Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

VIII-101

GRAND HOTEL
CABOURG

[Peu après le 18 juillet 1908] 1

 

 

Mon petit Bunibuls

 

Je sens que je suis odieux en vous demandant ceci. Mais enfin voilà. Nicolas doit faire ses treize jours le 1er Août 2. Me Thomson 3 a demandé un sursis pour lui au Général Dalstein 4 qui probablement s'est contenté de dire à son colonel de voir s'il était malade car au lieu de lui envoyer un sursis, on le convoque pour être examiné à Paris dans deux jours. Il est assez souffrant pour être ajourné mais je crois que les médecins militaires le prendront, d'où désarroi pour moi obligé de revenir si je n'ai pas de valet de chambre ici. Et dans l'état que Bize 5 lui a reconnu, cela lui fera mal. Je n'ose vous demander de demander ce sursis à Picquart car je sais que vous lui avez déjà demandé quelque chose et aurez encore à lui demander (quoique paraît-il il va quitter le ministère 6). C'est ainsi que je n'ai jamais osé vous demander de lui parler de ma réforme. Si cependant vous lui parliez de Nicolas, je crois qu'il faudrait lui peindre mon état et lui demander s'il ne peut pas me réformer (ou si Fallières 7 ne peut pas me réformer, je le ferais faire dans ce cas par les Duplay 8) sans visite médicale. En tous cas cela ne serait pas pour maintenant. Croyez-vous que pour le sursis de Nicolas vous ayez quelqu'un d'autre. Il vaudrait mieux pas Me Lemaire, car je compte lui demander en Octobre (tombeau) un sursis pour moi, sans cela il faudra que je fasse treize jours en Octobre et cela sera plus dangereux pour moi que pour Nicolas. Et d'autre part (d'autre part se rapporte à : pas à Me Lemaire, il faudrait quelqu'un du ministère. Sans cela cela fera la même chose que pour Thomson et rien. Il faudrait un Targe 9 (mais surtout ne sachant pas qu'il s'agit de mon valet de chambre pour quand on lui demandera mon sursis à moi) disant : c'est entendu, que M. Cottin ne s'occupe de rien, qu'il nous envoie sa convocation, c'est rayé. "

Répondez-moi par une petite letterch ce que vous pouvez sans vous faire blanchir les cheveux pour cela. Je ne sais si je vous ai dit que je ne veux plus arsgent ou je me fasche 10. J'ai dit à Nicolas que c'était de l'argent que vous aviez gagné dans une affaire où je vous avais intéressé et que par scrupule insensé vous me rendiez. Et chaque fois que quelque chose est trop cher il dit : " Il faudrait dire à M. Hahn d'en envoyer encore. [ " ]

Si vous venez sur cette côte feriez bien mieux d'habiter dans l'admirable hôtel de Cabourg, où chaque chambre a une salle de bains etc., que chez Reszké.

Hinchtnibuls.
 

Vous pourriez en tous cas attendre pour rien faire pour Nicolas le résultat de la visite médicale. Vous écrirai mais pensez-y d'ici là car je serai dans l'incertitude sans cela jusqu'à la dernière seconde.

Dites-vous bien que je crois que vous ne pouvez pas faire cela, et donc que je n'aurai pas de déception si vous ne faites rien. Et je vous aurai tout de même beaucoup de gratitude car je sais que rien que la lettre vous aura été désagréable

 


1. Hahn 154-155 (n° C). Papier de l'hôtel à en-tête gravé en bleu. Les allusions au sursis de Nicolas (note 2 ci-après), à l'argent envoyé par le destinataire (note 10) semblent situer cette lettre peu après le 18 juillet 1908, date où Proust arrive à Cabourg.

2. Cf. la lettre à Mme Catusse que nous datons du 13 juillet 1908 ci-dessus.

3. Mme Gaston Thomson. Voir Cor, V, 179, note 2.

4. Le général Dalstein fut gouverneur militaire de la ville de Paris de 1906 à 1910. Jean-Baptiste-Jules Dalstein (1845-1923), membre du Conseil supérieur de la guerre à partir de 1904.

5. Voir Cor, VI, 73, note 5.

6. C'était un faux bruit. Le général Picquart, ministre de la Guerre, comme nous l'avons dit, depuis le 26 octobre 1906, resta au ministère de la Guerre jusqu'au 24 juillet 1909. Voir Cor, VI, 258, note 13.

7. Clément-Armand Fallières (1841-1931), président de la République du 16 février 1906 au 12 janvier 1913. Il avait été député du Lot-et-Garonne (1876), ministre de l'Intérieur (1882), ministre de l'Instruction publique et président du Conseil (1883), ministre de la Justice (1887), ministre de l'Instruction publique (1889), année où il signa le diplôme de bachelier ès lettres de Marcel Proust. Q. E-V, 1908, p. 179.

8. Voir Cor, I, note 8 de la lettre 253.

9. Antoine-Louis Targe (1865-19 ?), sous-chef du cabinet du ministre de la Guerre. Q.E-V, 1908, p. 459.

10. Allusion à l'envoi par le destinataire d'une somme d'argent dont il est question dans la lettre 86 du même au même ci-dessus.