Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-52

[Le vendredi 10 juin 1910] 1

 

 

 

Mon petit ami Bugnibuls

 

Il y a bien des choses que je voudrais te rasconter car enfin mon vieux Reynaldo comment est-ce que tu sais que c'est sur du papier de riz que vieich Chinois faisaient et faisaient et qu'est-ce que tu as pris ton dictionnaire pour savoir sur les Ming et tout, et qu'est-ce qui a été te parler pour la date d'Aroun-al-Raschid 2. Et de qui qu'est ta citation 3 et qu'est-ce que c'est que tes bleus 4, je ne les ai pas vus et comment peux-tu même distinguer de la mimique de Nijinski qu'on ne voit pas, il est tout le temps derrière deux cents personnes 5. Enfin je vais te dire sur Damnation [.]6


1. Hahn 182 (n° CXX). Cette lettre doit dater du vendredi 10 juin 1910 (ou du lendemain) : allusion à l'article du destinataire paru ce jour-là: voir la note 2 ci-après. Cf. la note 6.

2. Sic. Allusion à l'article de Reynaldo Hahn paru dans Le Journal du vendredi 10 juin 1910, p. 3 : Premières Représentations / Opéra - Saison de ballets russes. Il s'agit d'un compte rendu de Shéhérazade, drame chorégraphique de Léon Bakst et Michel Fokine, avec musique de Rimsky-Korsakow, dont la première représentation eut lieu à l'Opéra le 4 juin 1910. Voici le passage cité: " Le shah va partir pour la chasse. Quel superbe costume! et comme M. Boulgakow le porte bien! Il s'est fait un visage horrible et magnifique de roi méchant, comme on en voit dans les miniatures persanes et aussi [...] dans ces livres chinois où sont figurées grossièrement, mais de façon éclatante, à la gouache et sur papier de riz, des scènes violentes, qui racontent une histoire interminable et compliquée. Mélange de Perse et de Chine. Presque du Ming... " Déjà? " pourrait-on dire si l'on ne se souvenait que la légende de Shéhérazade est contemporaine de Haroun-al-Raschid. " - Haroun-al-Raschid (765-809), cinquième calife abbasside de Bagdad, qui entretint d'amicales relations avec Charlemagne. C'est sous son règne que furent écrites, dit-on, les Mille et une Nuits. Le narrateur du Temps retrouvé l'évoque ainsi: " Ce ne fut pas l'Orient de Decamps ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m'eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j'avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d'aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. " III, 809.

3. L'article cité ne contient qu'une seule citation. A propos de la sultane, Zobéide : " C'est Ida Rubinstein, c'est l'étonnante artiste qui, l'an dernier, sous la chevelure bleue de Cléopâtre, ressuscitait, dans le déroulement de ses gazes multicolores, toute l'Egypte endormie; c'est l'enivrante Salomé, dont Robert de Montesquiou a retracé, d'un précieux " crayon de fard ", la danse irrésistible et harmonieuse. " Hahn cite ici la dernière phrase d'un article intitulé La Danse des Sept Voiles, article paru dans Gil Blas du 4 septembre 1909: " Et je note cela, sur le programme du Walhalla, je le note avec un crayon de fard. " Cf. Têtes d'expression (1912), p. 240. - Ida Rubinstein (1888?­1960).

4. Allusion à cette phrase de l'article cité: " Le bleu domine dans le conflit tumultueux des tons, un bleu de turquoise flamboyant, l'azur fascinant et farouche des ciels d'Asie Mineure. " - Il est évident que Proust assista à la représentation en question.

5. A propos du jeune nègre aimé de la sultane: " Il a le visage aigu d'une antilope, le torse fin et sinueux, il porte un turban de neige et un pantalon d'or; il sourit, tend les lèvres, se cabre, se jette en avant, enroule autour de Zobéide ses bras maigres et ronds cerclés de bracelets, la soulève, l'emporte... C'est Nijinski. "

6. Allusion â la Damnation de Faust, d'Hector Berlioz, adaptation scénique de Raoul Gunsbourg, dont on donna la première représentation à l'Opéra le 10 juin 1910. - Reynaldo Hahn en rendit compte dans Le Journal du 12 juin 1910, p. 5. - La lettre n'est pas signée.