses ! " Que de :détails exquis dans la fin de la scène !

Au deuxième acte, je n'ai cessé de remarquer, durant tout l'acte, combien Sarah reste à sa place de cantatrice engagée, dans cette assemblée de gens du monde. C'est un tour de force de demeurer ainsi comme effacée malgré la prépondérance qu'impose naturellement sa personnalité. Sur le canapé, avec Scarpia, comme elle est intéressante quand elle indique, par la fébrilité de sa parole, de son maintien, sa hâte de quitter la soirée! La pointe de cabotinage vulgaire qui perce à travers les bonnes manières, dès que le sentiment est en jeu ; la façon dont elle parle à Attavanti, qu'elle appelle par mégarde " imbécile " ; son insolence comique envers le pauvre Paisiello gâteux, qui lui chuchote: "Bécarre " et à qui elle répond en criant: "Bémol ! Bémol! Bémol ! " ; son colloque furtif avec Scarpia, quand la reine est debout devant le trône ; la componction de ses révérences avant d'entonner la cantate et l'impatience qui la fait bouillir quand on apporte la lettre qui retarde encore son départ: tout cela est d'une habileté incomparable et compose un portrait psychologique de la plus grande vérité. Elle l'achève par cette exclamation : "Ah ! alors, on ne chante plus ? " et par une fuite rapide.

Au troisième acte, pas une nuance qui ne soit à observer : c'est la perfection. Au quatrième, elle est sublime partout. Mais quel sens de l'effet et quelle technique dans la manière dont, après l'assassinat de Scarpia, elle mouille la serviette pour laver le sang qu'elle a sur la main, dont elle examine sa robe pour s'assurer qu'elle ne l'a pas tachée, dont elle regarde par la fenêtre en se haussant légèrement sur la pointe des pieds....

La sortie est un miracle d'exécution. Sarah entr'ouvre la porte, passe la tête pour explorer le couloir, puis les épaules suivent, puis le corps tout entier, d'un mouvement onduleux de reptile ; la porte se referme tout doucement, tout doucement, pendant que la traîne de la robe disparaît.... Et tandis que le rideau baisse, on devine que la Tosca, furtive, palpitante, s'en va longeant les murs, silencieuse comme une ombre....

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