Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-35

[Le samedi 9 février 1907] 1

 

Binchturbuls 2

 

Quand est-ce que vous verrsai (ces jours-ci mes heures ont été très genstilles, à peu près à partir de trois heures et demie quatre heures après midsi. Mais " bien fol est qui s'y fie ["] 3). Je n'ai pas eu gripche que je ne craignais. Ne comprends pas ce que j'ai eu (Polignac : " il ne komprrend pas, il ne komprrend pas ["]). Si dois vous voir bientôt ne vous hescrirai pas moschancetés sur et sur, mais si pas, oui et oui. Votre lettre était admirable toute la conversation Costa 4 des plus justes et des plus importantes, l'anecdote Taigny exquise et sa réponse moins vulgaire que vous ne dites puisque en effet il faudrait qu'elle signe : Bianchi Taigny ce qui va d'ailleurs beaucoup moins bien que Murat Taigny qui serait beaucoup plus joli 5. Connaissez-vous Madame Taigny 6. Elle est charmante. L'opinion de M. Costa sur la G. (la fille est la G.G.G. 7) est vrai. Mais c'est ce fard qui à la distance de la salle donne la fraîcheur. Je ne dis pas que ce soit une Récamier et qu'elle puisse être l'amie d'un homme de génie. Mais enfin elle doit à préférer lire l'Evolution de la Matière 8 à dire des choses fines à Costa de ne pas avoir l'écœurante banalité de réputation des autres femmes du monde. Et elle englue les choses intéressantes (ce qui est d'ailleurs désagréable pour les choses intéressantes) mais encore elle les attire. Ainsi Edvard 9 VII ailleurs a dîné. Là il a assisté à la photo-télé etc. 10. Tout cela spiritualise non pas une femme mais sa réputation.

Has dieu, Hasdieu, Bonjours.

J'ai eu la visite de ma Tante 11 [.]

Ai des mouvements inouïs dès que je force un peu ma voix en parlant au téléphone. Inouï.

Ne venez jamais journsée sans prévenir, et ne venez plus soir trop tard, car et car.

J'ai téléphoné à la Princesse de Chimay que j'aimerais mieux avoir fait l'article d'Antoine B. 12 que le mien. Elle a été tellement phaschée de ce qu'elle croit mon insincérité qu'elle a raccroché les récepteurs.

Il paraît que la fiancée de C[...] est charmante, extrêmement jolie, solidement riche, et d'une de ces familles si anciennement et vertueusement républicaines dont Maman disait :

Que de vertus vous nous faites haïr 13 !

Ils se retournent du côté des vices, ce qui est plus moral. Genstil je m'aperçois que j'avais fini ma lettre et que je continue l'accompagnement des bonjours. Alors hasdieu

 


 1. Hahn 126-128 (n° LXXXI). Proust a dû écrire cette lettre le samedi 9 février 1907: allusions à la séance de " photo-télé " à laquelle Edward VII assista l'après-midi où ii prit le thé chez la comtesse Greffulhe (note 10 ci-après), à la grippe dont Proust a souffert. L'allusion à " l'article d'Antoine B. " dont Proust parle au téléphone avec la princesse de Chimay semble situer cette lettre au samedi 9 février 1907 (note 12),

2. Peut-être faut-il lire "  Binedturbuls "?

3. Victor Hugo, Le roi s'amuse, acte IV, scène 2. C'est le roi qui chante :

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie !

4. Marie-Charles-Albert, marquis Costa de Beauregard (1835­1909), historien, membre de l'Académie française et du Jockey-Club.

5. Il s'agit de la comtesse Gaëtan-Joachim Murat, née Thérèse Bianchi.

6. Mme Edmond Taigny, qui demeurait au 41, avenue Montaigne.

7. Allusion à la comtesse Greffulhe : sa fille est la troisième G, étant née Elaine Greffulhe, mariée avec le duc de Guiche, fils du duc de Gramont.

8. Titre d'un ouvrage qui avait la prétention d'être de la " philosophie scientifique ", par Gustave Le Bon (1842-1931). Le livre avait paru chez Flammarion en 1905.

9. Sic.

10. Proust vient de lire l'article de Ferrari sur Les Souverains anglais à Paris paru dans Le Figaro du samedi 9 février 1907, p. 2 : " Leurs Majestés sont allées prendre le thé, dans la plus stricte intimité, chez Mme la comtesse Greffulhe, qui est en deuil par la suite de la mort du duc de Plaisance, son cousin germain, et de la duchesse de Reggio, sa tante.

" Puis, les souverains sont allés visiter le laboratoire de téléphotographie de M. Korn qui les a vivement intéressés. " - Ce n'était donc pas précisément chez la comtesse Greffulhe qu'Edouard VII avait " assisté à la phototélé ", mais en sortant de chez elle. Mais c'est elle, semble-t-il, qui avait eu l'idée de conduire le roi chez l'inventeur.

11. Mme Georges Weil, la veuve de l'oncle maternel de Proust. Cf. la lettre 126 ci-après.

12. Il s'agit d'un article d'Antoine Bibesco qui avait paru en deux tranches, sous le titre Aux Indes, dans Le Figaro, supplément littéraire des samedis 2 et 9 février 1907, p. 1. Celui du 2 avait pour sous-titre L'Emir d'Afganistan; celui du 9, Les Fêtes d'Agra. Proust avait téléphoné à la princesse de Chimay pour demander si Paul Bacart pouvait lui trouver un valet de chambre. La lettre que Proust envoie à la princesse de Chimay après lui avoir téléphoné porte précisément la date du Samedi.

13. Cf. Corneille, Pompée, acte III, scène IV, vers 1072 :

O ciel ! que de vertus vous me faites haïr !

Saint-Simon attribue cette remarque à Ninon de Lenclos dans un entretien avec le maréchal de Choiseul. Mémoires, éd. Chéruel (1885), tome IV, p, 316. On se rappelle la façon piquante dont Proust tire parti de ce vers, dans la scène où les tantes Céline et Plora se montrent incapables d'apprécier un passage de Saint-Simon : " Et mon grand-père, navré, sentant l'impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann les histoires qui l'eussent amusé, disait à voix basse à maman : " Rappelle-moi donc le vers que tu m'as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. " Du côté de chez Swann, I, 27. - Il est curieux de noter cependant que Proust cite ce vers non pas tel qu'on le trouve dans la pièce de Corneille, mais tel que le donne Saint-Simon

Seigneur, que de vertus vous me faites haïr!