Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VII-159

[Le lundi soir 7 octobre 1907] 1

 

 

 

Mon cher petit Buncht

 

Je viens d'aller entendre Mayol 2, seul (moi, seul) à la Scala 3, non sans que Mlle de Lilo, M. Resse, M. Foscolo 4, M. Sinoël 5 et Mlle Lanthenay 6 (que j'ai prise pour Christiane 7 d'où imbroglio, mais avouez qu'il y a de quoi s'y tromper) m'aient été infligés préalablement. J'avais pris une baignoire pour écarter les fumées et y trônais poétiquement. Mayol me plairait s'il chantait de vraies chansons, ce qui me plaît en lui c'est que c'est du chant dansé, que tout son corps suit le rythme. Mais il se retient, on a dû l'en plaisanter, et ses chansons sont trop peu lyriques et trop mauvaises, il a peu de succès, relativement. Je ne lui trouve rien de moschant comme Coco et vous m'aviez dit. Si je pensais pouvoir pour une somme modique le faire venir et lui faire chanter Viens Poupoule 8 et Un ange du pavé je le ferais. Il a quelque chose de Cléo 9 qui dansait en marchant.

Genstil nous nous sommes vus si rapidement et j'ai été si hypnotisé par ce projet Furstenberg (mon excuse vous l'avouerais-je aujourd'hui c'est que j'étais allé attendre votre retour à Evreux et n'étais revenu à Paris au lieu de Bretagnch que pour cela!) que je ne vous ai pas parlé de ce qui m'intéresse cent fois plus, à savoir

1° Quels sont ces ennuis, relatifs à votre ballet 10, dont vous m'avez parlé, et je vous ai demandé dans lettre heuxplications et ne m'avez jamais respondu. Est-ce que vous ne le faites plus?

2° Avez-vous enfin vu Flament et où en est Paris?

3° Le projet avec Flers et Caillavet (qui ont un triomphe aux Français 11 !) tient-il?

4° La gentillesse de Chevillard 12 se traduit-elle en actes? " La foi qui n'agit point etc. 13 "

Pardon genstil, je sais que vous n'aimez pas que et que, mais jamais je ne et ne et vous demande tout à la fois pour que et que. Dites à la fois pour opéra, ballet, opéra comique et pour Rameau.

Genstil, une personne (Me Fontaine, qui est sans ironie 14 m'écrit " je ne parle pas des grands musiciens, mais de ces immortels génies qui incarnent la plus sublime expression de la musique universelle, les Beethoven, les Théodat de Séverac, les Wagner, les Bach ". Genstil j'ai d'abord cru que je savais ce que c'était que Théodat de Séverac. Et puis j'ai vu que ce que je prenais pour Théodat de Séverac c'était ou bien Robert d'Anzac (ami de la marquise d'Albufera 15) ou bien Félicie d'Ayzac (archéologue 16) ou bien Robert Lignerac, maison nobiliaire qui est celle de Caylus je crois 17. Mais tout bien examiné je ne sais pas qui est Théodat de Séverac " la plus sublime incarnation de la musique universelle ". Vous serez genstil à l'occasion (car je n'ai nul besoin de le savoir) de me documenter, je suppose que c'est un musicien du XVI° siècle français, un ancêtre assommant de Couperin 18.

Un bonsjour, et puis un autre bonsjour, et puis encore un bonsjour

Buncht


1. Hahn 147-149 (n° XCV). Lettre écrite peu après le retour à Paris; l'allusion à la sortie pour entendre Mayol au théâtre de la Scala semble situer cette lettre au lundi soir 7 octobre 1907 ou au lendemain :voir la note 3 ci-après.

2. Félix Mayol (1872-1941), né à Toulon, chanteur de café-concert qui fut un temps l'étoile du théâtre de la Scala.

3. Proust a dû lire l'annonce parue dans Le Figaro du 5 octobre 1907, p. 5 : " A la Scala, ce soir, dernière représentation de Fragson. Lundi prochain, rentrée de Mayol, qui chantera plusieurs nouveautés sensationnelles. " Le Figaro du 8 donne le compte-rendu d'Alfred Delilia que voici : " A la Scala, temple de la chanson, se trouvent réunis ceux et celles qui, parmi les artistes, savent le mieux faire valoir un couplet grivois, cocasse ou tendre. Aussi Mmes Lanthenay, Foscolo, de Lilo, Morly, d'Alma, MM. Sinœl, René, Fréjol, Ferréol et d'autres y sont-ils tous les soirs très applaudis. Mais hier rentrait Mayol, prince des chanteurs. Le public - très élégant - lui a fait fête. [...] " Le compte rendu du Gaulois, paru le même jour, nomme parmi les chanteurs M. Resse. Proust a dû assister à cette première le lundi 7; c'est sans doute en rentrant chez lui qu'il écrit sa lettre à Reynaldo Hahn. C'est la première fois qu'il sort de chez lui depuis qu'il est de retour à Paris. Il parle de cette première sortie dans sa lettre à Mme Straus, antidatée du lundi mais écrite le mardi 8, ci-après.

4. Sic. Proust écrit par mégarde " M. " mais il s'agit évidemment de Mme Foscolo.

5. Jean Biès, dit Sinoël (1868-1949).

6. Mme Léontine Adeline, pseudonyme Lanthenay. - Nos. art. 1901, p. 218.

7. Christiane Lorin. Voir la note 6 de la lettre 107 ci-dessus.

8. Viens poupoule ! chanson populaire créée par Mayol. Les paroles sont de Trébitsch et Christiné, la musique d'Adolphe Spahn. Quand le baron de Charlus annonce qu'il doit se battre en duel, le narrateur, pensant trouver Charlie Morel " le cœur gros ", arrive au moment où ce dernier est en train de chanter "Le samedi soir, après le turbin! " - c'est-à-dire Viens poupoule ! Sodome et Gomorrhe, II, 1065.

9. Cléopâtre-Diane, dite " Cléo ", de Mérode (1881-1966), célèbre danseuse à l'Opéra vers les années 1893 à 1900, puis à l'Opéra-comique.

10. Il s'agit de La Fête chez Thérèse, dont la première représentation aura lieu à l'Opéra le 16 février 1910. Les " ennuis " en question ici peuvent s'expliquer par deux notes parues dans la presse. Le 31 juillet 1907, Serge Basset annonce dans Le Figaro "M. Catulle Mendès a lu hier aux futurs directeurs de l'Opéra la Fête de [sic] Thérèse, ballet en deux actes et trois tableaux, dont il a emprunté le titre au délicieux poème de Victor Hugo.

" C'est à M. Reynaldo Hahn que, d'un commun accord, les directeurs et l'auteur ont demandé la musique de la Fête de [sic] Thérèse, qui sera le premier ouvrage chorégraphique monté par la nouvelle direction. "

Le 26 novembre 1907, Comœdia annonce: "  Il y avait deux ballets présentés à la nouvelle direction de l'opéra. L'un était pour le livret de M. Catulle Mendès et pour la musique de M. Reynaldo Hahn; l'autre était de M. Adolphe Aderer et de M. G. Salvayre, [...]

"Ils [MM. Messager et Broussan] viennent enfin de prendre une décision et nous pouvons affirmer que La Fête chez Thérèse, de MM. Catulle Mendès et Reynaldo Hahn, formera l'un des premiers spectacles que nous offrira la nouvelle direction."

11. L'Amour veille, comédie en quatre actes de Caillavet et Flers, eut sa première représentation au Théâtre Français le 1" octobre 1907. La pièce eut un gros succès. Le 12 octobre, elle obtint la recette la plus élevée de l'année à ce théâtre. - Le projet que Reynaldo Hahn avait avec les auteurs ne semble pas avoir abouti.

12. Il s'agit apparemment de Prométhée, cantate pour soli, cœur et orchestre, sur un poème de Paul Reboux. La première de cette œuvre eut lieu aux concerts Lamoureux, sous la direction de Chevillard, le 1er, et le 8 mars 1908. Pierre-Alexandre-Camille Chevillard (1859-1923), compositeur de musique, professeur au Conservatoire de Paris, chef d'orchestre et directeur des concerts Lamoureux. - Le Figaro du 2 septembre 1907 annonce que Reynaldo Hahn a terminé " récemment " la partition de Prométhée " que l'on entendra cet hiver dans l'un de nos grands concerts symphoniques du dimanche ".

13. Cf. Racine, Athalie, acte I, scène 1, vers 71 (Joad) :

La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?

14. II s'agit de Mme Lucien Fontaine, sœur de Paul Desjardins, veuve d'Olivier Rayet. Elle s'était remariée en 1891. Voir Cor, I, note 3 de la lettre 18. - Proust oublie de fermer la parenthèse.

15. Il s'agit apparemment du marquis de Chabert d'Ansac, demeurant 21, rue François-Ier, et château de Milly, à Richelieu (Indre-et-Loire). - P.-Hach 1904.

16. Félicie-Marie-Emilie d'Ayzac (1801-1882), archéologue française, élève, puis professeur de la maison de Saint-Denis, où elle enseigna trente ans avant de s'adonner à la publication de ses travaux d'archéologie. Proust devait connaître certains de ses ouvrages, notamment Statues du porche nord de la cathédrale de Chartres (1849). Elle fut l'auteur également de nouvelles, de quelques romans et d'un recueil de poésies. - Grande Encyclopédie, 4, p. 983.

17. Joseph-François Robert de Lignerac, duc de Caylus, décédé à Cannes le 11 février 1905. - Gotha, 1909, p. 308.

18. Proust feint d'ignorer l'existence du jeune compositeur en question : Joseph-Marie Déodat de Séverac (1873-1921). Il venait de sortir de la Schola Cantorum, où, de 1896 à 1907, il était l'élève de Magnard et de Vincent d'Indy.