Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-139

Mardi 8 heures du matin [23 mai 1911] 1

 

 

Petit Gunimels

 

Pardonnez-moi monstrueux égoïsme de vous avoir mêlé à mes stupides agitations, mon état de santé était mon excuse. Et hélas, en revoyant votre lettre j'ai vu la nouvelle de cette mort 2, faisant évanouir toute cette stérile agitation auprès des chagrins réels, de la vie terrible qu'on oublie trop.

Depuis quelques jours je ne cessais de penser à votre pauvre petit neveu le sourd muet, à qui je pense souvent, dont je rêve souvent, un des seuls êtres pour qui je ne puisse pas croire que l'existence est finie et qu'il n'a pas ailleurs une compensation à son incomplète vie 3. Et voici ce nouveau malheur que vous me dites.

Cher Buncht, mêlé sans interruption à toute ma vie (je vous avais écrit plusieurs lettres hier).

Tout ce qu'il y a d'étranger chez Annunzio s'est réfugié dans l'accent de Me Rubinstein 4. Mais pour le style, comment croire que c'est un étranger. Combien de Français écrivent avec tant de précision. Comme je finis toujours par venir à vos opinions j'ai trouvé les jambes de Me Rubinstein (qui ressemble moitié à Clomenil 5, moitié à Maurice de Rothschild) 6 sublimes. Cela a été pour moi, tout. Mais j'ai trouvé la pièce bien ennuyeuse malgré des moments, et la musique agréable mais bien mince, bien insuffisante, bien écrasée par le sujet, la réclame et l'orchestre bien immense pour ces quelques pets 7. Dans le temple du troisième acte, j'étais persuadé que c'était la marche des Petits Joyeux qu'on jouait. Mais tout à la fin, sous le soleil aux rayons raides 8, après la mort de Saint Sébastien, il y a un bel instrument joyeux [.]

Bonsjours cher Genstil

Buncht.

 

C'est un four noir pour le poète et le musicien. On n'est même pas venu dire les noms.


1. Hahn 205-206 (n° CXXXI). Cette lettre ne porte que la date du Mardi 8 h du matin. L'allusion à la répétition générale du Martyre de Saint-Sébastien nous permet de la dater du mardi matin 23 mai 1911. Voir la note 7 ci-après. Cf. l'allusion à " la nouvelle de cette mort " et la note 2.

2. Il s'agit de la mort d'une nièce de Reynaldo Hahn, Mme Falk, née Leni Seligman, décédée à Hambourg le 22 mai 1911. Voir la note suivante.

3. Allusion à Eduard Seligman, décédé en 1907. Il était le frère de celle qui vient de mourir. Voir Cor, VII, 328, note 3.

4. Ida Rubinstein. Voir la note 7 ci-après, et ci-dessus, la lettre 52 â Reynaldo Hahn et sa note 3. - Stoullig note qu'elle " lutte contre un terrible accent ". Ann. Théâtre, 37, p. 390.

5. Sic. Léonie de Clomesnil, courtisane célèbre. A en croire le prince Poniatowski (D'un siècle à l'autre, 260), elle avait vécu avec René de Maupeou.

6. Voir Cor, VIII, 173, note 15.

7. Proust vient d'assister à la répétition générale du Martyre de Saint-Sébastien, mystère en cinq actes de Gabriele D'Annunzio, musique de Claude Debussy, décors et costumes de Léon Bakst, mise en scène d'Armand Bour, chorégraphie de Fokine, qu'on donna au Châtelet le 21 mai 1911. Mme Ida Rubinstein tenait le rôle du saint. Il n'y eut que onze représentations. Ann. Théâtre, 37, p. 386, note 1.

8. Montesquiou, dans la description qu'il donne du décor de la pièce, parle du moment où, au dernier acte, " une gloire est descendue qui inscrit, dans le cadre du paysage, le segment d'un immense ostensoir d'or " Le Théâtre, n° 299, (juin (1) 1911, p. 14. On peut du reste remarquer, sur la photographie du décor de Bakst pour l'Acte V qu'on donne à la page 19 du même numéro, " le soleil aux rayons raides ".