Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

XIII-44

[Le dimanche soir 15 février 1914, ou peu après] 1

 

  

Mon Genstil

  

J'ai ce soir en relisant encore le Tableau de la France de Michelet cherché quelle était la phrase française que j'admirais le plus en ce moment et j'ai cru d'abord que c'était une phrase de ce morceau sur le Languedoc 2. Mais après réflexion, et hésitations aussi où Chateaubriand " eut des voix " je donne le prix à ceci :

" En ne respirant pas, en n'interrompant pas (Ganderax dirait : pampas) 3 (pardon je crois qu'il y a " point ") le développement de cette voûte musicale, on évoque dans sa quiétude sereine la nuit étoilée au milieu de laquelle monte le chant du rossignol. 4 "

Je ne sais pas ce que vous en pensez mon Genstil mais j'ai peine à croire que vous soyez inconscient et incapable à l'instar de vieillch Krauss de vous rendre compte des belles choses que vous faites 5.

Hasbouen

BUNCHT. 

 


 

1. Hahn 246 (n° CLXIV). Cette lettre doit dater du dimanche soir 15 février 1914, ou de peu de jours après : citation d'une conférence du destinataire parue à la date indiquée (note 5 ci-après). Cf. aussi la note 4.

2. Le Tableau de la France, de Jules Michelet (1798-1874), figure en tête du deuxième tome de son Histoire de France: Moyen Age, livre III. Le morceau sur le Languedoc se trouve dans les (Euvres complètes de J. Michelet, deuxième tome, aux pages 42 à 47. S'agirait-il de la phrase, ou du passage, que voici? : " La plupart de ces villes sombres, dans les plus belles situations du monde, ont autour d'elles des plaines insalubres: Albi, Lodève, Agde la noire, à côté de son cratère. Montpellier, qui voit à son choix les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes même, a près d'elle et sous elle une terre malsaine, couverte de fleurs, tout aromatique et comme profondément médicamentée; ville de médecine, de parfums et de vert-de-gris. " Loc. cit., p. 43.

3. Voir, au sujet de Louis Ganderax, Cor. XI, lettre 68.

4. Citation tirée de la fin de la deuxième conférence de Reynaldo Hahn, que venait de publier le Journal de l'Université des Annales du 15 février 1914, page 293, sous le titre: Comment chante-t-on ?. On y lit: " En ne respirant pas, en n'interrompant point le développement de cette voûte verbale et musicale, on évoque dans sa quiétude sereine la nuit étoilée au milieu de laquelle monte le chant du rossignol. " Cette conférence forme le deuxième chapitre du livre intitulé Du chant. Voir page 72, fin du chapitre II.

5. Allusion à une anecdote que Hahn raconte dans la même conférence à propos de la grande tragédienne lyrique d'origine viennoise, Mme Gabrielle Krauss (1842-1906). La première fois qu'elle chanta en public l'oratorio de Gounod intitulé Gallia, elle se trouvait mal disposée vocalement et avait le trac. Au moment où elle attaquait la phrase : " Reviens, reviens vers le Seigneur, le Seigneur Dieu ", elle sentit qu'elle allait manquer de souffle :
" Elle aurait pu alors respirer entre le Seigneur et le Seigneur Dieu ç'eût été fort acceptable, et la respiration placée à ce moment eût fait l'effet d'une virgule; mais Mme Krauss, qui était une artiste tout instinctive, - Mme Krauss qui, peut-être eût été incapable d'expliquer la plupart des belles choses qu'elle faisait, - Mme Krauss décida instantanément, sans même savoir pourquoi ni comment, quelque chose d'infiniment plus beau. Disant d'une seule respiration : Reviens, reviens vers le Seigneur et se forçant jusqu'au deuxième le Seigneur, elle respira seulement, d'une façon pleine, profonde, audible et flagrante avant Dieu, ce qui donna: Reviens, reviens vers le Seigneur, le Seigneur... DIEU. " Nous soulignons. Loc. cit., pages 289-290. Cf. Du chant, pp. 65-66, texte retouché.