EPILOGUE

 

 

-  Je suis venue vous demander les raisons qui vous ont fait m'écrire cette lettre, dit lady Béatrice, et vous remercier de me l'avoir écrite ; c'est une grande bonté de votre part.

Le crêpe et le chagrin lui donnaient un aspect pathétique. Elle avait relevé son voile noir ; son beau visage vieillissant était pâle et un peu amaigri.

Trois semaines s'étaient écoulées depuis l'enterrement. Le château avait un air désolé. Il ne restait plus rien de l'aile sud ; on avait remplacé provisoirement par une maçonnerie en briques les murs carbonisés du grand hall et ceux du couloir du premier étage. La famille partait dans quelques jours pour l'Egypte afin d'y passer tout le temps nécessaire aux travaux de reconstruction, qu'on pensait devoir être terminés vers le mois de juin. Austin était du voyage.

Le père Maple se rassit dans le fauteuil qu'il avait quitté pour la recevoir.

-  Je vous ai écrit, dit-il en s'efforçant d'être aussi calme, aussi naturel que possible, parce que j'avais eu trois ou quatre longues conversations avec votre fils Valentin, et je crois pouvoir dire qu'il m'avait accordé toute sa confiance. Si je ne me trompe, vous souhaitiez qu'il en fût ainsi.

-  Assurément ; je le lui avais conseillé.

-  En effet... C'est pourquoi je ne vous en ai pas rendu compte... Eh bien ! vous me pardonnerez si je vous parle de ceci - mais les gens sont si bavards ! Certaines choses qui se sont passées, - à l'enterrement, par exemple - ont fait dire que le général Medd était honteux de son fils. Si c'est une erreur, je n'ai plus qu'à vous offrir mes excuses. Mais on me l'a affirmé. J'ai donc jugé préférable de ne pas m'en tenir au mépris des commérages et de vous dire en toute sincérité qu'il n'y a vraiment pas de quoi être honteux.

En dépit du fardeau qui l'accablait, elle eut conscience, cette fois encore, d'un sentiment de surprise, devant cette attitude si franche et si simple ; il n'y avait dans la voix ni dans le maintien nulle velléité de tendresse conventionnelle. Elle fut étonnée, aussi, de n'en éprouver aucun grief. Avant de répondre, elle hésita.

-  C'est parfaitement vrai, dit-elle, bien que j'ignore comment on a pu le découvrir. Oui, c'est vrai : ce qui nous cause le plus de chagrin, c'est ce que nous avons appris de la façon dont... dont il s'est conduit en face du danger... Ce n'était pas la première fois, vous le savez. Il y avait l'affaire de Rome... et puis, ce qui s'est passé en Suisse - peut-être ne vous a-t-il pas raconté cela.

-  Il m'a tout raconté, dit le prêtre.

Les beaux yeux de lady Béatrice s'emplirent subitement de larmes.

-  J'en   suis   heureuse.   Mais   cet   aveu   n'y change rien... Cela doit vous paraître affreux de m'entendre parler de lui ainsi, le pauvre petit ! Mais  c'est  encore  plus  affreux  pour  nous  de nous dire... de nous dire que...

-  Qu'il s'est conduit comme un lâche ?

-  Oui... Tout le monde l'a vu, vous le savez. Il s'est conduit d'une façon terrible à la fenêtre. Et... il l'a payé de sa vie.

-  Avez-vous bien considéré qu'il a fait preuve de courage rien qu'en montant   dans cette chambre  ?

-  Oui, répondit-elle. Mais il ne s'était pas rendu compte du danger. (Je ne fais que répeter ce que m'a dit mon mari.) Il croyait ces pièces à l'abri du feu... Oh ! je sens que c'est cruel de dire tout cela ; mais vous le comprenez, n'est-ce pas, père Maple, c'est justement parce que nous l'aimions, parce que nous étions fiers de lui... (Elle s'interrompit.) Et quand il a vu le danger, il... Ah ! je ne pourrais dire ces choses-là à personne qu'à vous... je n'en ai parlé à qui que ce soit.  Mais vous  comprenez  combien... combien tout cela nous fait mal. Je...

Elle cacha sa figure dans ses mains.

Le prêtre, immobile, silencieux, attendit qu'elle eût maîtrisé sa douleur et son désarroi. Puis, comme elle levait sur lui un regard désespéré :

- Voulez-vous m'écouter attentivement, lady Béatrice ? dit-il. Je savais parfaitement ce que je faisais en vous  adressant cette lettre - cette lettre dans  laquelle je vous disais que j'étais convaincu que votre fils avait fait preuve d'un vrai courage. Voulez-vous entendre mes raisons ?

Elle fit signe que oui. Mais son visage n'exprimait aucun espoir. C'était celui d'une personne qui, devant un tribunal, se voit obligée d'écouter les arguments de la partie adverse.

-  Je dois donc commencer par vous répéter ce que je lui ai dit lors de sa première visite...

" II y a deux espèces de courages : le courage physique de la brute, - celui que votre fils ne possédait pas - et le courage moral de l'homme. Il avait un tempérament très sensible, très imaginatif - un système nerveux des plus tendus. Deux ou trois fois, au moins, ce tempérament a pris le dessus - en Suisse et à Rome, pour ne citer que deux exemples. "

Elle lui lança un regard rapide et interrogateur.

-  Oui, oui, il y en a eu d'autres... Mais bornons-nous à ces deux-là...

" Il en était horriblement honteux. Et la première preuve de courage moral qu'il ait donnée, ce fut de venir me l'avouer. Il eût pu s'en abstenir. Je vous assure qu'il fallait infiniment de courage moral pour faire cet aveu. On ne lui avait jamais appris à se confier à quelqu'un. Et il n'a pas cherché à se justifier. Il m'a dit avoir découvert qu'il était poltron, et m'a demandé ce qu'il devait faire.

" Pensez à cela avec calme, lady Béatrice. Il y a là-dedans plus de choses que vous ne croyez. Le vrai poltron cherche des prétextes, des excuses, jusqu'au dernier moment. Et lui, lui n'en a pas cherché. "

II se tut quelques instants pour laisser à ses paroles le temps d'agir. Puis il reprit :

-  Eh bien ! je lui ai expliqué ce que c'était que la volonté. Il semblait  n'en  avoir jamais entendu parler. Je lui ai dit, par exemple, que l'homme qui fait une chose dont il a peur était plus brave que celui qui n'a pas peur de la faire. Cela est bien évident. Mais ce n'est pas l'opinion du monde. Et l'opinion  du monde ruine bien des existences...

" Je lui ai donné quelques petits conseils touchant l'exercice de la volonté. Et c'est à cela que je veux en arriver. La dernière fois que je l'ai vu, il m'a dit quelques mots qui, aujourd'hui, m'apparaissent comme presque prophétiques. Je crois me les rappeler textuellement. Il m'a dit : " Je voudrais être dans le cas de faire une chose que je saurais très dangereuse, mais qui n'en aurait pas l'air ; il me semble que je n'hésiterais pas. Ou bien, une chose que je saurais très dangereuse, mais à laquelle je n'aurais pas le temps de penser. " Comme je lui demandais pourquoi, il m'a répondu : " Parce que je suis sur que je la ferais ; cela me donnerait de l'espoir et je ne me sentirais plus aussi malheureux. "

" Nous avons continué à causer... et... et, en finissant, il m'a dit à peu près ceci : " En supposant que tout de suite après avoir fait cette chose dangereuse - délibérément, en me rendant bien compte du danger - j'aie une défaillance et me conduise encore comme un froussard, serait-ce un signe de poltronnerie ? " Je lui affirmai que non ; que beaucoup de gens se laissaient aller à la faiblesse après avoir accompli un acte héroïque ; que ce fait prouvait l'effort considérable qu'il leur avait fallu soutenir et le pouvoir qu'ils avaient conquis sur eux-mêmes.

" Lady Béatrice, commencez-vous maintenant à saisir ma façon de penser ? (Il se pencha vers elle, agrippant les bras du fauteuil où il était assis. Sous sa voix calme et son visage inaltéré se cachait une émotion profonde.) Je crois que ni vous ni son père - pardonnez-moi de vous le dire - n'avez absolument rien compris à cet enfant. Vous ne vous rendiez pas compte de la violence de ses sensations, des souffrances aiguës que lui causait sa nature sensitive, de la façon dont son imagination lui travestissait les choses. Même, s'il avait cédé à tout cela, même alors, je ne me sentirais pas la force de le blâmer. Mais, précisément, il n'y a pas cédé. Il a lutté de toutes ses forces. Et... et Dieu, alors, lui a fourni exactement la circonstance qu'il demandait. L'occasion s'est présentée : il l'a saisie. Croyez qu'il a parfaitement vu le danger. N'a-t-il pas dit à un des domestiques avant de monter : " Mais, voyons, vous ne pouvez pas comprendre. " Puis, quand il eut terminé sa tâche, la réaction s'est produite. Et vous le condamnez pour cela ? Moi pas. "

Elle le regardait sans bouger. Au dehors, le froid soleil de novembre éclairait le jardin où, à peine un mois auparavant, le prêtre et Val avaient eu leur dernier entretien ; les chaises où ils s'étaient assis se trouvaient maintenant enfermées dans le kiosque au bout de la petite allée : et, de l'autre côté de la rue, par-dessus le mur qui bordait la cour de l'église, lady Béatrice pouvait apercevoir dans l'ombre de la haute tour normande le tertre allongé sous lequel reposait le corps de ce fils qui avait déshonoré son nom. Et elle ne comprenait toujours pas. Elle ne voyait devant elle qu'un ecclésiastique ayant pour fonction de consoler, de dire des paroles calmantes - non un prêtre dont le devoir ici-bas était de comprendre les motifs, les intentions et d'interpréter les événements.

Elle se leva avec peine, en s'aidant de sa canne.

-  Merci, père Maple. Vous avez été bien aimable de me recevoir. Notre vieille bonne disait la même chose que vous...

Puis, après un court silence, elle ajouta :

-  Je vais penser à tout ce que vous m'avez dit... Le pauvre petit !.., (Des larmes lui vinrent encore.)

Mais, il le sentait bien, elle n'avait pas compris. Elle ne se rappelait que les faits matériels. Elle n'avait rien entrevu de cet autre domaine qu'il s'était appliqué à lui décrire, rien soupçonné de cette tendre et aveugle charité à laquelle, semblait-il, la vieille bonne devait sa profonde clairvoyance.

-  Vous allez en Egypte, n'est-ce pas ? dit-il en la reconduisant à la grille.

-  Oui... Nous rentrerons au commencement de l'été, quand les travaux seront finis... Merci encore de tout cœur.

 

 

FIN

 

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