CHAPITRE VI

 

Rome, pendant la saison des touristes, est silencieuse une demi-heure toutes les nuits : pas davantage. Jusqu'à trois heures, les fiacres stationnent, les cochers bavardent, se disputent, les chevaux frappent du pied sur le pavé. C'est vers cette heure-là, aussi, que les soupeurs attardés sortent des restaurants et que les employés des postes regagnent leur demeure, les uns et les autres rythmant leurs pas en chantant. L'on entend au loin un air d'opéra, d'abord ténu comme un fil ; il augmente, diminue, devient soudain plus fort, résonne sous vos fenêtres, si bien chanté, parfois, qu'on se demande si le chanteur n'est pas un artiste célèbre ; puis, de nouveau il s'évanouit peu à peu et se noie dans quelque nouveau bruit plus proche. Le silence lui succède. La vieille cité soupire et s'endort. A trois heures et demie, elle est réveillée par les charrettes qui viennent de la campagne, chargées de denrées, apportant à Rome de quoi manger et boire pour vingt-quatre heures. On dirait que cette ville qui a vécu si longtemps, qui sait tant de choses et dont le cœur doux et contemplatif, inconnu des touristes, se cache dans les églises abandonnées et dans les vieilles cours solitaires, ne peut jamais prendre beaucoup de sommeil, tant elle a des sujets de méditation.

A deux heures et demie, Val sauta brusquement de son lit ; et, nu-pieds, vêtu de son pyjama, se mit à marcher de long en large ainsi qu'il l'avait fait plusieurs fois déjà cette nuit-là. Dans la lumière voilée de la lampe électrique, il avait un air alerte et même actif ; ses yeux brillaient, paraissaient agrandis ; ses lèvres étaient entr'ouvertes, comme dans la course ; il murmurait sans cesse de petites phrases imperceptibles.

Pendant plus de dix minutes il arpenta la chambre, puis il se jeta soudain sur son lit à plat ventre, entourant de ses bras l'oreiller, et demeura ainsi étendu de tout son long. Il lui semblait maintenant que depuis le dîner des jours entiers s'étaient écoulés. Et pourtant les sonneries des pendules se succédaient avec une rapidité incroyable... Il y avait très, très longtemps qu'on avait bu de la chartreuse à sa santé... cela se passait à une époque lointaine comme celle de son enfance...

Il n'avait pas revu les jeunes filles. Austin lui avait conseillé de les éviter ; il craignait qu'elles pussent deviner, d'après les façons de Val, qu'il se passait quelque chose ; or, il fallait l'empêcher à tout prix. Austin alla donc lui-même leur dire que Vai ne se sentait pas très bien et s'était couché, que les deux visiteurs avaient prononcé très vite un nombre considérable de paroles confuses et qu'il considérait l'affaire comme arrangée. Après quoi, il avait rejoint Val, pour s'assurer qu'il n'avait besoin de rien et pour examiner avec lui la situation.

Ils étaient restes ensemble jusqu'à onze heures passées, Austin soucieux et incertain, Val tour à tour prolixe et silencieux. Plus d'une fois, Austin avait été sur le point d'aller téléphoner, puis s'en était abstenu sans que Val l'en dissuadât, ce dernier disant qu'il s'en remettait complètement à Austin.

Puis, ils avaient fait un peu d'escrime avec leurs cannes, répété certaines parades, et Austin avait expliqué dans tous ses détails une nouvelle feinte en seconde qu'il jugeait très efficace. Mais tout à coup Val avait lancé sa canne sur son lit, disant qu'il valait bien mieux dormir quelques heures. Austin l'approuva ; et, comme il allait sortir, après avoir promis à Val de le réveiller à quatre heures, celui-ci le rappela.

-  Une seconde, Austin :

L'autre s'arrêta.

-  Tu te chargeras, n'est-ce pas, de faire quelques commissions de ma part à certaines personnes, si... si c'était nécessaire?

-  Quelle blague, voyons!  En trois minutes, tu lui auras donné son compte, répliqua Austin d'un ton bourru.

Val renversa [a tète en arrière et demeura un instant immobile.

-  Dis,   n'oublie   pas,   mon  vieux... si   c'était nécessaire. Quelques mots à maman, à papa, à May, et à... à Gertie. Tu lui diras...

Il se tut.

-  Je l'aime beaucoup, Gertie, dit-il d'un air triste.

Austin fit un signe de tête affirmatif et rapide. Sentant que l'émotion s'en mêlait il avait voulu tout d'abord y couper court. Mais, aussitôt, il se reprocha un peu trop de sécheresse.

-  Ne te tourmente donc pas, mon vieux. Ça ira tout seul... Bonsoir.

-  Bonsoir!... Dis donc, Austin.

-  Quoi?

-  J'ai été odieux avec toi - toujours. Je le regrette... Voilà, c'est tout. Bonsoir.

-  Bonsoir.

Et Austin, après avoir fermé doucement la porte, était rentré dans sa chambre.

II

Lui aussi veillait, se retournait continuellement dans son lit ; et, tout en écoutant les pendules sonner, les chevaux piaffer et les passants causer inintelligiblement sous sa fenêtre, il se répétait que Val avait été admirable. Il s'était conduit en vrai gentleman cet après-midi, en vrai Medd. Rien n'eût pu valoir en élégance et en à-propos cette gifle, si inconsidérée qu'elle fût. Austin se demandait si, pris ainsi de court, il aurait eu assez de nerf pour agir avec cette décision et cette vigueur ; mais Val avait toujours possédé une espèce de courage nerveux - par exemple dans l'affaire du cheval de Gertie... Lui, Austin, aurait hésité, se serait demandé s'il était sage de galoper derrière un cheval emporté ; il eût pu évidemment en résulter plus de mal que de bien. Mais Val avait galopé - et réussi.

Puis, l'affaire du Matterhorn lui revint à l'esprit ; et il convint que celle de Rome, - d'abord la gifle, ensuite la froide résolution prise par Val de se battre, - était de nature à modifier complètement sa première interprétation de ce fâcheux incident. Le pauvre Val, à n'en pas douter, avait manqué de stabilité nerveuse ; question purement physique ; la tâche était au-dessus de ses moyens, tout simplement. Car, à présent qu'il devait affronter un danger bien plus grand - un danger qui se rapprochait infailliblement à mesure que passaient les heures, il ne manifestait pas la moindre faiblesse. Décidément, Austin s'était montré injuste en accusant son frère de lâcheté.

Aussi éprouva-t-il, au cours de cette nuit, une très forte crise de repentir. Il s'avoua franchement qu'il avait méconnu Val ; il se promit que si cette affaire se terminait bien - non... que quand cette affaire se serait terminée, - il témoignerait à son frère plus de cordialité, plus de considération.

Jusque vers une heure, ces pensées le hantèrent, entremêlées, pourtant, à d'autres, infiniment plus angoissantes, touchant son rôle personnel dans l'affaire.

Il faut se rappeler, pour rendre justice à Austin, qu'il était encore très jeune ; il n'avait quitté Cambridge que depuis deux ou trois ans ; et, bien qu'il ressentît à l'égard du duel la haine et le mépris de tout Anglais (en même temps qu'il professait un grand dédain pour les habitudes étrangères), il n'en avait pas moins été en proie à une incertitude embarrassante quant à la conduite à suivre vis-à-vis d'un prince, d'un général et d'un lieutenant qui venaient prétendre qu'un gentilhomme anglais devait se comporter en Italie comme un gentilhomme italien, à moins de se déshonorer II pensa que cette dernière considération le dispensait de consulter qui que ce fût. Mais il l'eût fait, néanmoins, si Val ne s'était interposé aussi vivement, n'avait déclaré qu'il voulait se battre, an moment même où lui, Austin, flottait entre deux solutions ; il suffit d'une plume, dans certains cas, pour impressionner une balance.

N'empêche qu'Austin passa une heure désagréable avant de s'endormir. Il savait que ses parents le tiendraient pour responsable ; qu'on l'avait envoyé en Italie parce que Val semblait encore trop jeune, trop inexpérimenté pour diriger convenablement l'expédition, et il n'osait songer à ce que dirait de lui le monde si... si Val ne rentrait pas avec lui - ou même quoi qu'il arrivât. Enfin, cela ne le regardait plus : une décision était prise ; le défi était accepté, il fallait aller jusqu'au bout.

Il dormit abominablement. Vers deux heures, il se leva, longea le couloir jusqu'à la porte de Val ; la chambre était silencieuse. Par la fenêtre du couloir, il entendit les piaffements d'un cheval de fiacre qui stationnait devant l'hôtel. Il retourna dans sa chambre et se recoucha, après s'être assuré que l'aiguille de son réveil-matin marquait bien quatre heures moins dix.

Une heure après, il se réveilla, entendit trois coups argentins sonnés par le cartel du vestibule, dont il percevait, dans le silence, le solennel tic-tac. Il compta douze coups et ressentit soudain une impression horrible. Ce tic-tac semblait fractionner en secondes le temps que Val avait encore à vivre, ou du moins qui le séparait d'un grave péril. Il tira son drap par-dessus ses oreilles et finit par se rendormir, mais recommença de rêver : il voyait des épées, le visage de Val, ses adversaires moustachus plus grands que nature - et un vieux jardin charmant, pareil à celui qu'il avait traversé, quelques jours auparavant, aux abords d'un palais dévasté...

III

Tout à coup, il se réveilla, terrifié ; une lumière brillante l'éblouissait ; il crut d'abord que c'était le grand jour et, d'un sursaut, se mit sur son séant, étourdi, décontenancé. Il vit alors la figure de Val tout près de la sienne ; son frère, à moitié assis sur son lit, se penchait sur lui, le secouait par l'épaule.

-  Hein ? quoi ? C'est déjà l'heure ?

Puis il distingua mieux le visage de Val et, pendant quelques secondes, crut qu'il rêvait encore. Car il lui semblait qu'en trois ou quatre heures, ce visage s'était aminci, réduit jusqu'à devenir pareil au visage d'un vieillard ou d'un homme atteint de quelque maladie mortelle : les cheveux étaient en désordre, les lèvres blanches et entr'ouvertes, les yeux comme tirés par des rides étranges qui se perdaient, au-dessus des pommettes, dans des taches sombres.

-  Mon Dieu, dit-il, qu'est-ce qu'il y a ? tu es malade ?

Il sauta hors du lit, le regardant toujours. Le visage livide fit un signe affirmatif.

-  Oui, dirent les lèvres blanches, je suis malade... je suis malade... Je ne peux pas y aller.

-  Tu ne peux pas y aller ?... Mais mon cher, il le faut, voilà tout. Comment diable veux-tu que...

Les yeux de l'autre se dérobaient. - Je ne peux pas y aller, répéta la bouche pâle. Je ne peux pas ; je suis malade.

-  Mais...

Alors Val se laissa aller. Il tomba en travers du lit et ce misérable gémissement qu'Austin avait déjà entendu le jour où, tous deux, ils se trouvaient en face d'un vrai danger, ce cri lamentable sortit, étouffé, assourdi, d'entre les couvertures ;

-  Je ne peux pas... Je ne peux pas... je... je ne suis pas assez fort aux armes. Tu le sais bien, toi ; tu es bien plus fort que moi... oh! je ne peux pas. Je ne peux pas.

-  Val, relève-toi... Ecoute...

A ce moment éclata une sonnerie stridente et métallique ; il semblait qu'elle allait réveiller tout l'hôtel, toute la ville, rassembler une foule autour de cette honte abominable. Austin saisit le réveil-matin, en tourna fébrilement les boutons, mais sans résultat ; il les tourna encore avec rage ; et, comme le maudit instrument ne se taisait pas, il le jeta de toutes ses forces dans le siège d'un grand fauteuil, où, enfin, il cessa de sonner. Un petit éclat de verre tinta contre le pied d'un meuble.

-  Val... dis-moi (sa voix était devenue sévère), est-ce que tu parles sérieusement ? Tu ne veux pas y aller ?... Tu as peur ?

Il y eut un silence. Le corps couché là, sur le lit, resta immobile. Austin s'en rapprocha, et par deux fois, tapa vivement sur un pied nu.

-  Allons, dit-il, réponds-moi. Ne me dis pas que tu n'es qu'un lâche, décidément.

Dans l'âme du frère aîné, le mépris amer de jadis renaissait et s'enflait, multiplié par mille. Il voyait devant lui un être de son sang qui était un froussard, une femmelette, qui déshonorait le nom qu'ils portaient tous deux.

Le visage se tourna un peu sur l'oreiller.

-  Je ne peux pas... gémit une voix brisée.

Austin ne prononça pas un mot. Il resta un instant sans bouger. Puis, ses doigts, rapidement, déboutonnèrent son veston de pyjama, qu'il ôta et lança sur son lit, sans se soucier de son frère ; il tira le cordon du pantalon qui glissa jusqu'à terre ; et, libre, mince, juvénile, alla au lavabo, emplit d'eau froide la cuvette, s'en fit couler sur la tête, s'en inonda les bras, et se sécha avec une serviette éponge. Puis, prenant un à un ses vêtements pliés sur une chaise, il s'habilla.

S'étant assis pour lacer ses bottines, il dit, sans lever les yeux :

-  Tu voudras bien, si c'est nécessaire, expliquer l'affaire à May et à Gertie. Tu peux dire tous les mensonges que tu voudras. Mais tu es seul responsable.

N'entendant point de réponse il leva la tête. Val, assis sur le lit, maintenant, le regardait. Alors, il détourna les yeux.

- C'est toi le seul responsable, répéta-t-il.

Il lui fallait passer derrière le lit pour prendre sa montre et décrocher son pardessus, pendu à la patère. Quand il se retourna, Val était debout près de la porte, comme pour lui barrer la route ; ses pieds nus n'avaient pas fait de bruit sur le tapis. La première charrette de maraîcher passait dans la rue en grinçant.

-  Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda une voix à peine perceptible.

Austin fit semblant de ne pas entendre. Il mit vivement son pardessus, dont il remonta le col, car l'air du matin était frais. Il mit son chapeau et prit une canne - une canne que Val lui avait donnée quelques jours auparavant (mais il ne s'en souvint pas en la prenant). Puis, il s'approcha de la porte.

-  Où vas-tu ? demanda l'autre.

-  Allons, laisse-moi passer.

Ce fut jeté si brusquement, si furieusement, que Val recula... Et Austin sortit laissant la porte ouverte.

Comme il traversait le hall, il se retourna sans savoir pourquoi, et jeta un regard vers une sorte de petite galerie à laquelle aboutissait le couloir qui conduisait à sa chambre. Il vit se détachant sur la lumière qui sortait d'une porte, quelqu'un vêtu d'un pyjama et qui semblait le suivre des yeux. Il continua son chemin.

Le portier de nuit se réveilla en sursaut dans son abri vitré. Un jeune homme en manteau clair et en chapeau rond était debout devant lui et lui faisait signe d'ouvrir la porte de la rue. Il obéit ; le jeune homme sortit, sans rien dire. Le portier le regarda s'éloigner à travers le square désert, livide comme le visage d'un cadavre sous le ciel rayé de rosé. Puis il rentra reprendre son somme,

 

 

 

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