Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XI-31

[Mars 1912?] 1

 

Mon cher petit Ginibuls

 

Je ne peux pas te répondre de peur que ma lettre ne soit lue comme tu es si peu ordonné. Mais le coup que la tienne m'a donné a été d'autant plus terrible que avant-hier je t'ai téléphoné sans que tu me dises rien du tout de cela, si bien qu'en lisant ta lettre j'ai d'abord hésité entre deux personnes et que je me demande si tu ne m'as pas d'abord écrit une que je n'aurais pas eue. (Ceci pas pour dire que tu aurais dû m'écrire. Au contraire tu es trop gentil de m'avoir écrit) mais parce que le style de ta lettre a l'air d'impliquer une autre. Tu sais que tu es toujours avec moi, que je te fais toute la nuit la conversation, ce serait donc assez peu de te dire que je pense à toi.

Je te recommande autre chose. L'autre soir quand j'ai eu fini de te téléphoner, on m'a un peu après appelé sans arrêter. Je ne voulais pas répondre parce que comme Nicolas n'était pas là j'avais peur que si on entendait ma voix on ne sache que j'étais réveillé etc. Mais enfin

pour tâcher de voir qui m'appelait j'ai mis le cornet à mon oreille et j'ai entendu la belle voix grave de mon Buncht qui disait: " les Fauchier Magnan sont des horreurs " à qui une voix comme écorcée et agréablement juteuse de sève que j'ai cru reconnaître pour celle de Peter disait quelque chose comme: " Mais Reynaldo " [.] J'ai raccroché. Mais sans savoir alors ce que vous m'écriviez aujourd'hui j'ai été un peu effrayé de penser non (ce qui était pourtant la seule chose à quoi cela aurait pu me faire penser) qu'on entendait d'ailleurs ce que vous dites au téléphone, mais qu'on pouvait l'entendre aussi de chez vous.- Et faites bien attention à ne pas dire des choses du genre de celles que vous m'avez écrites 2.

Bonjour mon petit Bugnibuls. Écrivez-moi quand vous pourrez ce que vous saurez. Je vous donne bonsjours [.]

Marcel.

 

Bonjour encore mon petit Bugnibuls. Quand je pense que je t'ai chanté tant ces nuits-ci sans savoir, et raconté des frivolités. Je ne peux pas me décider à te dire hasdieu et je voudrais tout le temps te récrire. Adieu mon cher petit Genstil qui ne comprend pas pourquoi je n'ai pas pu regarder Zadig et qui a cru que c'était de l'indifférence. Mais pour d'autres choses tu me comprends et tu sais que ta lettre m'a fait la même chose que deux choses un jour où Maman est venue me dire: ["] Pardon de te réveiller, mais ton père s'est trouvé mal à l'École " 3 et un autre jour plus récent à Évian 4. Adieu mon genstil. Brûlez lettre mon genstil tout de suite [.]

 


1. cp Hahn 222-223 (n° CXLIV). Cette lettre se situe peut-être au moment où Proust apprend les inquiétudes de Hahn pour la santé de sa mère: voir le post-scriptum.

2. S'agirait-il de l'état de santé de Mme Hahn?

3. Allusion au jour où le docteur Proust fut foudroyé d'une hémorragie cérébrale à l'École de médecine, le 24 septembre 1903. Voir Cor, III, lettres 255 à 266.

4. Proust se trouvait à Évian avec sa mère, en septembre 1905, lorsque celle-ci fut frappée de crises d'urémie dont elle succomba une quinzaine de jours plus tard. Voir Cor, V, 338 sq.