Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-165

[Cabourg, vers le 17 ou le 18 août 1911] 1

 

 

Cher petit Gunimels

 

Tu es si faschant dans tes bensonges que tu dis que je n'ai pas une dactylographe. Alors lis donc ceci qui est joint à ma lettre 2.

Genstil le sujet triste auquel tu fais allusion par suite d'une lettre que tu as reçue (désastre prochain etc.) 3 a été l'objet de correspondances que je taisais par discrétion. Mais il faudra que j'en parle à mon Gunimels (après des serments effroyables)[.]

Quant à ton petit chouen, je le considère comme inexistant tant que tu ne m'en as pas dit le prix et que je ne l'ai pas hacheté 4.

J'ai eu la visite de quelqu'un que j'aimerais bien si vous ne le déclariez inacceptable, c'est Neufville 5. Je dois dire du reste qu'il m'a dit des " Voyez-vous, le vilain égoïste" qui étaient assez " En voilà des manières ". Je crois que je vous ai déjà fait remarquer que le substantif accollé 6 le plus souvent à éternel était cigarette 7. De même savez-vous quelle est l'épithète qu'on joint le plus souvent au nom de Michel Mortier 8, c'est " ce diable d'homme ". Il faut ajouter qu'Astruc 9, Frank 10, Samuel 11 et Mariéton  12 sont prétendants au même titre.

Les Plantevignes ne sont pas ici. Ils ont cette année " délaissé Cabourg pour la Mer de glace " ce qui est assez Labiche.

Autre mot qu'on dit souvent (analogue à Je n'ai pas de succès avec mon thé) " Ça a l'air bon ce que vous mangez là 13 " [.]

Vous m'avez envoyé Genstil une petite préface où il y a une page ou deux pas mal, sans rien d'inouï 14. Mais ce que vous dites à la fin sur le chant est ce que je connais de plus beau dans aucun écrit sur l'art et enfonce rudement les Sept Lampes de l'Architecture (malgré l'analogie de pensée avec la Lampe du Sacrifice) 15 et la Métaphysique de la Musique de Shopenhauer 16. Il faut que cela soit publié à part. D'ailleurs cela ne fait rien que cela ait paru à l'occasion du livre de ce chanteur réfractaire et désabusé 17, c'en est déjà séparé et classique. D'autre part l'allégresse à vouloir décourager est moliéresque et charmante 18.

Genstil j'aurais mille choses inouïes à vous raconter, dans le sens où vous prenez ce mot, et dont la moins piquante est le Prince Constantin R [...]surpris en train de se faire sucer la q. par Lady P [...] 19. Mais je suis trop fastiné.

J'ai vu hier Calmette à qui j'ai dit la délicatesse de votre regret (c'était la première fois que j'avais pu le joindre). Désespérant de le surpasser à la minute même il m'a demandé votre adresse actuelle pour vous dire son admiration, son affection, son espoir que vous serez prochainement décoré 20. Il pense que vous êtes à Bersailles 21. J'ai eu la honte d'avouer que je n'en savais rien et que je vous croyais à Paris. Il m'a offert un verre, j'ai dit assez vulgairement que c'est moi qui aurais voulu le lui offrir, et alors sur ce ton que vous connaissez il m'a dit: " Cela n'a pas d'importance, pourvu que nous soyons ensemble ". Je crois au contraire qu'il déteste me rencontrer.

J'ai vu Maurice de Rothschild (et d'autres) à un bal qu'a donné d'Alton 22. Je dois reconnaître, après m'être élevé sur ce qu'on disait de sa folie, et, si gentil qu'il ait été avec moi, qu'il a été " impossible ". Sa femme m'a paru crispante.

J'ai cru devoir faire une inclinaison à Morny qui avait amené sa fille de Trouville 23 (c'était à l'hôtel à Cabourg qu'était le bal de d'Alton) 24 comme vous m'aviez présenté à lui mais il m'a regardé d'un air tellement stupéfait que je n'ai pas insisté.

Adieu mon vieux genstil, je ne peux pas dire que je pense souvent à toi, car tu es installé dans mon âme comme une de ses couches superposées et je ne peux pas regarder du dedans au-dehors, ni recevoir une impres-

sion du dehors au-dedans, sans que cela ne traverse mon binchnibuls intérieur devenu translucide et poreux.

Adieu mon petit chouen [.]

Buncht.

 

Miss Teyte chante régulièrement au Casino mais j'ai toujours été trop malade pour aller l'entendre 25. " A ce titre " elle a paru au bal de d'Alton entre les Noailles et les Bauffremont.

Concours de choses valant de l'or pour la souffrance qu'elles causent aux dents et qui est égale à une aurification. Présidé par le critique musical du Journal, le Moschant 26.

1° Les interview où on appelle Michel Mortier " ce diable d'homme ".

2° Ceux où après avoir nommé le vicomte de Breye 27 on ajoute entre guillemets " le roi des impressarios ".

3° Quand on félicite le Directeur de la Scala 28 d'avoir réuni " l'hilarant Dranem 29, l'excentrique Sinœl 30, la talentueuse de Lilo 31 " [.]


1. Hahn 211-214 (n° CXXXVI), texte tronqué. L'allusion au " bal qu'a donné d'Alton " (note 22 ci-après) situe cette lettre peu après le 16, et vraisemblablement vers le 17 ou le 18 août 1911. Cf. la mention du duc de Morny et de sa fille (note 23), celle de Miss Teyte (note 25), à la préface du destinataire (note 14).

2. Allusion à Miss Hayward. Voir à ce sujet ci-dessus, la note 4 de la lettre 155 à un jeune homme. Proust joint à sa lettre, semble-t-il, une annonce à ce propos.

3. Ms: la parenthèse est ajoutée en interligne. Nous ignorons le sujet des correspondances en question.

4. Voir, au sujet du chien du destinataire, la lettre 153 du même au même ci-dessus.

5. Le compte rendu du bal du Golf-Club de Cabourg (cf. note 22 ci-après) paru dans Le Gaulois du 18 août 1911, p. 2, indique: " Le cotillon a été conduit par Mlle d'Alton et le baron Alexandre de Neufville. "

6. Sic.

7. Dans son article A propos du " style " de Flaubert, Proust parlera de " l'éternel imparfait " de Flaubert, ajoutant: " On me permettra bien de qualifier d'éternel un passé indéfini, alors que les trois quarts du temps, chez les journalistes, éternel désigne non pas, et avec raison, un amour, mais un foulard ou un parapluie. " V, 590.

8. Michel Mortier, né à Amsterdam en 1881, journaliste et directeur du théâtre des Capucines jusqu'en 1906, du théâtre Michel depuis décembre 1908.

9. Gabriel Astruc (1864-1938), journaliste, fondateur de la Société musicale, organisateur de concerts, notamment des premiers Ballets russes de 1909.

10. Sic. Alphonse Franck: voir Cor, 11, 481, note 3.

11. Fernand Samuel, pseudonyme d'Ad. Louveau, directeur du théâtre des Variétés.

12. Paul-Jean-Mariéton (1862-1911), poète, disciple de Mistral, critique et historien, organisateur des représentations du théâtre antique d'Orange. Il devait mourir le 25 décembre.

13. Proust doit travailler à la partie de son œuvre que nous connaissons sous le titre A l'ombre des jeunes filles en fleurs, première partie, Autour de Mme Swann. Les phrases qu'il cite ici se retrouveront dans la conversation chez Odette: I, 507.

14. Préface de Reynaldo Hahn au livre intitulé Le Chant théâtral, par Jacques Isnardon. Paris, Maurice et Jane Vieu, 1911, pp. 1 à III. Comœdia du 27 juillet 1911 annonce, p. 2, la publication de ce livre sous la rubrique de Louis Vuillemin : Les publications musicales/Nouveautés d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Le dépôt légal date du 25 août 1911.

15. Titre du premier chapitre de Sept Lampes de l Architecture, de Ruskin.

16. Sic. De la métaphysique de la musique. Supplément au livre troisième, XXXIX, de Le Monde comme volonté et comme représentation. Traduit par A. Burdeau. Paris, 1888-1890, trois volumes. Arthur Schopenhauer (1788-1860).

17. Émile-Jacques Isnardon (1860-1930), ancien chanteur baryton de l'Opéra-Comique, professeur de chant au Conservatoire depuis 1902. Il semble avoir donné des renseignements contradictoires sur la date et le lieu de sa naissance. Q. E-V. 1908, p. 248; A.B.C.I., 48; Cycl. Mus. 883; Nos art. 1901, 203.

18. Après avoir dit quel secours le livre d'Isnardon doit être pour ceux qui possèdent l'instinct vocal, Hahn affirme: " Par contre, ceux qui sont privés de cet instinct, ceux à qui la vocation fait défaut, seront, je le crois - et je l'espère, promptement rebutés par ce livre. Puisse-t-il, cher ami, les plonger dans un amer découragement et les persuader d'adopter une autre carrière que celle du chant pour laquelle ils ne sont pas nés, ou un passe-temps dont leurs contemporains aient moins à pâtir.

" Décourageons! Décourageons! c'est un devoir, décourageons tous ceux dont la bruyante nullité encombre un art que nous chérissons ardemment, un art qui peut justement passer pour un des plus humains, des plus vastes, des plus nobles qui soient, et qu'on souffre de voir regarder par des sots et des blasphémateurs comme un débouché commode ou comme un délassement hygénique. [...] " Loc. cit.

19. On peut se demander si Proust n'a pas songé à la dame en question quand il parle de la baronne Putbus. Il est à remarquer que la maison de Putbus figure encore, quoique éteinte, dans l'Almanach de Gotha pour l'année 1909, où elle est suivie des maisons de Radolin et de Radziwill.

20. Voir à ce sujet la lettre 161 à Reynaldo Hahn ci-dessus.

21. Ms: Brusselles, dans l'édition, mauvaise leçon. Nous corrigeons d'après le manuscrit. - Le Figaro du 28 juillet 1911 avait indiqué, page 5 : " M. Reynaldo Hahn, à Versailles. "

22. Il s'agit du bal du Golf-Club de Cabourg, offert le mercredi 16 août 1911 au Grand Hôtel. Le président du Golf-Club était le vicomte d'Alton. Le Figaro des 17 et 18 août 1911 donne le compte rendu de ce bal par Régina (autre pseudonyme de Mme Estradère). Elle nomme parmi les personnes présentes le baron et la baronne Maurice de Rothschild. Cf. Cril Blas du 17, Le Gaulois du 18, le New York Herald du 19. - Voir Cor, IX, 173, note 15.

23. La présence au bal de Cabourg du duc et de Mlle de Morny est signalée dans le compte rendu du Figaro du 18. Auguste-Charles-Louis-Valentin, deuxième duc de Morny (1858-1920). Sa fille était Sophie-Mathilde-Adèle-Denise de Morny, née en 1883, dite " Missy ". Elle créa un scandale en 1907 en donnant la réplique à Colette Willy sur la scène d'un music-hall.

24. Ms: qu'était le bal de d Alton, mots ajoutés en interligne.

25. Gil Blas du 17 août 1911, page 1, sous la rubrique Sur la côte normande, par Jacques Hébertot, parle du casino de Cabourg, et ajoute: " Le théâtre possède une bonne troupe avec Miss Maggie Teyte. " - Voir Cor, VIII, 203, note 7.

26. Reynaldo Hahn. Voir Cor, IX, 112, note 3.

27. Nous trouvons un vicomte de Bray, demeurant à la même adresse que la vicomtesse de Bray, née Jeanne le Dieu de Ville, avenue de Wagram, 108 (XVII°). Tout-Paris, 1911, p. 101.

28. Le directeur du théâtre de la Scala, 13, boulevard de Strasbourg, était, depuis 1910, Henri Dreyfus, dit Fursy (1866-1929), chansonnier et journaliste. Il était le créateur des " chansons rosses ", avait fondé en 1895 le Tréteau de Tabarin, et en 1899 la Boîte à Fursy.

29. Armand Ménard, dit Dranem (1869-1935), chanteur de café­concert.

30. Jean Biès, dit Sinoël. Voir Cor VII, 283, note 5.

31. Mme de Lilo, chanteuse de café-concert.