Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-179

[Le jeudi 26 octobre 1911] 1

 

 

 

Pardon mon petit Reynaldo de t'avoir télégraphié, cela s'est croisé avec ta dépêche 2. pourvu que tu n'aies pas cru que c'était ma réponse. Si tu penses à ton Buninuls il faut que ce ne soit pas une cause d'hasgitation mais de paix.

Je t'écris dans très moschante crise.

J'ai reçu une lettre de Peter pour m'annoncer son mariage 3 et qui m'a beaucoup ému car elle était dans la ligne et le prolongement de certaines gentillesses qu'il a eues à Versailles et que cela m'a rappelées. Mais j'ai peur qu'une fois marié, sa femme ne prenne ombrage de Me Dansart, que lui-même ne s'éloigne d'elle et que celle-ci ne se tue. J'ai tâché de lui glisser quelques conseils dans ma réponse qui sans doute me brouillera avec lui, avec sa femme et avec Me Dansart 4.

Je t'ai écrit trois lettres sur ton petit article Favart 5 (assez boschant mais beaucoup moins que certains 6, peu caractéristique 7. Mais j'ai dû les laisser ici.

Je pense que l'album Mariani t'a comme d'habitude abusé 8, notamment Me Poirson 9. Je pense en effet que le vin Mariani rajeunit extrêmement ceux qui le boivent car Me Poirson a trente ans 10 et Jules Roche 11 l'air de débuter dans Perdican 12. S'ils me demandaient ma photographie, si je n'étais pas si hinsconnu, je ne leur écrirais pas: " je bois du vin Mariani et je suis fort, gai, jeune et bien portant " comme tous font. Mais leur écrirais: " je suis faible, triste, vieux et malade, mais rassurez-vous je n'ai jamais bu de vin Mariani. "

Je pense que si vous avez eu le temps de la lire la lecture sur Me de la Popelinière par votre immonde Ségur a dû vous hasmuser 13. Et elle est très amusante. Mais la vulgarité et la sottise du narrateur excèdent 14. Si les Rothschild sont les seuls gens qui ne savent pas prononcer le français, les aristocrates sont les seuls qui ne peuvent ni le parler ni l'écrire. Ségur dit: " Dans cette histoire il y a du sang et de la volupté selon la belle formule etc. 15 " Puisque vous me chicanez Alexandre de Neufville et me refusez l'échange de la Blumenthal, du moins ne me déniez plus Ségur qui a l'air d'un sacristain qui vient de boire du vin chaud et qui était bien gauche à promener cette tigre en chaleur (Me de la Popelinière) [.] 16

Adieu je suis fastiné pour continuer mes petites bininulseries [.]

Buncht

 

Respects à Zadig.

L'équivalence intellectuelle de l'extrême culture et de l'extrême inculture chez les gens du monde est comprise dans cette double " formule ".

Ctesse G. de L. Rd 17 " Mais, mais, savez-vous que c'est un petit chef d'œuvre que Candide! "

La Gun[zburg] 18 Vadig? quel drôle de nom.


1. Hahn 216-217 (n° CXXXIX), texte tronqué. Les allusions à " ton petit article Favart " (note 5 ci-après), à " l'album Mariani " (note 9), à " la lecture sur Me de la Popelinière " (note 13) semblent situer cette lettre au jeudi 26 octobre 1911.

2. Les dépêches en question nous manquent.

3. René Peter devait se marier le 30 décembre. Le Figaro, 31 décembre 1911, page 2, annonce, sous la rubrique Le Monde et la Ville, d'E. Delaroche : " Hier a été célébré, dans l'intimité, en l'église de l'ambassade d'Angleterre, rue d'Aguesseau, le mariage de M. René Peter, l'auteur dramatique, fils du regretté professeur à la Faculté de médecine, avec Mlle Elsa Chapman, fille de l'ancien consul d'Angleterre, et de madame née Balfour. Les témoins étaient, pour le marié le marquis de Chambrun, député de la Lozère, et M. Georges Feydeau; pour la mariée: le comte de Vauréal et M. Jacques Bizet. "

4. Sic. Il s'agit de Mme Dansaërt, l'amie de Peter, qui signait du pseudonyme Robert Danseny les pièces qu'elle avait faites en collaboration avec lui. Leur collaboration avait produit Chiffon, leur plus grand succès (1904), Patte d'Oie (1906), Papillon (1907), et L'Or (1908). Voir Cor, IV, 321, notes 7 et 10.

5. Allusion â l'article du destinataire paru dans Le Journal du 20 octobre 1911, page 5, Premières représentations: Apollo - Madame Favart - opérette en trois actes, livret de Chivot et Duru, musique de J. Offenbach.

6. L'article est favorable, moins ironique que la plupart de ceux de Reynaldo Hahn, sauf pour ce qu'il dit du livret: " Le livret de Madame Favart, en effet, n'est nullement caractéristique d'une époque particulière; c'est un livret comme beaucoup d'autres, comportant une petite intrigue de tout repos, un dialogue bénin, bénin, des personnages conventionnels; un livret, enfin, à la Chivot et Duru, et semblable â ceux des opérettes de M. Lecocq. [...] " Loc. cit.

7. Ms: le dernier mot de la phrase, sur notre photocopie, semble incomplet et presque illisible. - La parenthèse n'est pas fermée.

8. abusé, pour amusé.

9. Allusion au supplément illustré encarté dans Le Figaro du jeudi 26 octobre 1911, Figures contemporaines, extrait du tome XIII de l'Album Mariani. Parmi les personnalités dont on voit le portrait et l'écriture, il y a M. Jules Roche, ancien ministre, député de l'Ardèche, et Mme S. Poirson, femme de lettres.

10. Le portrait de Mme Poirson la représente assez jeune. Elle était l'auteur de Le Jardin de ma pensée (1904), Mon féminisme (1904), Sur les genoux de grand-père (1909), Les châteaux du Lac Bleu. Le Léman historique, pittoresque et artistique (Genève 1907), La Co-éducation. Ses causes - ses effets - son avenir, (1911).

11. Jules Roche est âgé alors de 70 ans. Voir Cor, V, 268, note 4. 12. C'est-à-dire, de débuter dans le rôle du jeune héros de la comédie de Musset, On ne badine pas avec l'amour.

13. Allusion à la lecture donnée devant les cinq académies réunies, et dont le texte est publié dans le supplément au Journal des Débats du 26 octobre 1911, page 4 : Une Aventure d'amour, par M. Le Marquis de Ségur, délégué de l'Académie Française.

14. Il s'agit de Pierre-Marie-Maurice-Henri comte, puis marquis (depuis la mort de son père, 9 mai 1902) de Ségur (1853-1916), historien, membre de l'Académie Française, élu le 14 février 1907.

15. Plus exactement, on lit : " Au fond de la gaillarde histoire il se trouva, suivant la formule d'un de mes plus glorieux confrères, il se trouva, près de la volupté, le cruel complément du sang et de la mort, il s'y trouva surtout - et d'un bout à l'autre - des larmes. [...j "

16. Mme Le Riche de La Popelinière (ou La Pouplinière), née Françoise-Catherine-Thérèse Boutinon des Hayes (1714-1756), la fille de Mme Deshayes, celle-ci appelée Mimi Dancourt. La femme d'un fermier général, patron des arts, elle devint la maîtresse du maréchal­duc de Richelieu (1696-1788).

17. La comtesse Gabriel de La Rochefoucauld. Voir Cor, V, 139, note 9.

18. Il s'agit apparemment de la baronne Salomon de Gunzburg, née Goldschmidt, avenue de l'Alma, 21 (VIII°), surnommée " la Baronne Guigui ".