Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

IX-74

[Le 17 ou le 18 juillet 1909] 1

Bonjour, Metmata 2.

Bunibuls comme rien n'est plus commode et " à proximité " comme bibliothèque qu'un lit quand on ne se lève pas, je relis tout le temps " faute d'autre chose " (non, buncht, par prédilection) vos divins articles dont l'esprit m'enivre, la rosserie me donne des transes, et le talent une jalousie infinie mais sans aigreur 3.

Buncht, étranges relations cette semaine avec " l'Elisabeth 4 ". Je reçois l'autre jour sous une même enveloppe deux lettres. L'une du secrétaire de la dite 5 me disant que " Madame la Comtesse a la plus profonde admiration pour mon talent (!) et que si j'écrivais quelques lignes sur Bagatelle, les personnes qui pensent m'en auraient gré etc.6. L'autre lettre de l'El[isabeth] me disant que... la même chose et d'écrire quelques lignes comme je le sens c'est-à-dire " exquisement poétiques ". Peu habitué aux éloges même intéressés je vous redis ceux-ci tout au long en ajoutant même un peu. Là-dessus refus navré de moi, mais ma santé, ai refusé à d'autres personnes etc. 7. Que croyez-vous que fait l'E[lisabeth]. Qu'elle insiste? Nullement. Elle comprend mes raisons et m'envoie... une vigne, une magnifique vigne d'où pendent des raisins à flots. Et me dit que si je suis encore souffrant ces jours-ci elle viendra me voir quand je voudrai que je lui dise heure et jour " espérant vous trouver à la hauteur de votre vaillance " (?) - La lettre était fort littéraire avec des mots tels que " symbole parlant ". Mais parlant de la vigne elle disait " acceptez là " avec un accent grave qui m'a paru surtout grave pour elle et qui est lui aussi un " symbole parlant "... Quant à la vigne comme ici bas les plus

belles choses ont le pire destin comme dit à peu près Malherbe 8, je l'envoie à Marie Nordlinger 9. Il est probable qu'elle croirait qu'une carte postale a plus de valeur. Je voulais y joindre quelques roses pour mettre le vers de Gérard " Le pampre à la rose s'allie 10 " mais j'ai réfléchi que celui de Mallarmé

Quand des raisins j'ai sucé la clarté 11

ferait autant d'effet et serait plus économique puisqu'il ne nécessite pas de roses, et que les raisins y sont.

Genstil

Je crains que mon roman sur le vielch Sainte-Veuve 12
Ne soit pas, entre nous, très goûté chez la Beuve 13

Mais tant pis. Genstil vous allez me renboyer cette lettre et n'en dire mot à qui que ce soit. J'ai beaucoup de sympathie pour l'E[lisabeth] (moins que pour Metmata) de plus elle a été fort gentille et cela me ferait beaucoup de peine s'il lui revenait que j'ai fait ces plaisanteries d'autant plus que je l'ai remerciée avec prosternement 14. Or la Winaretta 15  trouverait cette histoire sur " la vigne " tout à fait dans sa voix et la répéterait, la nouvelle Marquise de Ripon 16 â qui j'ai envoyé des livres mais je ne lui écris pas car je ne sais que lui dire 17, qui déteste l'E[lisabeth] et aime Montesquiou la lui narrerait et dans les cinq minutes l'E[lisabeth] serait avertie car Montesquiou maintenant quand quelqu'un laisse échapper un mot contre une autre personne le lui écrit instantanément 18. Donc mystère, je m'épanche avec vous comme avec Maman. Mais elle ne racontait rien.

Je ne ferai plus demander de nouvelles de Madrazo puisqu'il sort 19. Mais dites à votre sœur, à lui et à Coco que je faisais demander chez vous 20 [.]


1. Hahn 173-175 (n° CXIV). Le papier de l'original est de petit deuil à filigrane " [ORIGI]NAL [TURKE]Y MILL[K]ENT ". Proust écrit cette lettre après celle qu'il adressa à la comtesse Greffulhe et que nous datons du Vendredi[ 16 juillet 1909]. Comme il parle de l'échange de lettres avec cette dernière " cette semaine ", il doit écrire le 17 ou le 18 juillet 1909. Voir la note 14 ci-après. Cf. l'allusion à " la nouvelle Marquise de Ripon " et la note 16.

2. Peut-être par allusion à Marie-Louis Metman (1862-1943), conservateur du Musée des Arts décoratifs. Toutefois, Proust ne distingue pas clairement entre a et e, ce qui nous empêche de savoir s'il a écrit " Metmata " ou " Matmeta ".

3. Nous avons déjà vu des exemples de l'esprit et de la " rosserie " de Reynaldo Hahn dans ses articles parus dans Fémina: Cor, VIII, note 14 de la lettre 109. Depuis le 1°' juin 1909, il publie également des articles dans le Journal. Cf. ci-dessus, note 3 de la lettre du 15 juin 1909.

4. Allusion à la comtesse Greffulhe, née Elisabeth de Caraman-Chimay.

5. Le secrétaire de la comtesse Greffulhe était, parait-il, C. Salch.

6. Ms: les guillemets ne sont pas fermés. 7. Allusion â la lettre 72 ci-dessus.

8. Allusion aux Stances à monsieur du Périer, sur la mort de sa fille, par François de Malherbe (1555-1628). Poésies, XI, vers 13 à 16 (quatrième strophe) :

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin,
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.

9. Cousine germaine du destinataire. Voir Cor, III, 342, note 9.

10. Allusion au poème El Desdichado (Les Chimères), par Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval (1808-1855).

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

11. L'Après-Midi d'un Faune (églogue) (1876), par Étienne-Stéphane Mallarmé (1842-1898), septième strophe :

Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide [...]

12. Sainte-Veuve, par métathèse, pour Sainte-Beuve. Proust est en train de reprendre certains éléments de son essai Contre Sainte-Beuve qu'il utilise sous une autre forme dans A la recherche du temps perdu, le roman qu'il vient de commencer.

13. La Beuve, par métathèse, pour La Veuve: Mme Madeleine Lemaire. Elle est le principal modèle de Mme Verdurin du roman.

14. Allusion à la lettre à la comtesse Greffulhe, ci-dessus, que nous datons du Vendredi [ 16 juillet 1909].

15. Il s'agit de la princesse Edmond de Polignac, née Winaretta Singer. Voir Cor, VII, 141, note 19.

16. La marquise de Ripon, précédemment lady de Grey, devenue marquise de Ripon par la mort de son beau-père, le 3 juillet 1909. Cet événement est annoncé dans Le Gaulois du 11 juillet 1909, p. 2 : " On annonce de Londres la mort du marquis de Ripon à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Après avoir siégé quelques années aux Communes, il entra à la Chambre des lords. Sous-secrétaire du conseil, il fut, en 1880, nommé vice-roi de l'Inde. A son retour en Angleterre il devint premier lord de l'amirauté, puis ministre des colonies.
" Sir Henry Campbell Bannerman lui offrit dans son ministère, en 1905, la charge de lord du sceau privé, qu'il abandonna en octobre 1908 pour raison de santé.
" Son fils, le comte de Grey, lui succède dans son titre. "
Dictionary of National Biography, supplement 1901-1911, I, 216-221. - Voir Cor, IV, 167, note 4.

17. Ms: en interligne depuis à qui j'ai envoyé jusqu'à lui dire.

18. Ms: mots soulignés deux fois.

19. Il s'agit du peintre Raymond de Madrazo, qui avait épousé Maria Hahn, sœur du destinataire. Voir Cor, VII, 320, note 3.

20. La signature manque.