Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XI-101

[Cabourg, peu après le 18 août 1912] 1

 

Cher Gueninuls

 

J'avais lu votre petit bouquet bouquin sur Massenet (celui sur son enterrement avec la petite peinture au-dessous) 2 et je vous avais hescrit pour vous dire que l'imagination d'autant plus décevante qu'elle est plus précise et le petit " enterrement de village " d'Ambégreville 3 où il est allé faire son dernier dodo, m'avait trouvé très joli 4. Mais je ne vous ai pas envoyé lettre parce que j'étais trop fasché 5.

Mon genstil reposez-vous, le lit, la chasteté, l'absence d'alcool font plus contre maux de gorge que tout. Irez-vous chez Sarsah 6?

Il y a ici (à Houlgate peut'être mais tout le temps ici) M° Gross [et] sa petite fille à qui je fus présenté mais je ne savais pas qui c'était 7. Faut-il lui parler de vous (j'ai écrit sur double feuille trop faschant pour moi qui n'ai déjà plus de papier ménage 8.

Enfin je ne t'écris qu'une ligne c'est pour te pourvoyer 9 que je voudrais puisque tu n'as pas où te fourrer que tu ailles résider vite boulevard Haussmann 10. Je t'y hospitalise jusqu'à ce que tu aies un bon logis. Et si tu n'en trouves pas et t'accoutumes, je ne te chasserai pas de chez moi mon genstil.

Je te complimente et bonjour [.]

Marcel.

 

Je danse un peu tous les deux jours pour dérouiller mes articulations mais pas le pas de l'ours que je trouve trop commun et un peu difficile pour Genstil [.]

 

 


1- cp Hahn 228 (n° CXLVIII). Lettre écrite peu de jours après le 18 août 1912: allusion à un article du destinataire paru ce jour-là (voir la note 2 ci-après).

2. Allusion à l'article intitulé Les Obsèques de Massenet, par Reynaldo Hahn, paru dans Le Journal du dimanche 18 août 1912, page 1. En dessous de cet article, une photographie retouchée montre la procession menant vers l'enterrement du compositeur défunt avec la légende : " Le cortège, très simple, vient de quitter la petite ville d'Egreville. "

3. Sic. Ici Proust fait l'amalgame, à dessein, semble-t-il, du nom d'Egreville, le village où Massenet s'était retiré, avec celui d'Ambérieux, par allusion à la mélodie de Reynaldo Hahn intitulée Le Cimetière de campagne, sur des paroles de Gabriel Vicaire, dont voici le commencement

J'ai revu le cimetière
Du bon pays d Ambérieux
Qui m'a fait le cœur joyeux
Pour la vie entière

4. Allusion à l'article cité, où Hahn écrit: " C'est qu'il était un grand " visuel ", que ses rêves, ses projets et jusqu'à ses moindres intentions devenaient concrets pour lui à l'instant même où son esprit les concevait; ils prenaient corps, revêtaient une forme plastique et précise. Faculté inestimable chez un musicien dramaturge, et qui communiquait à toutes ses créations la chaleur même de la Vie! Mais plus l'imagination est nette, plus elle risque d'être déçue. Ce grand compositeur, à qui ne fut refusée aucune des satisfactions de la gloire, souffrit toujours, dans son extrême sensibilité, des altérations inévitables imposées par les événements aux images intérieures qu'il s'était formées [...]. "

5. Proust est fâché de n'avoir reçu aucune lettre du destinataire.

6. Sarah Bernhardt.

7. Le Figaro du 20 août 1912, page 3, note, sous la rubrique Deauville-Trouville, par Régina (Mme Estradère), la présence au bal donné au Grand Hôtel d'Houlgate, à l'occasion d'une kermesse de bienfaisance, le samedi 17 août, de: " M. et Mme Gross et leur fils et belle-fille ". - La " petite fille " de Mme Gross à qui Proust dit qu'il fut présenté doit être Valentine Gross (1890-1968), peintre, qui devait épouser plus tard Jean Hugo. - Bénézit, V (1976), 659.

8. Le papier de l'original est au filigrane " IMPERIAL DIADEM ". Le "papier ménage " auquel Proust fait allusion doit être celui dont il se sert pour allumer ses poudres antiasthmatiques. La parenthèse n'est pas fermée.

9. Sic.

10. Proust avait déjà proposé au destinataire de l'héberger, dans sa lettre 89 ci-dessus.