Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

IX-47

Nuit de dimanche à lundi
Nuit de dimanche à lundi
Dis et dis et dis et dis
De dimanche à lundi nuit
(9 à 10 mai 1909] 1

Mon cher petit Kunibuls

Vous êtes bien genstil mais ne chansgez rien car je ne tiens pas à voir Rutland 2 et ne viendrais pas. Je vous konseille insviter Calmette qui est toujours genstil pour vous et peut l'être encore. Votre petit burnibuls est si souffrant de sa sortie qu'il craint bien être maladch et. -.

Je vous ai téléfonshé pour vous dire que et que sortais, mais vous étiez sorsti et dîniez Renaissance 3, et n'ai pu avoir deuxième communication et très faschant, mon bunibuls. Vous êtes très genstil et je vous aime boscoup et comme je suis un peu maladch vous écris très bêtement quoique pas et pas. Je vous préviens que je ne beux plus étoffes Fortuny 4 pour que pas et pas. Il paraît que Mardi chez Beuves 5 il y avait encore près du pachyderme désabusé 6 le triste Nicolo 7 qui

L'œil borgne maintenant et la tête baissée,
Semblai/en/t se conformer à sa triste pensée 8.

Connaissez-vous la fille admirable du pachyderme, de ces filles comme Mme Jacquemaire 9, qui ont l'air d'une fille qui couche avec son père. (Je sais que cela n'est pas vrai, c'est une impression du physique.)

Asdieu mon petit bunibuls, je ne veux pas de Rutland. Adieu mon hibuls, adieu mon hibuls, adieu mon hibuls, j'ai reçu de ma tante la lettre la plus stupide qu'on puisse imaginer. Mais vous êtes un genstil, asdieu mon gentil, bonjour mon petit, bonsjour bonne nuit[.]

Résumé genstil. Il me serait impossible de venir dîner avec la Rutland quelque jour que ce soit, donc n'arrangez rien car n'hirais pas. Pas et pas


1. Cette lettre porte seulement la date Nuit de dimanche à lundi; les allusions au dîner auquel le destinataire assistait ce soir-là (note 3 ci-après), au " pachyderme désabusé " (note 6) semblent situer cette lettre dans la nuit de dimanche à lundi 9 à 10 mai 1909.

2. Il s'agit de la duchesse de Rutland, née Marion Margaret Violet Lindsay des comtes de Crawford (1856-1937), marquise de Granby jusqu'au 4 août 1906, date où son époux est devenu duc de Rutland. Elle était artiste peintre et avait publié en 1899 un livre intitulé Portraits of Men and Women.

3. Il s'agit du dîner qu'on a donné au théâtre de la Renaissance le dimanche 9 mai 1909 pour fêter la cinquantième représentation du Scandale, pièce d'Henri Bataille, dont on attendait la centième à la fin du mois de juin. Comœdia, 10 mai 1909, p. 2.

4. La fabrique d'étoffes et de tapis Fortuny venait d'être fondée à Venise en 1907. On en parlait depuis peu à Paris. On sait l'intérêt que Proust portait à ces étoffes pour le roman qu'il était en train d'écrire. Le fondateur de la fabrique était Mariano Fortuny de Madrazo (1871-1949), artiste peintre, neveu de Raymond de Madrazo.

5. Chez Beuves: chez Mme et Mlle Lemaire. Cf. Cor, VIII, 34, note 4.

6. Allusion à Gustave Schlumberger, que Proust appelle " buffle " dans sa lettre du 22 juin 1908 à Mme Straus à cause de ses " énormes sabots ". Candidat à l'Académie française, il est " désabusé " depuis le 18 mars 1909, à cause de l'élection ce jour-là de son adversaire. Voir Cor, VIII, 135, note 6.

7. Nicole : il s'agit apparemment d'Edouard-Marie-Émile Noël (1848-1926), avocat et homme de lettres qui collaborait su Gaulois depuis 1883 sous le pseudonyme Nicolet.

8. Citation de Racine, Phèdre, acte V, scène 6, vers 1505-1506, le récit de Théramène sur la mort d'Hippolyte. Proust met " L'œil borgne " au lieu de " L'œil morne ", sans doute par allusion à une infirmité de la personne en question.

9. Mme Numa Jacquemaire, née Clemenceau. Voir Cor, VI, 134, note 17