Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIII-035

[Vers le 29 janvier 1914] 1

 

  

Petit Boschant

  

Ne sois pas fasché ou alors c'est toi qui es un vilain tandis que Reynaldo est plaisant et genstil. Puisque tu as aimé lilas, je t'en envoie encore petite branche, et tu me laisseras encore konstinuer ces jours-ci pour remplacher les fanés, car

Ici-bas tous les lilas meurent
(Tous les chants des oiseaux sont courts
2 Dieu merci! Et pas encore assez!)

Je ne te dis pas que je redoute un peu la sonorité trop grande que la participation de la nymphe Escho risque de donner à l'offre d'article 3, car tu me dirais que tu es fasché. D'ailleurs l'expression " l'immortel Swann " ne m'a pas déplu, et dans sa concision me semble tout dire 4!

Je reste encore cousché à cause du brouillard 5 mais vais très bien et petix très bien venir si te ferait plezir. Je suis hasgité par l'idée de changer mes heures et de n'avoir pas vu avant Parsifal 6! 


1. Hahn 245 (n° CLXIII). Les allusions à l'article de Blanche (notes 3 et 4 ci-après), au brouillard (note 5), à Parsifal (note 6) situent cette lettre aux derniers jours de janvier 1914, sans doute vers le 29.

2.

Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts;
Je rêve aux étés qui demeurent
Toujours...

[...]

Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amitiés ou leurs amours;
Je rêve aux couples qui demeurent
Toujours...

(Euvres de Sully Prudhomme. Poésies 1865-1866, tome 1, Stances, page 32, premiers vers de la pièce intitulée Ici-bas. - C'était la " seule poésie " que Céleste Albaret avait apprise dans son enfance, d'après ce que Proust dit dans le beau passage qu'il consacre à cette dernière et à sa sœur Marie Gineste, dans Sodome et Gomorrhe, 11, 849.

3. Allusion, peut-être, à la comtesse de La Béraudière, maîtresse du comte Greffulhe, qui sert d'intermédiaire entre Reynaldo Hahn et Le Journal et la Revue de Paris, auxquels on avait offert l'article de Jacques-Émile Blanche sur Du côté de chez Swann. Jeu aussi sur le nom de l'Écho de Paris, où, semble-t-il, on essaie désormais de placer cet article. Voir ci-dessus, à ce sujet, la lettre 25 du même au même, et ci-après, la lettre 41.

4. Il s'agit du passage que voici de l'article de Blanche, dont Proust vient de lire le texte: " Un amour de M. Swann [sic] forme à lui seul la seconde partie du volume et un roman de la passion et de la jalousie, d'une prodigieuse analyse, douloureuse et humaine, où l'amour démasque l'acteur et montre l'homme, l'amant, dans sa vérité et ses faiblesses. Oserai-je la comparer, cette étude, à l'immortel Adolphe? " Écho de Paris, mercredi 15 avril 1914, page 1.

5. Cf. la lettre à Lucien Daudet que nous datons du dimanche 25 janvier 1914, où Proust dit que " ce brouillard m'a rendu impossible de me lever depuis quelques jours. " Voir la note 2 de la lettre 27 ci-dessus.

6. Le Figaro du 26 janvier 1914 avait annoncé, page 4 : " A l'Opéra Le succès de Parsifal est tel que le drame sacré de Wagner sera trois fois sur l'affiche cette semaine [...] Ces trois représentations auront lieu ce soir, après-demain mercredi et samedi. " - Proust aura sans doute espéré assister à une de ces représentations. Depuis le 1er janvier, date de la répétition générale, jusqu'à la fin du mois, on en donna onze représentations. Le succès était immense, les salles extrêmement brillantes. Parsifal, que la famille Wagner avait voulu réserver au seul théâtre de Bayreuth, où le drame sacré fut créé le 26 juillet 1882, tombait dans le domaine public au commencement de 1914 en vertu de la loi allemande qui fixait à trente ans seulement la durée de la propriété artistique. Ann. Théâtre 40, p. 2.