Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XII-11

[Le vendredi 31 janvier 1913] 1

 

 

Mon cher Reynaldo

 

 

Je ne t'écrivais pas parce que très fastiné et ayant d'immenses entvis " depuis que je t'ai vu " (Pelléas) 2, comme je croyais que tu revenais 3 pour ton ami Magre et son Sortilège 4 je pensais bonjour. Mais chaque jour on répond de Bassano 5 que tu n'as pas dit que tu reboulais; alors je te dis un petit bonsjour mon ami.

Comme je crois que tu ne saurais que penser de la production musicale si je ne te disais ma critique, je te dis que j'ai entendu par le téléphone Fervaal 6. Je le trouve extrêmement entvieyeux. Est-ce " l'énergie " dans les consonnes de Delmas 7 et son côté Maubant 8 dans les voyelles, mais toutes les phrases " Le fils des Nuées" "s'il n'est pur 9" etc. me paraissent d'une sécheresse assommante. Je suis de 10 ton avis sur le délicieux entr'acte (surtout quand il revient avec chant au dernier acte 11). Cela s'entend très mal au téléphone 12 mais j'en suis fou. Je t'apprendrai que sauf que c'est plus mendelsohnien que Schumannesque 13, cela a une certaine parenté musicale avec la phrase de la sonate pour piano et violon de Fauré 14. Mais c'est moins inquiet et plus voluptueux.

L'Intransigeant à propos de la centième de Pelléas a noté que M. P. Lalo avait toujours défendu cette œuvre et a dit qu'il y avait affinité entre lui et l'auteur de Pelléas 15. Serait-ce dans leur manière de comprendre la délicatesse morale? Le même journal note que Fauré et Debussy choisirent la même héroïne: Mélisande 16. Sigismond Bardac pense peut'être qu'ils auraient dû se contenter de celle-là 17.

Maurice Rostand le lendemain de son arrivée m'a écrit une lettre vraiment charmante pour me voir 18. Mais ton cher Bininuls avec sa force d'inertie a éludé. Et revêtu d'une pelisse sur sa chemise de nuit il est allé à la Sainte Chapelle et passer deux heures devant le Portail Sainte-Anne de Notre-Dame 19.

Asdieu, brûle cette lettre, dis bien bien bien des choses à tes Sœurs [.]

Ton

Marcel.

 


 

 

1. Hahn 236-237 (n° CLV). Cette lettre doit dater du mercredi.29 janvier 1913, ou de peu de jours après : allusions à la première représentation du Sortilège (note 4 ci-après), à un article de L'Intransigeant (note 15), à la lettre de Maurice Rostand (note 18), à la station devant le Portail Sainte-Anne de Notre-Dame (note 19). Elle date vraisemblablement du vendredi 31 janvier 1913.

2. Allusion à Pelléas et Mélisande, drame en cinq actes de Maurice Maeterlinck, musique de Claude Debussy, acte IV, scène 4, Mélisande à Pelléas : " Je t'aime aussi... Depuis toujours, depuis que je t'ai vu. "

3. Le destinataire est allé faire un court séjour à Hambourg, dans la seconde quinzaine de janvier 1913, d'où il reviendra, semble-t-il, vers le 22 février. Voir Daniel Bendahan, Reynaldo Hahn su vida y su obra. Caracas, 1973, p. 62.

4. Allusion à la première représentation de Le Sortilège, conte de fées en trois actes et six tableaux, poésie de Maurice Magre, musique d'André Gailhard, laquelle eut lieu à l'Opéra le 29 janvier 1913. - Maurice Magre (1877-1941), poète et auteur dramatique, était le fils d'un ancien directeur de l'Opéra. - Ann. Théâtre 39, p. 3 et 24. Il y eut cinq représentations.

5. Reynaldo Hahn s'est installé depuis peu au 15 de la rue de Bassano, adresse indiquée pour lui dans le Paris-Hachette de 1914, pp. 46 et 182.

6. Fervaal, action musicale en trois actes et un prologue, créée à Bruxelles en 1897, à l'Opéra-Comique en 1898. On en donna la première représentation à l'Opéra le 8 janvier 1913.

7. Jean-François (Francisque?) Delmas (1861-1933), basse de l'Opéra qui se distingua surtout dans le répertoire wagnérien. Il tenait le rôle d'Arfagard, dans Fervaal.

8. Henri-Polydore Maubant (1821-1902), de la Comédie-Française, sociétaire en 1852. Il jouait les pères nobles. - Il est question de lui deux fois dans Du côté de chez Swann : I, 25 et 74.

9. Allusion à Fervaal, acte I, scène 1 (Arfagard) : " Le Chef élu, le Fils des Nuées unique, unique est le Sauveur. Mais qu'il soit pur et que l'Amour jamais ne trouble son corps ni son âme. "

10. Ms : de, mot ajouté en interligne.

11. Allusion au compte rendu de Fervaal, paru dans Le Journal du 10 janvier 1913, page 5, où Reynaldo Hahn écrit, parlant de Vincent d'Indy : " [...] dès qu'il permet à la sensation de se prolonger, dès qu'il accorde un peu de loisir à l'invention musicale, son talent atteint à la plus riche plénitude, revêt un prestige supérieur, dégage un réel magnétisme. Je n'en veux pour preuve que deux ou trois passages de Fervaal, tels que le commencement du premier duo, la scène druidique et l'ineffable prélude du premier acte. [...] "

12. Au théâtrophone. Voir Cor, XI, note 22 de la lettre 119.

13. Ms : Shumanesque. Nous corrigeons.

14. Ms : de Fauré, mots ajoutés en interligne. - Il s'agit de la sonate que Proust avait fait jouer à la soirée qu'il offrit à l'Hôtel Ritz le 1er juillet 1907. Voir Cor, VII, 212 et 213, note 13.

15. Allusion à l'article paru dans l'Intransigeant du 29 janvier 1913, page 3, sous le titre A propos d'une centième/La leçon de " Pelléas ", par Edouard Beaudu. Le critique y écrit: " Il ne faudrait pas oublier ici [...] les ardents propos de M. Pierre Lalo, critique musical du Temps. M. Pierre Lalo est certainement un de ceux qui ont le plus contribué au succès croissant de Pelléas et Mélisande. Il est de ceux qui, ayant soutenu l'œ uvre avec passion, l'ont menée à cette " centième " que l'on fête aujourd'hui. "

16. Allusion à Pelléas et Mélisande, suite pour orchestre (1898) de Gabriel Fauré.

17. Gabriel Fauré avait composé La Bonne Chanson pour Mme Sigismond Bardac, née Emma Moyse. Elle eut de lui une fille du nom de Dolly Bardac. Fauré dédia à celle-ci Dolly, opus 56, six pièces pour quatre mains (1893-1896). Claude Debussy, de son côté, abandonna sa femme en 1904. Elle se tira un coup de revolver dans la poitrine, mais survécut. Debussy épousa ensuite la femme divorcée de Sigismond Bardac. Voir Cor, I, note 4 de la lettre 195; Cor, VII, 201, note 3; Gabriel Fauré, Correspondance, éd. Nectoux, p.330, note 2. - Cf. Tout-Paris, 1908, p. 168.

18. Voir à ce sujet la lettre à Louis de Robert que nous datons du 25 janvier 1913, et sa note 4 ci-dessus.

19. Ainsi Proust a fini par pouvoir faire une station devant la cathédrale de Notre-Dame. Cf. la lettre 10 ci-dessus. Son désir de voir le portail Sainte-Anne à Notre-Dame se rapporte peut-être au souvenir de ce qu'en dit Émile Mâle dans l'Art religieux du xui` siècle. Là, l'historien mentionne les " statues rangées ", " où on a voulu voir les rois de France " et qui " représentent en réalité les rois de Juda [...] les ancêtres de Jésus-Christ suivant la chair " (Op. cil., pp. 398 sq.). Or, dans un passage d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs (I, 842) - que Proust devait être en train de rédiger -, Elstir explique au héros-narrateur la signification de " ces grandes statues de saints qui montées sur des échasses forment une sorte d'avenue ", au portail de l'église de Balbec. Et Elstir fait écho à Mâle, en y voyant " les Rois de Juda, [les] ancêtres [de Jésus-Christ] selon la chair ". - Et c'est au tympan et au trumeau encore archaïques du portail de Sainte-Anne que Proust pouvait admirer la Vierge, Louis VII, et saint Marcel, son patron, le fameux évêque de Paris, perçant le dragon de sa crosse. E. Mâle, op. cil., pp. 365-366.

Notre lettre pourrait donc aider à dater le passage qui prépare la description de l'église de Balbec, dont le brouillon se trouve dans le Cahier 34, folios 14-17 r°. Yoshida (BIP n° 8, p. 19) date ce cahier de " fin de 1912-début 1913 ". On peut supposer que Proust aura rédigé le passage en question après sa station devant le portail de Notre-Dame. La nouvelle transcription de ce cahier 34, réalisée par Ariane Eissen, nous permet de constater que la conversation avec Elstir fait largement appel au chapitre de Mâle consacré aux évangiles apocryphes, et notamment aux légendes concernant la Vierge; Mâle affirme " Qu'il nous suffise de remarquer que, des trois grands portails de Notre-Dame de Paris, deux, celui de Sainte-Anne et celui de la Vierge, sont presqu'uniquement décorés de sujets empruntés aux Apocryphes. " L'Art religieux du XIII` siècle en France, Paris, 1910, p. 302.

- A la Sainte-Chapelle, Proust voulait sans doute revoir surtout les vitraux, pour sa description de ceux de l'église de Combray, et peut-être aussi, dans le sanctuaire, les douze statues d'apôtres portant à la main des croix de consécration, statues adossées à douze colonnes, comme symboles des piliers du temple.