Quel abîme entre les anodines piécettes d' "Au clair de lune" et ces "Portraits de peintres" de 1894 !  

Les trois années qui se sont écoulées entre ces deux œuvres ne suffisent pas à expliquer de telles différences.  

Les qualités littéraires respectives de Louis Montégut et de Marcel Proust sont sans doute pour une grande part dans la qualité des œuvres qu'ils ont inspirées à Reynaldo.  

Que dire du conte de celui-là ? ce n'est qu'un ramassis de lieux communs, de platitudes niaises et sentimentales ; quant aux poèmes de celui-ci, bien que certains ne les trouvent pas dignes de l'auteur de la " Recherche", ils dégagent un charme et une grâce tendre et mélancolique qui conviennent tout à fait à l'esthétique de Reynaldo.  
Le début de l'amitié qui lia Proust à Reynaldo date de 1894 ; ils se rencontrèrent chez  Madeleine Lemaire, la célèbre aquarelliste. C'est chez cette dernière, pendant un séjour qu'il fît avec Marcel à Réveillon, que Reynaldo composa les pièces pour piano sur les "portraits de peintres".  

Ces quatre morceaux devaient figurer dans l'édition de la première œuvre publiée par Proust, "Les plaisirs et les jours" Le prix exorbitant de ce livre attira sur le jeune écrivain de nombreux sarcasmes tels celui-ci: 

"Proust - Est-ce que vous l'avez lu, mon livre ? 
La Jeunesse - Non, Monsieur, il est trop cher.
P. - Hélas c'est ce que tout le monde me dit... et pourtant, une préface de M.  France, quatre francs... de la musique de Reynaldo Hahn, quatre francs... des tableaux de Mme Lemaire, quatre francs... de la prose de moi, un franc... quelques vers de moi, cinquante centimes.. Total: seize francs cinquante, ce n'est pas exagéré ?
(1)

La première audition de ces pièces qui devaient servir d'accompagnement à la récitation des vers de Proust (il faut rappeler la grande mode dont jouissait à cette époque ce genre d'œuvre tout à fait oublié aujourd'hui qu'est l'adaptation symphonique d'un poème) eut lieu chez Madeleine Lemaire, leur dédicataire, lors d'une réception qui fit grand bruit ; le compte-rendu de la soirée parut dans divers journaux dont "Le Gaulois". 

 

Il faut citer ces lignes qui donnent un bon exemple de l'importance de ces réunions mondaines dans la vie musicale de la fin du siècle:
       "Hier, (28 Mai 1895) chez Mme Madeleine Lemaire après un dîner, réception très sélect: des personnalités du monde artistique, élégant et aristocratique. Soirée musicale des plus brillantes, consacrée aux œuvres du distingué compositeur Reynaldo Hahn. On a entendu et applaudi Mmes Eames-Story, ... MM. Fugère, ... et Risler, qui surtout ont admirablement fait valoir les belles œuvres que M. Hahn a composées sur des poésies finement ciselées par M. Marcel Proust. Chacun des Portraits de peintres est un petit bijou....  

Dans l'assistance: Princesse Edmond de Polignac, ... comtesse du Pont de Gault-Saussine,... Mmes Baignières, ... comte Robert de Montesquiou, M. de Heredia et ses filles, comte Primoli, M. Anatole France,... Mme Feydeau, M. Marcel Prévost."  

Cette énumération quelque peu fastidieuse a l'avantage de bien définir l'ambiance mondaine qui entourait la création des œuvres (on retrouverait les mêmes circonstances pour bien des œuvres de Fauré, de Saint-Saëns ou d'autres compositeurs de l'époque). 
C'est "Risler, qui vient exprès de Chartres pour jouer ces Portraits de peintres et doit retourner le soir même au régiment" (2) 
Chacune des quatre pièces de forme Lied est accompagnée d'un portrait du peintre et du poème de Proust ; elles parurent chez Heugel en 1896. Elles peuvent être jouées seules ou servir d'accompagnement à la récitation des vers.  

Il est à remarquer que ce recueil est l'un des rares parmi l'œuvre pianistique de Reynaldo à avoir eu le privilège de l'enregistrement, il figure dans l'excellent disque " A la recherche du temps de Proust" dans la version déclamation et piano. (3)

En cliquant sur cette icone vous pouvez accéder à l'analyse détaillée de chacun des "Portraits" (extraite du mémoire de Nicolas Vardon "Portraits de Peintres" d'après les poèmes de Marcel Proust et la musique de Reynaldo Hahn : une tentative d'union entre les arts.)

 


1- Albert Cuyp

" Cuyp, soleil déclinant dissous dans l'air limpide  
Qu'un vol de ramier gris trouble comme de l'eau,  
Moiteur d'or. nimbe au front d'un bouf ou d'un bouleau,
Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.  
Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,  
Paume au côté ; l'air vif qui fait rose leur peau,
Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes  
Sans troubler par leur trot les boufs dont le troupeau
Rêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,  
Ils partent respirer ces minutes profondes."  

              

Ces vers, pastichés de ceux de Robert de Montesquiou, "furent écrits avant une classe à Condorcet, en sortant du Louvre où je venais de voir les cavaliers qui ont une plume rose au chapeau." (4)

Albert Cuyp (1605-1691) est un paysagiste néerlandais. (Pour voir certaines de ses œuvres cliquer ici)

Ce poème inspira à Reynaldo une pièce de forme ternaire ABA.

A- est un thème d'atmosphère, non mélodique, il est formé de batteries d'accords dans le registre aigu du clavier ; c'est une espèce de fond sonore "aérien, très calme ; très égal" qui recrée l'ambiance des toiles du peintre. 

Les onze premières mesures installent le ton de Si bémol puis, aux batteries en doubles croches se superpose une grande gamme ascendante sur quatre octaves en triples croches qui illustre les deux premiers vers du poème " ... trouble comme de l'eau."  

Deux mesures modulent en La bémol et mi puis le retour du ton principal amène un grand crescendo qui aboutit à un FF qui lui-même fera place à un decrescendo conduisant à un PPP (ces sept mesures sur le seul accord de sixte répété).
Les batteries s'arrêtent après un ralentissement de  l'agogique (les triolets de croches ont remplacé les doubles croches).

B- Cette section centrale avec son thème "un peu lourd, comme la croupe des chevaux flamands" illustrent la seconde partie du poème (vers 6 à 12).  

B obéit à une structure ternaire suivant le schéma b1-b2-b1

b1- expose un thème à la rythmique pointée sur pédale de dominante (antécédent) ; le conséquent, toujours sur pédale, est en accords parallèles sous forme de marche et dans une rythmique franche "avec bonne humeur"

Ces deux formules de deux mesures sont reprises s'achevant par une suspension sur la dominante.

b2- en quatre mesures présente un motif mélodique orné sur accompagnement d'accords brisés ; ces quatre mesures sont légèrement variées.

b1- est repris sans modification avec l'indication "en s'éloignant" puis "ils sont partis"  (cf. le dernier vers du poème)

A- Après l'arrêt suspensif sur la dominante de Si bémol, A revient, " très reposé... un peu vague" tout d'abord en Si, créant un effet de surprise (brusque modulation au demi-ton) puis dans le ton principal.  

Les batteries sont cette fois dans un mouvement calme de triolets de croches (remplaçant les doubles du début) sur l'accord de sixte.  

Sous ce balancement qui s'estompe peu à peu on entend un thème en valeurs longues réparti entre les deux mains.

 

2- Paulus Potter

"Sombre chagrin des ciels coutumièrement gris,  
Plus tristes d'être bleus aux rares éclaircies,  
Et qui laissent alors sur les plaines transies  
Filtrer les tièdes pleurs d'un soleil incompris ;  
Potter, mélancolique humeur des plaines sombres  
Qui s'étendent sans fin, sans joie et sans couleur,  
Les arbres, le hameau ne répandent pas d'ombres,  
Les maigres jardinets ne portent pas de fleurs.  
Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive,  
Sa jument résignée, inquiète et rêvant,  
Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,  
Hume d'un souffle court le souffle fort du vent."

              

Potter, peintre de la même époque que Cuyp, (1625-1654) est le plus célèbre animalier de l'école hollandaise, deux de ses tableaux figurent au Louvre. (Pour voir certaines des œuvres de Potter cliquer ici)

Reynaldo a composé pour ce portrait une courte forme ABA dont les deux idées mélodiques, peu différenciées, dépeignent à merveille l'atmosphère morne et mélancolique qui se dégage des paysages de l'école hollandaise.

A- Un thème " désolé", en mi à la rythmique hésitante ("en traînant un peu" précise l'auteur) est confié à la main gauche ; il est harmonisé par quelques accords provoquant des frottements expressifs.

Ce motif de deux mesures est repris au soprano, transposé à la quarte puis de nouveau exposé à la basse ; une mesure de transition chromatique introduit le ton du relatif majeur (Sol).

B-  présente un thème d'ambitus plus large sur basse chromatique qui utilise les mêmes cellules rythmiques que A ; une transition de deux mesures brode les notes sol et mi (toniques de B et A)

A- Cette dernière partie consiste en un développement modulant du premier thème puis à son amplification en octaves.

La coda sur pédale de tonique achève la pièce sur l'accord de septième d'espèce sur le second degré sur lequel elle avait commencé (mi-fa # la do).

   

 

 

3- Anton Van Dyck

"Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses  
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois,  
Beau langage élevé du maintien et des poses  
Héréditaire orgueil des femmes et des rois !
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,  
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,  
Dans toute belle main qui  sait encore s'ouvrir,  
Sans s'en douter - qu'importe ? -  elle le tend les palmes !
Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots
Calmes comme eux - comme eux bien proches des sanglots
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,  
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,  
Et bijoux en qui pleure -  onde à travers les flammes -  
L'amertume des pleurs, dont sont pleines les âmes  
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;  
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,  
En chemise bleu pale, une main sur la hanche,  
Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,  
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux.  
Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,  
Duc de Richmond, ô jeune sage ! - ou charmant fou ?  
Je te reviens toujours: un saphir, à ton cou,  
A des feux aussi doux que ton regard tranquille."

              

Ce portrait du peintre flamand (1599-1641) évoque deux de ses toiles exposées au Louvre: Charles I d'Angleterre et l'Homme au pourpoint (Duc de Richmond) (Pour voir certaines œuvres de Van Dyck cliquer ici)

L'album Proust reproduit deux strophes inédites ajoutées à ce poème pour Reynaldo :


"Du souvenir des yeux à l'oubli clair des soies  
- " Silences" des regards ou "trilles" des dentelles !  
C'est un chant grave et doux comme des violoncelles  
Qui consolent l'exil et méprisent les joies ;
Silence qui s'est tu et qui parle, adagio,  
0 bel, au bois dormant, qu'éveilla Reynaldo,  
Pour qu'il en soit béni, souris à l'enchanteur,  
Reynaldo, citharède, poète et chanteur !"


L'élégance mélancolique et tendre des toiles et des vers est admirablement transposée par Reynaldo dans cette pièce au charme mélodique envoûtant.

A- présente une calme ligne mélodique en Fa à la rythmique souple, entièrement harmonisée par l'accord de neuvième de dominante qui ne se résout pas sur l'accord de tonique; son caractère expressif est accentué par l'enchaînement à l'accord de dominante de Si bémol

Cette cellule de trois mesures est reprise, harmonisée par des sixtes parallèles puis développée en Si puis Si bémol sur pédale de dominante.
Cette première partie se termine par un rappel du thème doublé à l'octave dans le ton principal.

Nouvelle subtilité harmonique dans le passage de A à B qui enchaîne l'accord de dominante de Si bémol à l'accord de tonique de Mi (cf. Albert Cuyp, même procédé entre B et A).

B- Soutenue par de calmes batteries d'accords en croches une mélodie doucement syncopée module librement


 

On remarquera l'équilibre ternaire de cette section centrale, son caractère expressif accentué par les enchaînements de neuvièmes mineures et ses modulations sur basse chromatique.

A- L'évocation du jeune duc de Richmond est marquée par le retour du thème initial en quatre mesures.

Une coda diaphane (en trois périodes de deux mesures -  la troisième période, utilisant des triolets irréguliers liés entre eux, donne l'impression d'un ralenti noté dans un changement de mesure -) prolonge l'atmosphère rêveuse des derniers vers.

 

 

4- Antoine Watteau  

"Crépuscule grimant les arbres et les faces,  
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain ;  
Poussière de baisers autour de bouches lasses...  
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
La mascarade, autre lointain mélancolique,  
Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.  
Caprice de poète - ou prudence d'amant,  
L'amour ayant besoin d'être orné savamment -
Voici barques, goûters, silences et musique."

              

Les deux strophes de ce dernier poème évoquent deux toiles du peintre français (1684-1721): la première " L'indifférent" et la seconde "L'embarquement pour Cythère" qui figurent toutes deux au Louvre. 
(Pour voir certaines œuvres de Watteau cliquer ici)

C'est l'atmosphère des "Fêtes galantes" - si appréciée à l'époque (cf. Fauré et Debussy par exemple) - que recrée la dernière pièce de ce recueil si attachant.

Elle est plus développée que les précédentes et offre une thématique plus abondante.

A- présente deux sections nettement différenciées:  

a1- est un thème d'atmosphère " fantasque et langoureux"  (rappelant le début de la première pièce " Albert Cuyp") présentant un mouvement continu d'arpèges en quintolets de doubles croches " très estompé et très léger".  

Cette première section, quittant rapidement le ton principal de Fa dièse (cher à Reynaldo, comme on l'a déjà dit) module librement dans les tons éloignés par le procédé d'enchaînement d'accords de dominante

La transition entre a1 et a2 présente une subtilité harmonique des plus expressives: les dernières mesures de a1 modulent en Do. ton de la sixte napolitaine de a2 qui est en Si.

a2- présente un thème simple à la rythmique pointée accompagné par des arpèges brisés staccato imitant la mandoline (cf. la mélodie qui porte ce nom dans l'opus 58 de Fauré)


Une transition de quatre mesures module enharmoniquement de Sol dièse à La bémol, ton de b1

B- Cette partie centrale, tout comme A, comporte deux idées thématiques:

b1-  Une cellule mélodique descendante d'une mesure est répétée superposée à un accompagnement modulant dont la rythmique de quintolets rappelle l'élément a1.

b2- Introduit par des accords arpégés staccato (rappelant à nouveau la mandoline) voici le thème de ritournelle d'une mélodie que Reynaldo avait composée en 1892 sur un poème de Verlaine: " Fêtes galantes"  et qui sera publiée dans le premier recueil (il est à noter que Fauré, un an auparavant, avait musiqué ces mêmes vers dans son recueil des " Mélodies de Venise" op.58 sous le titre "Mandoline").  

Ce thème essentiellement rythmique, sous forme de broderie, utilise l'acidité du registre suraigu du piano ; il dépeint la "mascarade" évoquée dans le poème.

Une transition modulante de quatre mesures sous forme de gammes superposant binaire et ternaire ramène le ton principal.

A'- La reprise de a1 est amputée des mesures 5 et 6, elle doit être jouée "à l'ombre, avec une sonorité douce et chaude".

a2 bref rappel " un peu alangui - comme un souvenir... " des trois premières mesures du thème dans la nuance PPPP.

Jouant le rôle des postludes dans les lieder de Schumann, la coda de cette pièce prolonge la rêveuse et tendre évocation qui émane des derniers vers.

 

 

Que dire de ces " Portraits de peintres"  qui n'ait déjà été dit ? ils allient à une inspiration mélodique délicate et une sensualité harmonique originale, une intelligence particulièrement remarquable de la poésie ; et toutes ces richesses, qu'il est rare de trouver sous la plume d'un jeune homme de dix-neuf ans, font de cette partition un véritable petit chef d'œuvre.

 

partition disponible à la vente chez Leduc : HE 18387

 

 

 

 

L'œuvre dans la presse :


Le Gaulois (22 mai 1895)

 

 

Le Gaulois (29 mai 1895)

 

 

 

Le Ménestrel (2 juin 1895)

 

 

 

Le Gaulois (21 juin 1895)

 

 

 

Le Ménestrel (11 avril 1897)

 


(2) Marcel Proust: lettre à Robert de Montesquiou du 27 Mai 1895
(3)
écrit en 1981 
(4) Marcel Proust: Lettre de mai 1921 à Jean-Louis Vaudoyer

 

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