Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VI-102

[Versailles, le jeudi 9 août 1906] 1

 

Mon cher Marquis de Buninuls

 

Je vous dois mander la chose la moins incroyable, la moins grande, la moins petite, une chose qui existe depuis quatre mois et que vous ne croirez pas dans dix, une chose qui était vraie hier et qui ne l'est peut'être plus aujourd'hui. (Si elle l'est.) Devinez qui s'est établi antiquaire expert et vendeur comme Molinier 2, qui a acheté un vaste magasin qu'il a rempli de ses collections à Versailles, qui, plusieurs heures par jour, y vend et y discute le prix et l'authenticité des curiosités et des œuvres d'art, qui en fait un commerce, qui en fait une science, qui maintenant reporte aussi son savoir sur ce qui n'est pas à lui, apprécie l'époque et le vrai de tout, qui ose prétendre que la Descente de Croix de Rubens pourrait bien être de Van Dyck, qui, en le disant prononce Vamm Daïk, comme Me Oppenheim et comme Henraux, qui a vieilli d'ailleurs de cent ans 3. Qui est-ce, je vous le donne en deux je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. " Et parbleu dit M° Lilli Lehman 4, c'est M. de Nolhac 5" - Nenni - " C'est alors Robert de Montesquiou. " Point du tout. " Pardi nous sommes bien sots, dites-vous, cela ne peut être que Lobre 6, si ce n'est Tenré 7. " Non donnez votre langue aux chats,

c'est c'est... encore une fois devinez-vous, mais non vous ne le pouvez, c'est, je veux vous le dire mais non vous le faire croire, c'est, c'est Hector... - Hector? Hector qui? " C'est Hector.... Hector.... Hector......, eh! bien je vous le dis c'est Hector tout court, Hector, Hector des Réservoirs, Hector de la Potocka, votre Hector, mon Hector, Hector le Maître d'Hôtel, en cents mots comme en un, c'est Hector. Récriez-vous, accusez moi de mensonge, dites que je suis un mensteur, je ne vous en voudrai point car j'ai fait la même chose que vous etc. - Notez que je n'ai point Me de Sévigné ici, que je vous dis tout cela en m'appuyant bien gauchement sur l'étrier d'une mémoire branlante, et de l'autre côté sur l'étrier de l'inspiration reconstructive pour faire ainsi suivre aux sabots du poney les traces immortelles qu'a laissées le Pégase de la Marquise (qui ne volait pas ce jour là!) 8.

Reynaldo, 1° je suis tombé malade en arrivant lundi aux Réservoirs mais si malade que je peux à peine vous écrire. J'ai un lugubre rez de chaussée, pas le vôtre, plus grand, à côté du théâtre, plein de tableaux et de psychés etc.[.] On m'a déjà fait déménager sans pitié malgré la fièvre etc. etc. Que doit on donner de pourboires à la femme de chambre, à la concierge qui téléphone, au concierge qui a les cheveux poudrés théâtre français. A l'Hôtel même j'avais un très gentil à nez rouge qui vous connaît et était domestique du duc de Fezensac mais celui-là est déjà réglé. Que j'aurais à vous écrire si je souffrais moins. Mais hélas! Apprenez seulement que j'ai su de la façon la plus positive que Robert de Rothschild n'a pas eu " ça " à se reprocher avec vous, qu'ils se trouvent actuellement dans l'interdiction formelle d'accepter pas plus un sou qu'un milliard, qu'il a refusé à son meilleur ami il y a un mois de prendre chez lui sa fortune de dix millions, qu'il faut que vous vous mettiez dans la tête qu'il n'y a pas l'ombre d'absence de gentillesse là dedans, que nous avions jugé cela entièrement à faux, je vous l'expliquerai de vive voix, et ce que je vous dis est rigoureusement contrôlé et positif 9. A propos de Robert songez à quel point une lettre comme celle de " faner " " Quand on sait faire cela on sait faner " " Songez que c'est l'homme le plus méchant du   monde et qui n'aime      point    faner 10" ressemble à ce que dit la mère Gustava, n'en méprisez point la Sévigné mais demandez-vous si l'on ne pourrait pas dire à la Marmontel " Gustava ou la Sévigné du commun " [.]

Tendresses de

Buncht.

 

Brûlez immédiatement cette lettre et en me répondant ne prononcez pas le nom d'Hector[.]

Le Figaro dit ce matin M. Reynaldo Hahn à Territet 11 [.]

En me répondant dites moi que vous avez brûlé cette lettre (et celle Bréval) 12. Et que ce soit vrai. Antoine est à San Francisco, pour oublier 13 !

 


 

1. Hahn 94-96 (n° LVIII) ; Choix 139-141 (n° 58). Sur papier de grand deuil. Cette lettre ne porte ni lieu ni date; Proust l'a écrite de Versailles le jeudi 9 août 1906 (note 11 ci-après).

2. Emile Molinier (1857-1907), archiviste paléographe, conservateur au musée du Louvre.

3. Ms : qui a vieilli d'ailleurs de cent ans, ajouté en interligne. Voir ci-après, la note 4 de la lettre à Lauris du jeudi 9 août 1906.

4. Sic. Mme Lilli Lehmann (1848-1929), célèbre cantatrice autrichienne. Elle venait de chanter au festival Mozart dirigé par Reynaldo Hahn à Paris les 23, 25 et 29 mars 1906. Elle devait chanter aussi au festival Mozart de Salzbourg.

5. Pierre de Nolhac (1859-1936), conservateur du Musée national de Versailles depuis 1892, professeur à l'Ecole des hautes études.

6. Maurice Lobre (1862-1951), peintre que Léon Daudet appelait le " Vermeer français ".

7. Henry Tenré (1864-1926), peintre de genre et illustrateur.

8. Proust imite la lettre de Mme de Sévigné à M. de Coulanges sur le mariage de Lauzun, lettre du 15 décembre [1670]. Dans la Fugitive, la mère du narrateur fera allusion à cette lettre de Mme de Sévigné, ainsi qu'à celle de " la jolie chose que c'est de faner " : III, 657. Voir la note 10 ci-après.

9. Rappelons que Proust avait conseillé récemment à son ami de déposer son argent à la banque Rothschild. Voir ci-dessus, la lettre 32.

10. Lettre à M. de Coulanges datée du 22 juillet 1671. Cf. Cor II, 106 et 107, note 6.

11. Le Figaro du jeudi 9 août 1906, p. 6, A l'étranger.

12. Allusion à une Chanson burlesque sur Lucienne Bréval, de l'Opéra. Proust a dû envoyer cette Chanson en même temps que sa lettre. J'en donne le texte dans les Lettres à Reynaldo Hahn, p. 93, lettre LVII.

13. Antoine Bibesco. Cf. Cor III, pp. 92, 96 et 97, note 4. Voir aussi la lettre 166 ci-après.