Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XI-150

[Vers le 15 novembre 1912]1

 

Cher Genstil

 

Ne sachant pas si je serai prêt assez tôt pour aller chez toi je te préviens que j'ai écrit hier une sorte de morceau, de nouvelle (" C'est une Prière " (Borda) 2

détaché de mon livre, de Le 3 Temps Perdu (nouveau style) destiné à Hepp 4.

Donc peux-tu lui demander rendez-vous. C'est court, cela se tient (il faudra cependant mettre " Extrait de etc.) 5. Il faudrait que cela parût au plus tard le 1° février si possible car je suppose que mon livre paraîtra à ce moment-là 6. Cela se compose des dîners chez Verdurin que vous aviez trouvés comiques (fondus en un seul) après lequel Swann entend la phrase de la sonate qui devient l'air national de leur amour 7. Deux lignes de points. Swann abandonné par Odette va en soirée chez M° de Saint-Euverte (là où il y a les valets de pied Mantegnastes et les monocles) 8. Tout à coup il réentend la petite phrase qui lui fait comprendre ce qu'il a perdu en lui chantant " les refrains oubliés du bonheur " 9. Reculant devant l'horrible louchonnerie 10 d'appeler cela (téléphonez à Davenport) 11 : La petite phrase de la Sonate, je l'appellerai le Temps Perdu, ce qui aura l'inconvénient de faire croire que c'est cela le temps perdu dans le volume. Mais tant pis. Ce n'est pas louchon du tout n'est-ce pas : La petite phrase de la Sonate?... -..Nullemation 12. -

Genstil j'espère que ton petit organe va bien et que tu fais genstiment pansements. Mais sans vouloir te fascher, il me semble que plus genstil de ne pas aller en Roumanie 13 pendant que choléra 14 (qui t'attirait déjà à Petersbourg quand Diaghilew te fit faire ce si utile boyage) 15. Je ne suis pas faschant du tout n'est ce pas... Aucunyadhès 16.

Je suis levé, tu sais. Oui ce serait plus genstil de faire conférences près du lit de ton Buncht.

 

L'absence est le plus grand des maux
Non pas pour toi cruel mais pour celui qui reste !
17


 

1. ocp Coll. M. H. Bradley Martin. Hahn 233-234 (n° CLIII), texte tronqué. Cette lettre doit se situer vers le 15 novembre 1912, ou peu de jours après: allusions à Le Temps Perdu, que Proust suppose devoir paraître vers le 1° février suivant (note 6 ci-après), au choléra (note 14), au prochain voyage du destinataire en Roumanie (note 13).

2. Allusion, semble-t-il, à Gustave de Borda (1883-1907). Cf. Cor, VII, 325, note 3. - Ms: la première parenthèse n'est pas fermée.

3. Ms : Proust souligne de et Le. Il évite de dire: " du Temps Perdu ". Cf. la lettre 139 à Louis de Robert ci-dessus.

4. Il s'agit de Pierre-Edgar Hepp (1882-1948), peintre, critique d'art, et secrétaire général de la partie littéraire de la Revue de Paris. - Proust ignore sans doute que Hepp vient de partir, vers le 15 octobre, comme correspondant de guerre en Bulgarie. (Renseignements aimablement fournis par Mlle Noémie Hepp.) - Ms: Hepp, nom souligné deux fois.

5. Ms: les guillemets ne sont pas fermés.

6. Cf. à ce sujet la lettre 147 à Jacques Copeau ci-dessus.

7. Un Amour de Swann : Du côté de chez Swann, 1, 208-212 et 218.

8. Ibid., pp. 323 et 327.

9. Ibid., page 345.

10. Voir Cor, X, note 4 de la lettre 119.

11. Docteur Isaac B. Davenport, chirurgien-dentiste, 30, avenue de l'Opéra. P.-Hach. 1911, page 94.

12. Voir ci-dessus, note 3 de la lettre 57 à René Peter.

13. août Hahn devait arriver à Bucarest, pour y donner une conférence, le 28 novembre 1912. Nous déduisons la date de son arrivée du récit qu'il donne de son voyage en Roumanie, où il affirme " la comtesse de Flandre, sœur du roi, est morte avant-hier ". Or, d'après l'Almanach de Gotha, 1923, p. 19, la comtesse de Flandres, née Marie princesse de Hohenzollern, née en 1867, mourut à Bruxelles le 26 novembre 1912. Hahn avait mis deux jours pour arriver à Bucarest. R. Hahn, Notes (journal d'un musicien). Paris, 1933, pp. 218-220. - Cf. Le Figaro, 29 novembre 1912, page 7, Déplacements et Villégiatures: [...] " M. août Hahn, à Bucarest ".

14. Il semble que Proust ait lu l'article paru dans Le Figaro du 15 novembre 1912, page 2, sous l'en-tête Autour de la Guerre/Le Choléra, article daté de Constantinople, le 11 novembre: " Le choléra a fait son apparition à l'armée de l'est et s'est propagé rapidement depuis Silviri jusqu'à Constantinople. [...] Le choléra sévit également en Serbie. [...] " La Serbie était le pays qui bordait la Roumanie à l'ouest. - Le 18, on lit au même endroit, sous l'en-tête Le Choléra/Dans l'armée turque, sous la date Constantinople, 17 novembre: " Le choléra devient un véritable fléau; le nombre des morts atteindrait maintenant cinquante pour cent. [...] ".

15. Voir, au sujet du voyage du destinataire à Saint-Pétersbourg, Cor, X, lettre 121 et sa note 2.

16. Voir ci-dessus, note 3 de la lettre 57 à René Peter.

17. Cf. La Fontaine, Fables, livre IX, fable 2, Les Deux Pigeons, vers 7 et 8. Cf. Cor, 11, pp. 489 et 490, note 5.