Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIII-016

 

[Le jeudi soir 15 janvier 1914, ou peu après] 1

 

 Genstil

  

Je suis hesfrayé quand je pense qu'il s'en est fallu d'un rien - d'un instant de faiblesse que j'aurais pu avoir, d'une seconde de non-résistance à vos objurgations - que je ne lusse pas votre conférence et vous la laissasse emporter 2. Or - 3 ce que vous m'avez dit négligemment ne me le laissant pas supposer, et peut'être avec cette inconscience que je commence à comprendre flotter autour des grandes choses est-ce que vous ne le soupçonniez pas vous-même - cette conférence 1° est la seule chose capitale que j'aie lu[e] depuis je ne sais combien de temps (quand je pense que vous avez tellement insisté pour que je lusse ces médiocres souvenirs d'un écrivain anglais 4, et avez failli me laisser passer à côté de ces trésors) 2° elle me donne de mon Bunchniguls une idée que les articles seraient aussi impuissants à me donner que (si je peux comparer à cela des choses que je sais de bien moindre valeur) ce serait donner une idée incomplète de moi de faire lire à une personne Fragments de Comédie Italienne 5 et de lui cacher Swann.

Rien que l'ampleur, le flot sans cesse renaissant, la richesse mentale, les affluents du raisonnement qui grossissent l'exorde, les précautions oratoires du début sont aux plus brillantes conférences ce qu'est le don du génie qui s'exprime aux redites du savoir et du talent. Genstil une chose m'abuse boscoup, c'est que dans ces précautions oratoires vous avez boscoup sans vous en douter (et sans l'avoir lu boschamp 6) de la grâce en apparence simplement originale en réalité profonde et esotérique du vieilch Ruskin dans ses conférences. Lisez je vous prie le début de Sésame vous vous en convaincrez et vous nourrirez de plus, par un aliment assimilable votre don prodigieux 7.

Genstil je suis phastigué et ne vous écris pas détailch mais je suis ravi et émerveillé d'avoir lu. Mais Stravinski a-t-il lu aussi 8. Il faut et faut. D'autant plus que vous avez été terrible pour le Sacre du Printemps 9. Bonjour cher petit notre grand écrivain et penseur [.]

Buncht. 


 

 

1. Hahn 242-243 (n° CLXI). Cette lettre doit dater du jeudi soir 15 janvier 1914, ou de peu après car Proust l'écrit après avoir lu une conférence du destinataire qui paraît à cette date : voir la note 2 ci-après.

2. Il s'agit de la première d'une série de quatre conférences du destinataire données à l'Université des Annales du 22 novembre au 24 décembre 1913. Le texte de la conférence en question a paru dans le Journal de l'Université des Annales, 8°année, du 15 janvier 1914, aux pp. 158 à 180. Reynaldo Hahn devait donner, du 27 avril au 19 mai 1914, une seconde série de quatre conférences. Les huit conférences furent réunies dans un volume intitulé Du Chant. Paris, Pierre Lafitte, 1920. Mais le texte du volume est retouché, abrégé. - Ce qui confirme notre identification de la conférence en question ici, c'est la mention de Stravinsky : voir la note 8 ci-après.

3. Ms : ici Proust ouvre une parenthèse; comme il oublie de la fermer, l'achevant par un tiret, nous substituons à la parenthèse un tiret.

4. Il s'agit des Confessions d'un converti, par Robert Hugh Benson (1871-1914), romancier anglais connu comme " le Jules Verne de l'Apocalypse ". Il était le fils de l'archevêque de Cantorbéry du même nom. Il s'est converti au catholicisme. Reynaldo Hahn en était féru, comme l'on voit d'après ses Notes (journal d'un musicien), pp. 237-238 et 245. - Ces Confessions parurent en volume, traduites par Théodor de Wyzewa, le 5 février 1914. Proust a dû les lire en feuilleton dans la Revue hebdomadaire des 11, 18 et 25 octobre 1913.

5. Allusion à des " études " de Proust parues en 1892 et 1893, et réunies dans Les Plaisirs et les Jours (1896).

6. Ms : boschamp, pour " moschant "? déformation de méchant.

7. Ruskin, au début de sa première conférence sur l'éducation, explique ainsi le titre "Des Trésors des Rois": " en réalité je ne vais parler ni de rois, connus comme régnant, ni de trésors conçus comme contenant la richesse, mais d'un tout autre ordre de royauté et d'une autre sorte de richesses que celles ordinairement reconnues ". John Ruskin, Sésame et les Lys, p. 63.

8. Dans sa première conférence, Reynaldo Hahn parle ainsi de Stravinsky : " Il m'a été donné souvent de passer de longs moments avec le jeune et déjà illustre compositeur Stravinsky, dont le génie orchestral est prodigieux; de même que Théophile Gautier disait: " Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe " M. Stravinsky pourrait dire: " - Je suis un homme pour qui le monde sonore existe. "
" Il n'est pas une résonance, pas une vibration perceptible qui n'éveille son attention; une assiette qui heurte une table, une canne qui frotte contre une chaise, le frou-frou d'une étoffe, le grincement d'une porte, le bruit d'un pas, son oreille infaillible les perçoit, les décompose avec une sûreté merveilleuse et il puise dans chaque son une nouvelle idée instrumentale. " Loc. cit., tome I, p. 159. - Igor Fédorovich Stravinsky (1882-1971), compositeur de musique.

9. Allusion au compte rendu que Reynaldo Hahn publia dans Le Journal du 2 juin 1913, page 2, à la rubrique La Musique, sous le titre THEATRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES. - Ballets russes, Le Sacre du Printemps. (Chorégraphie de M. Nijinsky, musique de M. J. Stravinski.) On y lit: " Pour moi, malgré ma grande amitié pour les auteurs et mon fidèle attachement aux " Ballets Russes ", je dois confesser que je suis de ceux que le Sacre du Printemps n'a point conquis. [...] J'ai bien entr'aperçu, çà et là, dans les évolutions et les danses, quelque velléité de poésie ou de symbole, quelqu'embryon de beauté plastique; j'ai, en écoutant la musique, constaté une fois de plus la prodigieuse invention orchestrale de M. Stravinsky, les inépuisables ressources de son incomparable virtuosité et son don d'évocateur. Mais il m'a paru que l'ensemble de tout le spectacle dénotait une recherche perpétuelle du bizarre, un souci de " faire laid ", [...] une déformation du goût, un jugement faussé [...] " Et plus loin: " Chez M. Stravinsky, je ne vois, en ce qui concerne cette dernière œuvre, qu'une exagération de sa manière propre; les outrances harmoniques dont elle abonde, et tous les excès qu'on y remarque, le délicieux Oiseau de Feu et [...] Pétrouchka nous y avaient préparés. Ici, M. Stravinsky avait à exprimer des choses si amorphes, des sentiments si rudimentaires [,] qu'il a morcelé son discours plus encore que de coutume, et l'a rendu par moment presqu'insaisissable. "