Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-1

[Le vendredi 3 janvier 1908] 1

 

 

Hirnuls,

 

Voici letterch. Votre réponse à Marcano 2 n'est pas seulement sublime, c'est un mot qui a l'air d'avoir été fait par un homme de génie pour vous donner à vous, à vous, en tenant compte de vos préférences, de vos manies etc. le maximum de sensation du sublime. Si on vous l'avait raconté de quelqu'un d'autre, vous auriez dit que c'était " la perfection ", " incomparable " etc. Et je le dis aussi. J'ai frémi d'indignation en pensant que " la cantinière qui a gagné le million, ou plutôt les millions " (c'est ainsi que je surnomme définitivement Gustava 3) (vous savez - pour qu'on ne comprenne pas - -qu'il y a une cantinière qui a gagné le million de la pochette 4) dénigre, et rabaisse, et dégrade Me A. de La Rochefoucauld 5 qui est la distinction même, et qui fut aussi la beauté (voir le portrait de Chaplin 6).

Genstil je souhaite que le purgatif (que je vous avais écrit dès dimanche pour vous konseiller 7, mais j'ai craint l'importunité, mes conseils vous semblant rarement genstils) soit, sans pitié pour votre estomac, un purgatif énergiquement drastique et après lait et lit, rien que lait et lit 8 jusqu'à cessation entière de la fièvre depuis deux jours. Alors quelques reconstituants seront tolérés.

Je pense que vous avez lu l'incident Castellane - Elie (qu'on devrait écrire Hélie) de Sagan 9. En pareille occurrence le prophète Elie s'envola 10. Sagan malheureusement pour lui n'a pas eu la même ressource. Ce n'est pas qu'il ne vole d'ailleurs à l'occasion (si c'était Rochefort on trouverait cela charmant 11). Mais je crois que pour lui Gould est surtout Gold 12.

J'ai lu avec indignation qu'on citait maintenant dans les soirées Moret 13. On pourra dire : " On a bégayé jusqu'à une heure du matin et on s'est séparé après un souper etc. " Moret vient de chanter une mélodie. Un admirateur, désireux qu'il recommence dit : " Voulez-vous nous la dire une troisième fois. " Il est vrai qu'il ne bégaye pas en chantant, c'est assommant.

Puncht, bonanibuls 14, je vous hescris pour vous dire petites buninulseries. Mais je suis trop phastigué et bonsjours que si je vous voyais je ne vous donnerais pas effectivement pour ne pas prendre gripppshe. Mais de loin, oui et oui (et de près aussi moschant)

Buncht. 

 

1. Hahn 151-152 (n° XCVII). Lettre écrite le vendredi 3 janvier 1908 : allusion à "l'incident Castellane-Elle [...] de Sagan " (note 9 ci-après). Cf. l'allusion à la grippe du destinataire, et la fin de la lettre du même au même que nous datons du mardi [31 décembre 1907], Cor, VII. Cf. aussi la note 14.

2. Le médecin du destinataire se nommait Gaspard Marcano.

3. La baronne Gustave de Rothschild. Voir Cor, VI, 66, note 4. 4. Allusion à une certaine Mme Hofer, cantinière au 28, dragons, à Sedan, qui gagna, le 1er août 1905, le lot d'un million de la Loterie de la presse. Un pamphlet avait paru à ce sujet sous le titre Les Tapeurs de la Cantinière (A l'assaut du million). Quelques-unes des 10 000 lettres authentiques reçues par M-, Hofer, gagnante du million de la Loterie de la presse (anonyme). Petit in-8°, 1905. Lorenz, 20, p. 192. - Le 15 octobre 1905, on joua à la Galerie des Machines une revue en un acte de Beaumercy intitulée La Cantinière en Galley...teuse. Le 3 février 1906, on donna au Cirque d'Hiver une pantomime en deux tableaux de Franconi intitulée Le Million de la cantinière. Le 18 mai 1906, on donna au théâtre de La Pépinière un vaudeville en un acte de pajol sous le même titre.- Voir Le Figaro, 2 août 1905, p. 1; Soubies, passim.

- Le mot de " pochette " employé par Proust semble impropre ici. Paul Robert donne ; pochette-surprise, qu'on achète ou qu'on gagne à une tombola sans en connaître le contenu et qui renferme de menus objets.

5. Voir Cor, III, 264, note 7.

6. Dans le plus ancien de ses salons, resté inédit du vivant de Proust, il présente en ces termes la comtesse Aimery de La Rochefoucauld, née Mailly-Nesle : " Sa [beauté], son esprit, sa bonté sont célèbres. Peu de femmes répandent autour d'elle[s] plus de charme, exercent plus de prestige, font plus de bien. Si vous ne l'avez jamais vue peut-être connaissez-vous du moins son portrait par Chaplin exposé il y a quelques années à l'Ecole des Beaux-Arts. Alors vous avez admiré déjà la noble finesse de son profil, ses yeux bleus, sa chevelure blonde. " Textes retrouvés, 1971, p. 68. - Le portraitiste en question est Charles-Josuah Chaplin (1825-1891).

7. Lettre non expédiée, semble-t-il; nous ne la retrouvons pas.

8. Notons que le remède ici est le même que prescrira le docteur Cottard appelé en consultation auprès du narrateur. Jr, I, 498.

9. Le Figaro, vendredi 3 janvier 1908, p. 2, Incident/Castellane-Elie de Talleyrand : " Hier matin, à l'issue du service funèbre qui était célébré, en l'église Saint-Pierre de Chaillot, à la mémoire de lady Stanley Errington, née Marie de Talleyrand-Périgord, une vive altercation s'est élevée entre deux personnalités parisiennes fort connues : le comte Boni de Castellane, député des Basses-Alpes, et son cousin, M. Elle de Talleyrand-Périgord, un des assidus de l'ancienne demeure du comte de Castellane. [...]
"Voici enfin le récit que, dans la soirée, le prince de Sagan nous a fait parvenir :
" A la sortie du service funèbre auquel je fus obligé d'assister ce matin, je fus accosté sur le trottoir par M. Boni de Castellane, mon cousin, qui me dit :
" - J'ai à te parler.
" Et comme je m'étais arrêté
" - Tiens, me dit-il, voilà ce que mes enfants t'envoient comme étrennes. Et il cracha dans ma direction. Comme je m'avançais vers lui, il recula et gagna l'autre trottoir. Près de le rejoindre, je fis un faux pas, et une chute s'ensuivit. C'est alors que M. Boni de Castellane, me voyant à terre, me frappa à coups de canne et à coups de talon, aidé de son frère Jean de Castellane. Je parvins à me relever. J'étais couvert de sang. On nous amena au commissariat de police, où je ne pus pas faire entendre tous mes témoins, au nombre de six, de braves gens qui passaient et qui furent indignés de l'attaque â terre. J'ai été soigné ici par le professeur Cunéo et le docteur Grunberg. Ces deux médecins constatent que je porte, au sommet du crâne, une plaie contuse faite au moyen d'un instrument contondant : talon ou canne. En tout cas, nous sommes loin, après de telles constatations de la version qui tendrait à faire croire que je me suis blessé moi-même en tombant.
" M. Boni de Castellane, par la nature de son attaque et celle de son frère, m'a mis dans l'impossibilité de solutionner l'affaire sur le terrain des armes. J'ignore les motifs qui le poussèrent à agir autrement que ne l'eût fait un homme de notre monde. L'affaire aura donc toutes les suites judiciaires qu'elle comporte. "
Le Figaro du 4 janvier 1908, p. 3, publie une lettre du comte Jean de Castellane protestant contre l'assertion qu'il avait aidé son frère au moment de l'altercation, n'ayant pas assisté à la rixe et n'étant arrivé sur les lieux que pour prendre son frère et empêcher la lutte de continuer.

10. Allusion à l'Ancien Testament, II, Rois, chapitre II, 11 : " Et il arriva que comme ils marchaient [Elie et Elisée], en parlant, voilà, un chariot de feu et des chevaux de feu les séparèrent l'un de l'autre; et Elie monta aux cieux dans un tourbillon. "

11. Voir Cor, VII, note 5 de la lettre 171.

12. En anglais, gold signifie : l'or. Allusion à la comtesse de Castellane, née Anna Gould. Le 14 novembre 1906, elle avait obtenu un divorce aux torts et griefs de son époux, à qui le tribunal avait refusé la pension alimentaire, annuelle et viagère de 150 000 francs qu'il avait demandée. Le 7 juillet 1908, elle devait épouser le prince de Sagan.

13. Ernest Moret, qui avait composé la musique de L'Ile heureuse, opéra en trois actes d'Eugène Morand dont on avait donné, en 1905, quelques représentations chez Mme Lemaire. Voir Cor, V, 169, note 2.

14. Bonne année.