Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

X-198

[Peu après le 24 décembre 1911] 1

 

 

Mon petit Guminuls

 

Trop genstil et faschant de te dire que j'ai changé toutes mes heures de fond en comble et que moschant asthme va les rebouler.

Le jour que je t'ai téléphoné je suis allé à une heure et demie, avec Lucien Henraux 2 (oui mon genstil, il faut me pardonner mes défauts, mon goût des spécialistes des métiers que consulte mon intelligence et que je préfère aux intellectuels ignorants et raffinés pour qui mon cher Guncht a de l'indulgence) à l'Exposition Chinoise 3. Là nous avons rencontré, vieilli, méconnaissable sous le chapeau, ressemblant à Claude Anet 4, attaqué durci et roux comme un morceau de miel qui aurait fondu sans symétrie, presque renfrogné (tant qu'il ne nous a pas vu), enfin très bien, très amélioré, Rodier 5. A peine m'a-t-il en vue qu'il a commencé à cracher des boutons de rose mais enfin très gentil tout de même. Je lui ai présenté Henraux et pour simplifier ma tâche lui ai dit que c'était le neveu de Placci 6 sans songer que ce nom de Placci, par ses affinités chimiques devait nécessairement comme dans une expérience de laboratoire porter à l'extrême l'effervescence inutile de Rodier. Mais Henraux n'ayant plus à dire qu'il était le neveu de Placci, ce qui lui donne l'air d'avoir de la conversation, n'avait plus rien à dire du tout. Il est vrai que Rodier parlait pour lui, pour moi, pour Mme Langweil 7, pour les Ming, les Song, les Samouraï etc. etc.

Avec la persistance entêtée et égoïste de mon instinct d'animal, j'ai compris (je crois que je vous l'avais dit, en tous cas je lui ai dit que je vous l'avais dit) que c'était lui qui me dirait ce que vous ne m'avez pas dit Paquin 8, Madrazo etc.). Au premier mot que j'ai dit d'un chaspeau noir de Clomesnil 9, il m'a dit "je crois bien un chapeau à la Rembrandt ", " bref " je nageais dans la joie 10. Sans me garder rancune de ma froidure 11 d'antan il m'a demandé d'aller chez lui il va composer des toilettes etc. Il m'a dit qu'il était amoureux... d'un paravent; mais il ne s'agissait pas de la Baronne d'Houdemare 12. Au fond je regrette de lui avoir parlé de cela à cause de Laure Hayman 13 etc. etc. Guncht ayant gardé mes photographies je ne puis les lui soumettre.

Il m'a parlé de Cocteau, j'ai vu qu'il le connaissait beaucoup. Mais il a ajouté, ce qui était d'un comique qui aurait été assez triste s'il l'avait senti : " Mais ce que je crains pour lui c'est le monde, il va trop dans le monde, s'il va dans le monde il est perdu ". Mais j'ai vu qu'il ne disait pas cela comme un mondain déplore la raison de sa propre faiblesse, mais comme un solitaire qui donne la recette de ses vertus 14.

J'ai lu votre article sur Couperin 15. Même là où l'auteur ne peut pas citer plus que Guardi 16, Canaletto 17 et Longhi 18, immédiatement vous nous ébouriffez avec quelqu'un dont je ne me rappelle même pas le nom 19. Quant à celui sur Bérénice nice nice il n'a pas paru le jour même 20 et depuis Nicolas n'a pas pris à temps, mais les a commandés et j'espère l'avoir 21. Les amours (réels) de Mme de Bonnières 22 et de Francis Magnard 23 ont l'air d'une histoire mythologique inventée après coup autour de la naissance d'Albéric 24 (Mme de Bonnières qui était allée habiter exprès dans la maison de d'Indy) 25.

J'ai bien fait de ne pas vous associer à ma vaste spéculation, car ce qu'il en subsiste de vaste, ce sont les pertes énormes par lesquelles elle se solde 26.

Je voudrais bien que Méduse ait succès 27 etc. Ça doit être bien josli. (Peter qui en a entendu des fragments m'a dit que et que dans une lettre dont la gentillesse m'a renversé. Est-ce sincère? (sur Méduse, oui, mais sur moi). Je me dis que j'aurai passé une partie de ma vie près de Buninuls, tout le monde persuadé que je l'entends chanter sans cesse, et aussi étranger à son œuvre qu'Auguste 28 ou Léon 29.

A propos de Méduse je pense à ce mot de Goncourt qui moins que d'autres mais enfin aussi prouve combien il a ignoré son véritable don qui était le comique: " Hier chez Daudet vient Loti l'auteur du charmant Mariage de Loti, un marin timide et qui à une question que Daudet lui jette s'il a eu déjà des marins dans sa famille répond d'une voix douce et comme une chose toute naturelle : " oui mon grand père qui a été mangé sur le Radeau de la Méduse 30 ". Ce n'est pas du reste que pour les vivants 31 qu'il est rosse car disant que les adieux de Mme Arnoux et de Frédéric sont ce que Flaubert a fait de mieux, [il] se met à débiner cette scène puis il ajoute

" N'importe, il faut confesser qu'il y a dans cette scène une délicatesse surprenante; surprenante pour ceux qui ont connu l'auteur. 32 " Comme équivoques involontaires : " Loti vient à la répétition (de Germinie) très excité par Germinie (déjà nom malheureux) par tout cet enfiévré de la vie de coulisses qu'il ne connaît pas et se frotte un peu à toutes les femmes et à tous les hommes 33 ". Et ceci: " Une vraie fin pour un roman scaronnesque cette mort de Gibert tombant d'une terrasse de café en jetant des confetti, bien la fin de ce qu'il était une queue rouge 34. "

Te souviens-tu Genstil qu'il y avait rue de Courcelles un dessin d'Henry Monnier représentant un docteur à cravate blanche avec une ligne à la plume en dessous. C'est Caran Dache je crois qui l'avait donné â Papa. Peux-tu me dire si tu l'as revu ou non Boulevard Haussmann, je ne peux plus le retrouver 35?

Je t'embrasse, assez fasché

Unirnuls.

 

Veux-tu sans faute 36 me renboyer cette lettre où il y a de quoi me faire paraître immonde à tout l'univers.


1. Hahn 217-220 (n° CXL). Lettre écrite peu de jours après le 24 décembre 1911 : allusion à l'article du destinataire " sur Bérénice " (note 21 ci-après), espoir " que Méduse ait succès " (note 27). Cf. aussi allusions à l'exposition d'art chinois (note 3), à un article sur Couperin (note 15).

2. Voir Cor, VI, 222, note 4.

3. Il s'agit d'une exposition inaugurée le mardi 5 décembre, annoncée dans la Chronique des Arts, 2 décembre 1911, p. 280: " Exposition de peintures chinoises anciennes et paravents anciens en laque gravés de la collection de Mme Langweil, galerie Durand-Ruel, 16, rue Lafitte, du 5 au 30 décembre. " Cf. Le Figaro, 6 décembre 1911, p. 1.

4. Voir Cor, VIII, 288, note 7.

5. Il s'agit de George Rodier, demeurant boulevard de Courcelles, 112 (XVII°), membre de la Société sportive de l'Ile de Puteaux, du Polo, de l'Union Artistique. Henri Bardac le disait un " aimable et fortuné dilettante ", habitué des " mardis " de Mme Lemaire, qu'il appelait " la Patronne ". Montesquiou, qui ne l'appréciait pas, l'évoque sous le nom " Crottodier " dans Délices de capharnaüm (1921), p. 77. Il mourut le 20 janvier 1929. Le Figaro du lendemain, en annonçant sa mort, indique qu'il avait une sœur, la vicomtesse Pierre de Noüe, née Marie-Anne Rodier. Tout-P. 1911, 519 et 452.

6. Carlo Placci, né à Londres le 23 novembre 1861, décédé en 194 ?, publiciste, demeurait à Florence, et collaborait à des journaux et revues littéraires, notamment Il Marzocco et le Corriere della sera. Montesquiou lui consacre une des Paroles diaprées (1910), LXXII.

7. Mme G. Langweil, antiquaire, place Saint-Georges, 26, avait organisé l'exposition d'art chinois (cf. la note 3 ci-dessus). Jacques-Émile Blanche fait mention de Mme Langweil dans La pèche aux souvenirs, p. 302.

8. Paquin est une des grandes maisons de couture chez lesquelles le narrateur songe à faire faire des vêtements de luxe pour Albertine JF, 1, 900, et P, 111, 43. - Mme Paquin, robes et manteaux, 3, rue de la Paix. P.-Hach. 1911, p. 463.

9. Voir ci-dessus, note 5 de la lettre 139 du même su même.

10. L'exaltation de Proust s'explique par le désir qu'il a de se documenter pour sa description d'une des toilettes d'Odette : " Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu'elle ne l'était pas, parce qu'il ne pouvait pas l'imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu'ils s'aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d'elle que d'insignifiant, lui décrivait la silhouette d'Odette, qu'il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une " visite " garnie de skunks, sous un chapeau " à la Rembrandt " et un bouquet de violettes à son corsage. " I, 240.

11. L'édition donne pour ces deux mots : mes promesses, mauvaise leçon. Je corrige d'après la photocopie.

12. Jeu de mots. Semble faire allusion à une affaire appelée devant le Tribunal correctionnel de la Seine (10' Chambre) au mois de mai 1903. Une dame de cinquante ans se présentait l'an précédent chez un grand couturier parisien et lui commandait pour 3 820 francs de robes. Elle donna son adresse et son nom: Baronne d'Houdemare. Quand le couturier présenta sa note, on lui répondit que la personne à qui on avait fait crédit n'était pas la baronne d'Houdemare, mais une femme du nom d'Emma Cohen, qui vivait avec le baron d'Houdemare depuis quinze ans. Jean-Robert d'Houdemare s'engagea à régler la facture, et la fausse baronne fut acquittée. Le Figaro, 24 mai 1903, p. 4, Gazette des Tribunaux.

13. C'est donc Laure Hayman qui avait porté le chapeau en question. Proust craint que, une fois son roman paru, Mme Hayman verra dans de tels détails la preuve que l'auteur l'a prise comme modèle d'Odette. Ses craintes à cet égard ne manqueront pas du reste de se réaliser.

14. Cette remarque semble indiquer que Rodier a pu servir comme l'un des modèles de Legrandin.

15. Allusion à l'article du destinataire paru dans Le Journal du 8 décembre 1911, page 5 : " Premières représentations: Théâtre des Arts - Les Folies françaises ou Les Dominos, ballet de M. Louis Laloy, musique de François Couperin. - François Couperin (1668-1733), compositeur et claveciniste français, d'une famille d'artistes qui se sont distingués pendant deux siècles.

16. Francesco Guardi (1712-1793), peintre italien né à Venise.

17. Antonio Canale, dit le Canaletto (1697-1768), peintre italien né à Venise. Il avait un neveu qu'on appelle aussi Canaletto : Bernado Bellotto (1724-1780), et qui travaillait dans le même style que son oncle.

18. Pietro Falca, dit Longhi (1702-1785), peintre et graveur italien né à Venise.

19. Dans l'article en question, Reynaldo Hahn écrit : " C'est une charmante fantaisie chorégraphique dans le style vénitien du xvnr siècle, une fête galante italienne, preste et légère comme un quatrain de Francesco dall'Ongaro, élégante et spirituelle comme une esquisse de Longhi. " - Il s'agit de Francesco d'all'Ongaro (1808-1873), homme politique et littérateur italien né à Odezzo (Vénétie). DBHG 1, 778.

20. Ou plutôt le lendemain de la première représentation, laquelle eut lieu le 15 décembre.

21. Allusion à l'article du destinataire paru dans Le Journal du dimanche 24 décembre 1911, page 5 : La Musique: Opéra-Comique - Bérénice, tragédie en musique en 3 actes, de M. Albéric Magnard.

22. Il s'agit apparemment de Mme Robert de Bonnières de Wierre, née Arnaud-Jeanti, 15, avenue Bosquet (VII'), puis rue Arsène­Houssaye, 11 (VIII°). Elle mourut entre octobre 1907 et octobre 1908. (Tout-Paris, 1904, 80; 1908, 81; 1909, 623). - Montesquiou avait tenu compte des charmes de cette dame en lui dédiant, en 1896, un des poèmes de Hortensias bleus, CXLVIII, sous le titre Palpebrae:

Vous êtes un Printemps de Botticelli, neuf,
Vous êtes sa Vénus, jeune et modernisée.
....................
Votre parler est doux et votre voix est grave,
Vos cheveux sont historiés, le col est suave
Et la taille, sont jets de fleurs, mols ou rétifs.
Et vos yeux sont frisonnants comme sous un gaze,
Grisés d'un fin sourire ou noyés d'une extase,
Semblent deux papillons palpitants et captifs.

En 1906, dans l'édition définitive du même recueil, le Comte, brouillé peut-être avec la dame, reprit ce poème, avec variantes, mais changea la dédicace, ainsi : A une autre Dame. Op. cit., p. 235.

23. Francis Magnard (1837-1894), rédacteur en chef du Figaro, où il succéda à Villemessant à la direction du journal.

24. Albéric Magnard (1865-1914), fils de Francis Magnard, compositeur de musique. Il avait été l'élève de César Franck pour l'orgue, et avait pour lui une fervente admiration. Il fut le disciple de Vincent d'Indy.

25. Paul-Marie-Théodore-Vincent d'Indy (1851-1931), élève de César Franck, compositeur de musique, directeur et fondateur de la Schola Cantorum (1896).

26. Parmi les spéculations auxquelles il s'est livré, Proust avait acheté à terme, le 4 décembre, 1 000 Spassky Copper à 97 1/4; action qui est descendue à 931/2 (Le Figaro du 29). Il avait acheté 500 Rand Mines à 174 1/2 (lettre à Nahmias du 11 ou 12 décembre), action descendue à 166 (Le Figaro du 29).

27. Méduse, légende marine en quatre actes de Maurice Magre, musique de Reynaldo Hahn, dont on donna la première représentation au théâtre de Monte-Carlo le 24 décembre 1911. Voir Comœdia, 25 décembre 1911, p. 2.

28. Auguste, valet de chambre pendant de nombreuses années, paraît-il, chez les parents de Reynaldo Hahn.

29. Léon, coiffeur, paraît-il, qui venait chaque jour chez Reynaldo Hahn.

30. Proust cite de mémoire, semble-t-il; voici le passage indiqué " Dimanche 10 février (18841. - L'auteur du chef-d'œuvre intitulé : Le Mariage de Loti, M. Viaud, en pékin, est un petit monsieur, fluet, maigriot, aux yeux profonds, au nez sensuel, à la voix ayant le mourant d'une voix de malade. Taciturne, comme un homme horriblement timide, il faut lui arracher les paroles. [...] Et comme Daudet lui demande, s'il est d'une famille de marins, il répond le plus simplement du monde, de sa petite voix douce: " Oui, j'ai eu un oncle, mangé sur le radeau de la Méduse. " Journal des Goncourt - Mémoires de la vie littéraire - deuxième série - troisième volume Tome sixième 1878-1884. Paris, Bibliothèque-Charpentier Eugène Fasquelle, éditeur... 1906, p. 293.

31. Ms : morts, mot barré; vivants, mot ajouté en interligne.

32. " Toutefois, il faut l'avouer, il y a une délicatesse dans cette scène tout à fait surprenante, pour ceux qui ont connu l'auteur. " Op. cit., tome septième, 1894, pp. 140-141, Samedi 11 septembre 118861.

33. " Il est amusant ce Loti, sous sa gravité de pose et de commande, avec l'éveil, par moments, de ses yeux éteints devant cette cuisine du théâtre; et sa vue semble jouir délicieusement de la montée des décors, de l'abaissement des plafonds, et ses oreilles se pénétrer curieusement de l'argot de la machination. Et, on le voit avec quelque chose d'un provincial, amené dans les profondeurs intimes du théâtre, se frotter aux hommes et aux femmes de l'endroit, attiré, séduit, hypnotisé. " Ibid., p. 311, Samedi 15 décembre [1888].

34. " Cette mort de Gibert, un jeudi de la mi-carême, en lançant des confetti du haut d'un café, on serait tenté de la prendre pour le dénouement d'un roman, racontant la vie d'un comique, d'un farceur, d'une queue rouge. " Op. cit., tome neuvième, 1896, p. 113, Vendredi 10 mars [1893].

35. Allusion au dessin dont Proust annonce l'envoi à Mme Straus dans sa lettre 140 ci-dessus, et qu'il ne retrouvait pas.

36. Ms : mots soulignés deux fois.