Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-119

[Le mardi soir 21 février 1911] 1

 

Mon cher petit Bunchtniguls

 

J'espère que vous êtes bien genstil et que tout s'arrange bien. Vous pouvez dire ma sympathie à Vestris 2 et à son ami pour ce qui est hasrivé 3.

Je suis allé voir le dernier acte de la pièce d'Hermant. Hélas au moment où je commence à aimer véritablement le théâtre, une sorte de gâtisme m'atteint qui m'y fait tellement larmoyer que je n'ose plus y mettre les pieds. La pièce d'Hermant est touchante sans louchonneries 4, décantée de tout " mauve des collines " etc. et pleine d'esprit 5. Au risque d'ajouter aux 6 nombreuses preuves de mauvais goût que j'ai déjà données à propos de Cocteau, du danseur, etc., je vous dirai que Puylagarde et Becmann 7 m'ont paru jouer parfaitement mais être fort laids. Mais je ne l'affirme pas. Quant à Lacroix, autre célébrité, il ne paraît pas dans l'acte que j'ai vu 8.

Après je suis allé chez Larue où j'ai trouvé Flers, son épouse et Caillavet " bien gggentils " mais devenus d'une grande sévérité à l'égard de leurs confrères. Vandérem 9 (" tombeau " pour prendre une expression que vous aimez 10) leur a écrit: " Mes chers confrères j'ai assisté à votre pièce: Papa 11. J'y ai trouvé quelques traits spirituels, quelques traits touchants. Cependant je ne puis donner mon assentiment à l'accueil favorable que lui fait le public, etc. etc. "

Savez-vous comment a fini l'histoire de l'Archiduc de Valon, et de Me Colombel. C'était un faux archiduc! un escroq 12!

J'ai été reboulé aujourd'hui à partir de deux heures pour m'asbituer 13.

Nordlinger m'a télégraphié que vous aviez télégraphié bonne arrivée 14. Content genstil.

Il y a dans la Revue des Deux mondes des vers de Bonnard qui m'ont enchanté, paru sublimes, puis tout d'un coup je n'y retrouve plus rien 15. Mais c'est extraordinaire comme il s' " objective " toujours d'une façon ridicule, dansant, ou tenant une fleur, ou se parfumant, ou se deshabillant. Toujours! Et dans la Revue de Paris une étude de R. Rolland sur Tolstoï 16; il a beaucoup plus de bon sens littéraire qu'il n'en doit avoir (autant que je puis supposer) de musical.

Dans les ineptes conférences de Donnay 17 où tout l'esprit consiste à dire: " Me de Rambouillet, vous allez voir ce qu'elle prend pour son rhume " ou de tel personnage du XVII° siècle : " c'était une casserolle 18 ", parmi les nuées de mauvais vers qu'il cite et où vous n'iriez peut'être pas les chercher, je vous signale ceux-ci que je trouve si amusants et où je me rappelle que Coquelin (qui ne les disait pas mais les écoutait, déguisé en femme) faisait le plus splendide chichi qu'on puisse imaginer. Je vous cite à peu près

Mascarille entre en femme, habillé d'une manière grotesque

Lélie : " Ah! comme elle est jolie et qu'elle a l'air mignon!

A ce moment Coquelin fait entendre des gloussements

Lélie " Eh quoi? vous murmurez? mais sans vous faire outrage

Peut-on lever le masque et voir votre visage 19?

C'est très joli dans son genre. Dans un genre différent, une pièce très triste de Jammes appelée Elégie d'automne, j'aime beaucoup ces vers descriptifs

La grive sur un cerisier près de la vigne abandonnée
Se pose et les sentiers ruissellent de feuilles de châtaigniers,
Il n'y a que du brouillard et un silence tout étonné
Quand un paysan tout à coup a éternué
20

Cocteau, que je n'ai point vu, mais qui écrit, me paraît " sous la coupe " de Lucien Daudet, sans s'imaginer que je sais qui c'est.

L'influence de Gide sur Bernstein n'a peut'être pas été très décisive car j'ai vu dans la scène citée par le Figaro des mots tels que " Je te le demande à deux genoux " " Tu as vu mon agonie dans mes yeux " " Je suis peut'être un vilain monsieur, mais je suis un monsieur " Elle, " pleurant les mêmes larmes ", etc. etc. qui m'ont paru ne pas porter la trace très sensible de cette littérature artiste 21.

Genstil, je vais vous agacer horriblement en parlant musique et en vous disant que j'ai entendu hier au théâtrophone 22 un acte des Maîtres Chanteurs 23 (puisque quand Sachs écrit sous la dictée de Walther le Preislied, il ne sait pas que Beckmesser le lui chippera, pourquoi écrit-il ces mots ridicules. Inexplicable) et ce soir... tout Pelléas 24 ! Or je sais combien je me trompe dans les arts arts, au point que les vues du jardin de Gandara 25 (= 0), m'avaient charmé; mais enfin comme Buncht ne me punira pas, j'ai eu une impression extrêmement agréable. Cela ne m'a pas paru si absolument étranger et antérieur à Fauré et même à Wagner (Tristan) que cela a la prétention et la réputation d'être. Mais enfin en me reportant à la personne de Debussy 26, comme Goncourt étonné que le gros Flaubert ait pu faire une scène si délicate de l'Éducation Sentimentale que d'ailleurs Concourt n'aimait pas 27, je suis étonné que Debussy ait fait cela. Je connais trop peu de théâtre musical pour pouvoir savoir qui avait fait cela avant. Mais cette idée de traiter un opéra à une époque de si grande richesse, dans le style de Malbrough s'en va-t-en guerre et en atteignant parfois à

Ah ! si je dois être vaincue
Est-ce à toi d'être mon vainqueur

demandait tout de même de l'initiative. Il est vrai que comme les étrangers ne sont pas choqués de Mallarmé parce qu'ils ne savent pas le français, des hérésies musicales qui peuvent vous crisper, passant inaperçues pour moi, hélas particulièrement dans le théâtrophone, où à un moment je trouvais la rumeur agréable mais pourtant un peu amorphe quand je me suis aperçu que c'était l'entr'acte! Et à propos de Pelléas je ne veux pas faire grâce à mon Binchniguls de quelques considérations de ma transcendantale incompétence mais je suis trop fatigué et ce sera pour une autre fois [.]

Dix-huit milliards de grands bonjours [.]

B.

 

Fais donc bien attention à ma pagination car ayant renversé café sur une page je l'ai déchiré[e] et tout a l'air et l'air [.]


1. Hahn 196-200 (n° CXXVIII), quelques mots supprimés. Cette lettre date du mardi soir 21 février 1911 : citation tirée du Figaro de ce jour-là (note 21 ci-après), allusions à l'acte des Maîtres Chanteurs " entendu hier au théâtrophone " (note 23), à Pelléas entendu " ce soir " (note 24).

2. Nijinski (voir la note suivante), par allusion aux célèbres danseurs de l'Opéra: Gaetano-Apollino-Balthazar Vestris (1729-1808), qui dansa à l'Opéra de Paris de 1748 à 1781; et son fils naturel Marie-Auguste Vestris, dit Vestris-Allard (1760-1808). Le père disait de son fils: " Si Auguste ne craignait pas d'humilier ses camarades, il resterait toujours en l'air. " DBHG II, 2890.

3.Allusion à un incident raconté dans Le Figaro du 14 février 1911, par Robert Brussel, Un incident au Ballet de Saint-Pétersbourg. Lors d'une représentation du ballet Gisèle d'Adolphe Adam: " Le célèbre Vestris russe, Waslaw Nijinski, y jouait le rôle principal, dans un costume dessiné par un peintre fameux, critique d'art très écouté, Alexandre Nicolaïevitch Benois. Le lendemain l'administration des théâtres impériaux lui signifiait son congé, et la décision paraissait dans le Journal des ordonnances. Ce fait, qui passerait peut-être inaperçu chez nous, a causé là-bas un véritable scandale: le Novoié Vremia, lui consacre dans son numéro du 10 février un long article; la Gazette de Saint-Pétersbourg lui en consacre un autre sous ce titre : La Démission de M. Nijinski, et ce sous-titre: Un scandale inouï au ballet.. Le costume, dans le style de Carpaccio, avait été exécuté par le peintre Léon Bakst. Cf. Comœdia et Gil Blas du même jour. - Waslaw Nijinsky naquit à Varsovie en 1890; il mourut à Londres en 1950.

4. louchonneries : ce qui fait loucher. Voir Cor, II, 60, note 4.

5. Il s'agit de Le Cadet de Coutras, comédie en cinq actes d'Abel Hermant, Yves Mirande et Van Oosterwyck. La première représentation eut lieu au théâtre du Vaudeville le 9 février 1911. On en donna onze représentations.

6. Ms : à mes, mots barrés; aux ajouté en surcharge.

7. Roger Puylagarde (1882-        ?) créa le rôle de Maximilien dans la pièce en question, Edgar Becman celui de Coco Sorbier.

8. Georges Lacroix créa le rôle d'Hubert.

9. Fernand-Henri Vanderheym, dit Fernand Vandérem (1864­1939), romancier, auteur dramatique, critique littéraire.

10. tombeau : secret à garder jusqu'au tombeau. Cf. Cor, II, 449, note 8.

11. Papa, comédie en trois actes de Robert de Flers et G.-A. de Caillavet; la première représentation eut lieu au théâtre du Gymnase le 10 février 1911. On en fêta la 300'le 13 septembre. Ann. Théâtre 37, p. 213.

12. Nous ne retrouvons pas l'histoire dont il est question.

13. Comme du temps où sa mère vivait encore, Proust se préoccupe d'améliorer le rythme de sa vie, de ses " heures " : il s'est réveillé à deux heures de l'après-midi afin de s'habituer à ne pas dormir toute la journée.

14. Marie Nordlinger a dû télégraphier à Proust pour l'avertir de la bonne arrivée du destinataire à Saint-Pétersbourg. - Elle va se marier, le 11 juillet 1911, avec Rudolph Meyer Riefstahl, professeur de beaux-arts.

15. Abel Bonnard, Poésies, La Revue des Deux Mondes, 15 février 1911, 81° année, 1, pp. 895-904.

16. Romain Rolland, Tolstoï, I. La Revue de Paris, 15 février 1911, pp. 673-707.

17. Il s'agit d'une série de conférences sur Molière prononcées par Maurice Donnay à la Société des Conférences. Proust vient de lire les deuxième et troisième de la série, publiées dans la Revue hebdomadaire du 11 février 1911. Il devait y en avoir dix conférences en tout, qui furent réunies en volume sous le titre Molière. Paris, Arthème Fayard. Voir les notes 18 et 19 ci-après.

18. Il faut dire que Proust invente - sans doute pour amuser Reynaldo - la première citation: il n'est question ni de Mme de Rambouillet ni de rhume. Parmi les signataires de l'acte de baptême d'une enfant que Madeleine Béjart eut de M. de Modène, Donnay nomme: " Jean-Baptiste l'Hermite, cousin de Madeleine Béjart, frère du poète Tristan, familier, protégé de M. de Modène, poète lui-même, mais si peu, généalogiste et " casserole ". Pardonnez-moi cet anachronisme, mais il n'y a pas d'autre mot pour qualifier le rôle qu'il joua dans la conspiration de Sedan. " Loc. cit., p. 173; op. cit., p. 40.

19. Le premier vers est, plus exactement

Bon Dieu ! qu'elle est jolie et qu'elle a l'air mignon !

Loc cit., p. 192; op. cit., p. 63. - Voir Molière, L'Étourdi, acte III, scène 8. vers 1222-1224.

20. Le Mercure de France, 83 (1°' janvier 1910), p. 24.

21. Allusion aux deux dernières scènes d'après moi, pièce d'Henry Bernstein, qu'on reproduit dans Le Figaro du 21 février 1911, p. 6, dans l'ordre que voici: " Irène. - Mon pauvre enfant, je t'aime aussi... Mon petit, ne pleure pas!... (Se jetant sur lui et pleurant les mêmes larmes) " - " tu as vu mon agonie dans mes yeux " - " Irène, à deux genoux... " - Proust cite l'autre phrase d'après le compte rendu de la pièce, par Francis Chevassu, p. 5 : " Je suis peut-être un vilain monsieur, déclare le héros de Après-moi, quand Friediger éveille dans son esprit des idées de fuite discrète et ignominieuse, mais je suis un monsieur. "

22. Proust vient de s'abonner au Théâtrophone. Voici l'annonce qui paraît dans le Tout-Paris de 1911, p. XIX : " Le Théâtre chez soi. Pour avoir à domicile les auditions de: Opéra - Opéra-Comique - Variétés - Nouveautés - Comédie Française - Concerts Colonne - Châtelet - Scala, s'adresser au Théâtrophone 23, rue Louis-le-Grand Tél. 101-03 Prix de l'abonnement permettant à trois personnes d'avoir quotidiennement les auditions 60 F par mois Audition d'essai sur demande. "

23. On donne en effet à l'Opéra, le lundi soir 20 février 1911, les Maîtres Chanteurs de Nüremberg. - Le Figaro, 20 février.

24. Le mardi 21 février 1911, on donne à l'Opéra-Comique Pelléas et Mélisande, opéra qui, depuis le 18, reprend sa place au répertoire. Ann. Théâtre 37, p. 114.

25. Il s'agit d'Antonio de La Gandara, peintre artiste. Voir Cor, VII, 144, note 2.

26. Claude-Achille Debussy (1862-1918).

27. Allusion au Journal des Goncourt (tome 7, Paris, 1894, p. 140) " Samedi 11 septembre [18861. - Dans l'Éducation sentimentale, une merveilleuse scène que la visite de Mme Arnoux, - et la sublime scène que ce serait, si au lieu des phrases très joliment faites, mais des phrases de livre, comme celle-ci: " Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas! " c'était tout le temps de la langue parlée, de la véritable langue de l'amour.

" Toutefois, il faut l'avouer, il y a une délicatesse dans cette scène tout à fait surprenante, pour ceux qui ont connu l'auteur. " - Cf. Le Carnet de 1908, pp. 76 et 163, note 218.