Chapitre extrait du livre L'Initiation à la musique, A l'Usage des Amateurs de Musique et de Radio, comportant un Précis d'Histoire de la Musique, suivi d'un Dictionnaire des Œuvres, d'un Lexique des Termes et de Chapitres variés dus à la collaboration de MM. Maurice EMMANUEL, Reynaldo Hahn, Paul LANDORMY, Georges CHEPFER, Hugues PANASSIÉ, Émile VUILLERMOZ, Dominique SORDET, Maurice YVAIN - Édition du Tambourinaire, Paris, l935, pp. l09/ l49.

 

Remarques : Ce chapitre, comme ce livre dans son entier (son titre l'indique précisément) s'adresse " aux amateurs de radio et phonographe ", à ce nouveau public non initié qui utilise ces moyens de diffusion nouvellement disponibles pour découvrir la musique. Nous sommes en 1935. Il est même rappelé que cet ouvrage est " réalisé à l'initiative et sous le patronage de la Compagnie française Thomson-Houston et de la Société des Établissement Ducretet ". Dans l'avant-propos, il est précisé que " les chapitres consacrés au chant, à la chanson, aux instruments, sont l'œuvre respectivement de MM. Reynaldo Hahn, Georges Chepfer et Maurice Yvain ". La ponctuation comme les italiques ont été respectés.

 

 

 

 

 

I - HISTOIRE DU CHANT A VOL D'OISEAU

 

Le chant est une fonction naturelle à l'homme. Le désir de chanter se manifeste dès le premier âge ; bien souvent les tout-petits enfants font entendre, en agitant leur hochet, une sorte de gazouillement mélodieux. Et ce désir dure jusqu'aux limites de la vie puisque les vieillards fredonnent encore les refrains de leur jeunesse. On chante pour rythmer son travail, pour stimuler son plaisir, on chante pour bercer sa peine ou pour épancher sa joie. Et l'on chante le plus souvent sans raison, machinalement, en accomplissant les actes les plus ordinaires de l'existence quotidienne.

Mais il ne faut pas croire que chanter soit une chose simple.

Chaque fois qu'on chante, qu'on chantonne, qu'on murmure seulement quelques notes au hasard, n'importe comment, sans y penser, on met en action les innombrables pièces d'un appareil compliqué, l'appareil vocal, et, tout comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, on provoque ainsi le phénomène phonétique, c'est-à-dire l'un des plus prodigieux de la physiologie.

Ce phénomène, qu'il ne saurait être question de décrire ici, se produit également quand on parle.

Mais, pour des raisons difficiles à définir et même à discerner, la voix chantée et la voix parlée, bien qu'étant dues au même phénomène, sont très différentes l'une de l'autre. Tout son chanté est une note ; tandis que le son de la parole ne peut être noté musicalement. Il faut donc admettre que pour chanter, fût-ce une seule note, l'homme le plus ignorant du chant fait inconsciemment une opération qui met son larynx en état de produire un son musical, alors que l'instant d'avant, il parlait à l'aide des mêmes moyens naturels, mais employés autrement.

Cela est si vrai que lorsque chantent des gens qui, pour employer une expression courante, " n'ont pas de voix " (c'est-à-dire ne peuvent émettre que des sons ternes et sans beauté), le chant qu'ils font entendre ressemble, par sa sonorité au simple bruit de la parole, ils ont l'air de parler en chantant. On peut aisément s'en persuader au théâtre en écoutant des couplets de revue, ou même de petites opérettes modernes chantés par des comédiens qui ne savent pas chanter. En effet, il est de plus en plus fréquent aujourd'hui de faire interpréter des ouvrages par des comédiens ne possédant pas absolument de moyens vocaux ni ce qui est plus fâcheux, de dispositions pour le chant.

Cette coutume est en partie justifiée par la difficulté qu'éprouvent la plupart des chanteurs à dire le texte des livrets avec naturel et vérité. Mais s'il est déplaisant d'entendre mal dire un texte, quelque médiocre qu'il soit, entendre chanter mal et faux de la musique parfois charmante est un véritable supplice pour des oreilles civilisées.

Il est vrai que les nôtres deviennent de jour en jour moins délicates. Le régime de bruit auquel elles sont soumises depuis quelques années les rend de plus en plus coriaces et si cela continue, le sens de l'ouïe sera bientôt rendu à son état primaire. Le charivari absurde des mauvais jazz, le fracas blessant des horribles clacksons et des trompes stridentes dont les automobilistes les plus raffinés font leurs délices, la pétarade abjecte des motocyclettes, la muflerie des " échappements libres ", les déflagrations de pneus qui crèvent, les clameurs rageuses déchaînées par des accordéons criards et des phonos ou des appareils de radio de mauvaise qualité munis d'amplificateurs brutalement maniés, tout ce vacarme enfin qui oblige tympans et gosiers à des efforts épuisants pour peu qu'on veuille échanger quelques propos dans un endroit public, n'est pas pour affiner les oreilles. Et l'on ne saurait s'étonner qu'en sortant de cet enfer assourdissant, nous nous montrions indulgents pour certaines voix de comédiens qui, elles du moins, sont en général dépourvues de toute espèce de timbre.

Le petit mouvement physiologique que nous effectuons inconsciemment pour faire entendre un son quelconque produit ce qu'on appelle l' émission. Donc l'émission est à la base même du chant. Aussi est-ce autour de l' émission et de ses subtilités infinies que s'est formé peu à peu l'art immense du chant, avec ses systèmes, ses écoles, ses lois, ses évolutions, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours.

On ne sait guère comment chantaient les Grecs et les Romains. On sait pourtant qu'ils étudiaient le chant avec un grand soin. Les chanteurs devaient recueillir trois enseignements successifs : celui des vociferarii qui avaient pour mission de " fortifier les voix et de les étendre ", celui des phonasci, chargés d'améliorer la qualité de la voix, de la rendre agréable, moelleuse et bien résonnante enfin, celui des vocales qui s'occupaient de la déclamation lyrique, c'est-à-dire de l'expression et du style.

A partir du moyen âge, l'enseignement du chant fut pour ainsi dire entièrement religieux. Le chant profane était réservé à la musique populaire, tantôt due à des paysans ou à des artisans anonymes qui, tout en travaillant, inventaient des chansons, tantôt aux troubadours, aux trouvères, aux ménestrels, ces poètes chanteurs qui allaient de château en château, improvisant des poèmes et de la musique pour les accompagner.

Mais l'étude du chant proprement dit se pratiquait dans les églises et les abbayes. Elle faisait partie de l'éducation générale. " Il est aussi honteux, dit saint Isidore de Séville, de ne pas savoir chanter que de ne pas savoir lire. " On considérait que l'enseignement musical était une nécessité absolue et que le rythme et la mélodie avaient une influence bienfaisante sur le cœur et l'esprit.

Un peu partout s'ouvrirent les Scholae cantorum (écoles de chant) dont le pape saint Grégoire (540-604) fut le grand organisateur. On y enseignait non seulement le chant, mais encore les règles de la musique, qui étaient très simples en ce temps-là.

Charlemagne donna à ces écoles une envergure et une importance considérables prêtant une attention particulière à tout ce qui concernait le chant. De tous les cloîtres, de tous les diocèses, des plus humbles chapelles s'élevait, comme un encens, une rumeur mélodieuse de voix pures, châtiées, inspirées. Le goût du chant et sa connaissance se propagèrent de tous côtés ; des écoles profanes ou si l'on veut, laïques, se formèrent ; le clergé tenta de les combattre, ce fut une nouvelle cause d'émulation et d'efforts artistiques.

On ne sait pas grand'chose sur ce qui constituait la technique du chant proprement dit mais on a de nombreux témoignages d'un souci unanime : celui de chanter avec expression, avec pureté, avec goût, de chanter, en un mot, musicalement. On devine, on comprend en parcourant les textes qui sont parvenus jusqu'à nous, l'aversion et le mépris où étaient tenus les effets vulgaires, les fautes de goût, les excès de force, les exagérations de sentiment, la mollesse de rythme, les erreurs de justesse. Partout transperce une antipathie marquée pour les chanteurs non musiciens. Ils étaient rares, puisque l'étude de la musique allait de pair avec celle du chant. Et non seulement celle de la musique, mais celle de la grammaire et des lettres. En un mot, on estimait qu'une instruction générale était nécessaire à qui voulait bien chanter.

Cette idée est encore partagée aujourd'hui par tous ceux qui aiment vraiment le chant, qui l'aiment non seulement pour ses attraits superficiels, pour les effets agréables qu'il peut produire sur l'oreille, mais encore pour sa puissance émotive ou évocatrice, pour la faculté qu'il a d'éveiller des sentiments dans les cours et de suggérer des pensées ou des rêves à l'esprit. A toutes les époques, il s'est trouvé des chanteurs artistes qui ne se contentaient pas de briller par le simple étalage de leur voix ou par des prouesses de virtuosité, il s'en est trouvé à l'église, au concert, au théâtre et dans les salons. Même en Italie, dans le premier tiers du siècle dernier, où la musique sacrifiait presque tout à l'acrobatie vocale et où de prodigieux exécutants tels que Rubini et autres se permettaient avec les œuvres qu'ils interprétaient des libertés insensées, il se trouvait des chanteurs pour blâmer leurs agissements et pour combattre leur exemple. Aujourd'hui, hélas, la plupart des chanteurs qui ne sont pas des prodigieux exécutants (oh ! loin de là !) se soucient fort peu de la littérature, de l'histoire, de la psychologie et en général de toutes les connaissances susceptibles de donner au chant de la noblesse et de la vraie beauté.

Vers le XII e siècle commença pour l'art du chant une ère nouvelle, car à cette époque le déchant fit son apparition. Cette nouveauté consistait dans l'indépendance des parties vocales qui, jusque là, avaient été astreintes à des mouvements identiques.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette question si importante et si multiple du déchant. Il suffit d'indiquer que ce nouvel élément musical peu à peu développé, transformé et appliqué de mille façons diverses fit faire des progrès considérables au chant, puisqu'il exigeait une souplesse toute particulière.

Cette souplesse engendra l'agilité, qui eut pour conséquence naturelle la rapidité.

L'art de la vocalise était créé.

Pendant le XV e et le XVI e siècles, on pratiqua uniquement la musique à plusieurs parties, les exécutants chantaient en même temps, des notes différentes qui, étagées et combinées avec art, formaient un ensemble harmonieux. Le règne des solistes n'était donc pas encore arrivé. Le chant était soigneux, pur, nuancé, mais les chanteurs, ne faisant chacun que contribuer à l'ensemble, demeuraient anonymes, et n'avaient pas l'occasion de briller seuls. Ils commencèrent à pouvoir le faire au début du XVII e siècle, grâce à l'opéra, qui fut créé en Italie vers cette époque.

Les opéras étaient alors conçus comme une suite de récitatifs, le chant imitait la parole et pour cette raison, la voix s'écartait rarement des strictes limites du médium, c'est-à-dire des notes médianes de la voix, ni très hautes ni très basses.

Ce n'est que peu à peu, sous l'influence de certains compositeurs italiens, que le chant se dégagea de la gaine du récitatif. Il devint plus mélodieux, plus varié ; au lieu de stagner, de tourner autour des mêmes notes, il en utilisa un plus grand nombre, parcourant plus librement l'échelle des sons et permettant ainsi à la voix de se montrer sous les aspects plus variés et plus attrayants.

Un fait important pour l'art du chant coïncida avec ses premières tentatives d'émancipation vocale : l'introduction des castrats dans la Chapelle Sixtine.

Les castrats étaient des chanteurs incomparables. Voués exclusivement dès l'enfance à l'étude du chant, ils acquéraient en dix ou quinze années, consacrées, sans répit à développer et cultiver leur voix, une maîtrise exceptionnelle.

De plus en plus nombreux, ils chantèrent dans les théâtres, dans les concerts, où ils remportaient des succès éclatants, et, peu à peu, ils créèrent par leur exemple, et leur enseignement l'art du bel canto (du beau chant) qui fleurit et rayonna jusqu'à la fin du XVIII e siècle.

L'engouement compréhensible provoqué par le talent de ces merveilleux chanteurs eut pour conséquence de donner au chant la priorité sur la musique elle-même ; l'intérêt du public allait aux solistes, à leurs prouesses vocales, au chant lié de celui-ci, aux fulgurantes roulades de celui-là, aux gammes piquées d'un tel, aux trilles scintillants de tel autre. On se les disputait à prix d'or, on se les arrachait, on les comblait de faveurs et de présents. Gonflés de vanité, ils faisaient la loi aux compositeurs, leur imposaient la façon d'écrire qu'ils jugeaient la plus favorable à leur propre façon de chanter ; dans les opéras qu'ils interprétaient, il leur arrivait fréquemment d'intercaler des morceaux étrangers à l'ouvrage, afin de mettre en lumière leurs spécialités et leurs mérites particuliers. Tout cela, évidemment, allait contre les intérêts de la musique, dont le but n'est pas de servir au succès des chanteurs, mais de charmer et d'émouvoir avec l'aide des chanteurs qui doivent lui être entièrement soumis. Cependant la prépondérance excessive donnée au chant par le succès des castrats, par leurs élèves et leurs rivaux ne pouvait manquer de servir grandement l'art du chant, surtout au point de vue de la virtuosité et de l'exécution brillante - ce qui n'empêchait pas, d'ailleurs, d'attacher une grande importance à l'expression des sentiments pathétiques et à l'art d'émouvoir par quelques simples mots chantés d'une voix touchante, ainsi qu'en témoignent de nombreuses anecdotes. Le célèbre Gizziello, dans l'opéra Artaxerxès, faisait pleurer toute la salle par la façon poignante dont il disait : "  E pur sono innocente !  " (et pourtant je suis innocent !). Pacchiarotti, chantant à Rome, s'aperçut soudain que l'orchestre ne jouait plus : " Que faites-vous ? dit-il, aux musiciens. - Nous pleurons répondit le chef d'orchestre. " Quant à Grescentini, l'un des derniers castrats, qui passa plusieurs années en France, il eut, dit-on, l'honneur de faire pleurer Napoléon qui l'entendit en l809 dans Roméo et Juliette, de Zingarelli.

Parmi les castrats les plus fameux, citons : Farinelli, le plus illustre de tous, né à Naples en l703. Il passait pour avoir l'émission la plus belle qu'on pût imaginer. Un simple son filé (c'est-à-dire un son d'abord très doux qu'on enfle ensuite jusqu'au fortissimo, puis qu'on diminue peu à peu jusqu'à sa douceur première) fit la réputation de Farinelli. Prenant une longue respiration et plaçant sa main droite sur sa poitrine, il émit un son si frais, si pur, si longuement soutenu et si merveilleusement modulé que les auditeurs furent frappés d'admiration et que de frénétiques applaudissements retentirent. Depuis ce jour, la foule envahit ses représentations, à tel point qu'en six ou sept mois ses impresarios purent payer un arriéré de quatre cent soixante-quinze mille francs.

Le seul qui, jusqu'à un certain point, put se dire l'égal de Farinelli fut Caffarelli, l'élève de Porpora. On dit que ce dernier lui fit travailler pendant trois ans ou quatre ans une page d'exercices très lents, lui assénant des coups de bâton quand il faisait une faute et lui interdisant de tourner la page pour voir la suivante. Au bout de cet interminable apprentissage, il le lui permit enfin. La deuxième page était blanche ! " Va, dit Porpora, son élève abasourdi, maintenant tu peux chanter. " Ce qui signifiait " tu es en état de commencer à travailler vraiment le chant. "

Cusanino fut aussi très célèbre. Pacchiarotti était connu pour la tendresse de son chant. Un jour qu'il chantait un opéra avec la cantatrice Gabrielli, il sortit de scène, désespérant de pouvoir lutter avec une artiste aussi accomplie. On le ramena et il chanta alors de façon si émouvante que la Gabrielli fondit en larmes. Cenesino, Minelli, Marchesi et bien d'autres encore portèrent le chant à son plus haut degré de perfection. Mais aussi, par quelles études ils avaient passé ! Quelles sévérités chez les maîtres qui les avaient formés et chez eux, quelle application passionnée ! Mais surtout chez les uns et les autres, quelle patience !

Voici un passage tiré de L'Histoire de la musique, de Bontempi, qui donnera une idée de ce qu'était l'éducation vocale durant cette grande époque du bel canto.

" Les élèves étaient tenus d'employer chaque jour une heure à chanter les pièces difficiles, afin d'acquérir l'expérience nécessaire. Trois heures étaient affectées; l'une aux trilles, la seconde aux passages (ornements), la troisième à l'étude des traits. Pendant une autre heure, l'élève travaillait sous la direction du maître, qui avait soin de mettre devant lui un miroir pour qu'il s'habituât à ne faire aucun mouvement en chantant, ni des yeux ni du front, ni de la bouche. Telles étaient les occupations de la matinée. Dans l'après-midi, on étudiait la théorie pendant une demi-heure, une heure était employée au contrepoint, une autre heure à l'étude des lettres, le reste du jour on s'exerçait au clavecin ou à la composition d'un psaume, d'un motet, d'une chanson, ou de toute autre composition, suivant le talent de l'élève. Tels étaient les travaux, les jours où les disciples ne sortaient pas. Dans le cas contraire, on allait jusqu'à la porte Angelica et là, on chantait à la portée d'un écho, qui renvoyait le son, permettait au chanteur de juger sa propre voix; ou bien l'on entendait la musique qui s'exécutait dans les églises de Rome. " Excellente étude à une époque où tant de bons chanteurs offraient partout des exemples à suivre. En rentrant les élèves étaient obligés de rendre compte au maître de leurs impressions.

Les grands chanteurs dont nous venons de parler formaient des élèves qui à leur tour en formaient d'autres. Ainsi se transmettaient et se répandaient dans les autres pays les principes, et les secrets du chant qui pendant une partie du XIX e siècle se maintint, à un niveau très élevé, dans presque tous les pays.

Les maîtrises des paroisses étaient des pépinières de chanteurs; moins savant et moins rigoureux qu'il ne l'était aux siècles passés, l'apprentissage vocal qu'on y faisait, était pourtant de la plus grande utilité. La plupart des garçons qui de dix à quatorze ans, y avaient chanté de la bonne musique sous la direction de maîtres avisés et, par surcroît, avaient l'occasion d'y entendre souvent des chanteurs excellents, conservaient, après la mue, le goût et le respect du chant. Beaucoup d'entre eux abordaient plus tard la carrière vocale et atteignaient souvent à la célébrité. Enseignant à leur tour le chant à des élèves femmes, il leur était d'autant plus facile de leur inculquer de bons principes qu'ils avaient eux-mêmes l'expérience du chant féminin, l'ayant pratiqué avec leur voix d'enfant. La suppression des maîtrises a été pour beaucoup dans la décadence d'abord lente puis de plus en plus rapide dont le chant a souffert et dont il aura grand'peine à se relever, car la vie moderne, son agitation trépidante, la mécanique, les sports, la nécessité de gagner très vite beaucoup d'argent sont des conditions défavorables à la culture du chant.

Nous allons maintenant, pour terminer ce résumé, citer quelques-uns des plus célèbres chanteurs du siècle dernier, en les nommant un peu au hasard et en les prenant dans tous les pays.

La Grassini, qui fut la chanteuse préférée de Napoléon, superbe contralto, qui passa de longues années en France; la Catalani qui fit presque toute sa carrière à Londres et que Louis XVIII protégea ensuite pour la raison assez mesquine qu'elle avait fait les délices des ennemis de Napoléon, Mme Branchu, voix opulente et tragédienne de grand talent, l'espagnol Garcia, père de la Malibran, baryton plein de fougue et de verve, grand chanteur et remarquable comédien; sa fille, la divine Malibran, morte à vingt-huit ans, mais immortalisée par les stances de Musset et qui possédait tous les dons et tous les charmes, sentiment, puissance, séduction physique, virtuosité éclatante; l'allemande Sontag qui, chanteuse dramatique de premier ordre, pouvait aborder grâce à la souplesse de sa voix les rôles les plus légers; le ténor italien Rubini, l'idole de son époque et qui, chantant la musique la plus plate, debout devant le trou du souffleur (car il était mauvais acteur), soulevait les salles par la seule magie de son chant inimitable; la basse italienne Lablache, dont la voix monumentale et tonnante était capable d'exécuter les passages les plus doux et les plus légers; l'italienne Grisi, dont la beauté égalait l'admirable talent et son mari le ténor Mario, chanteur exquis, réputé pour l'élégance de son jeu; l'Alboni, fameux contralto à la voix de velours mais si pure et si agile que, faisant allusion à sa corpulence énorme, un critique du temps disait: " Cet éléphant a avalé un rossignol ". Melle Falcon, créatrice de Robert le Diable, de la Juive, des Huguenots, qui, malgré une carrière de cinq ans à peine, brisée par une grave maladie de gorge, a laissé son nom à un genre particulier; Mme Stoltz, l'émouvante créatrice de la Favorite ; Mme Dorus-Gras, créatrice de la reine des Huguenots, aussi brillante virtuose qu'excellente actrice; Mme Cinti-Damoreau, créatrice du Domino noir ; le grand ténor Adolphe Nourrit, qui brilla dans les rôles les plus divers et qui créa Robert le Diable ; Ponchard, le modèle accompli du ténor d'opéra-comique, créateur de la Dame blanche ; le grand Duprez, dont la voix d'abord légère devint par la suite si puissante que Rossini, toujours farceur, refusait de le laisser chanter dans son salon sous prétexte que cela cassait les porcelaines, et qui créa la Favorite ; l'élégant ténor Roger; Mlle Duprez, remarquable dans les cantilènes poétiques autant que dans les morceaux de brio. Plus près de nous, la basse Bataille, savant technicien du chant et professeur éminent; l'admirable baryton Faure, l'un des plus parfaits chanteurs qui aient existé, créateur du rôle d'Hamlet; Adelina Patti, la plus illustre cantatrice du XIX e siècle, dont la voix, d'une étendue exceptionnelle, tantôt suave et tantôt brillante était d'une agilité sans égale et qui joignait à ces dons si rares les attraits d'une beauté fine et charmante; la suédoise Christine Nilsonn, éclatant soprano léger, créatrice d'Ophélie dans Hamlet ; Mme Miolan-Carvalho, impeccable et glorieuse créatrice de Marguerite dans Faust, de Mireille, de Roméo et Juliette. Galli-Marié, créatrice du rôle de Carmen et son partenaire Lhérie qui créa le rôle de Don José. Toujours en nous rapprochant de l'époque contemporaine : Adèle-Isaac-Gabrielle Kruss, grande tragédienne lyrique, à la voix pathétique, au chant passionné; la basse chantante Taskin; le délicieux ténor Talazac, créateur de Des Grieux et sa séduisante partenaire Marie Heilbronn, créatrice de Manon ; le ténor léger Capoul; la bassee Pedro Gailhard; le baryton Victor Maurel, aussi habile chanteur qu'intéressant comédien; le très grand ténor Jean de Reszké, artiste au charme insurpassable et son frère Édouard, chanteur expert à la magnifique voix de basse; le baryton Lasalle; le parfait chanteur Plançon, basse à la voix riche et profonde; l'exquis ténor d'opéra-comique Edmond Clément; Mme Rose Caro, créatrice de Sigurd et de Salammbô ; Mme Melba, à la voix pure et bien trempée; Sybil Sanderson, la séduisante créatrice d'Esclarmonde et de Thaïs, etc...

En Allemagne, les fameux interprètes de Wagner Mme Schroeder-Devrient, M. et Mme Schnorr, Niemann, Mme Sucher, Scheidemantel, Vogl, Winckelmann, Mme Klafsky, la grande Lilli Lehmann, Mme Destinn, Mme Ternina, etc... En Italie, le grand baryton Cottogni, rival de Faure, Gardoni, Mazini, Georgia Roncini, l'espagnol Gayarre, Tamagno, Caruso, Mme Mariani-Mazo, Mme Théodorini, Mme Giannina Russ, etc., etc...

 

II - CLASSIFICATION DES VOIX.

Les voix se divisent en trois classes générales : les voix d'hommes, les voix de femmes et les voix d'enfants.

Les voix d'enfants, quel que soit le sexe de ces derniers, sont presque semblables, par l'étendue et par le timbre, aux voix de femmes.

Il semble superflu de nous attarder ici sur les différences qui marquent les diverses voix d'enfants. Ce qu'il importe d'indiquer, c'est que chez les garçons, vers l'âge de treize ou quatorze ans, la voix se transforme. Une gêne survient, des mucosités, vulgairement appelées chats, empêchent l'émission aisée et claire des sons ; bientôt la voix devient enrouée, rugueuse, désagréable. C'est l'époque de la mue. Pendant cette période, il faut s'abstenir absolument de chanter, sous peine d'amener de graves inconvénients et souvent même la perte de la voix. Au bout d'un certain temps, qui varie d'après les sujets, la voix a baissé d'une octave ; la voix d'homme a remplacé la voix d'enfant.

Chez les femmes, la mue a lieu également, mais d'une façon bien moins sensible puisqu'après cette période transitoire elles conservent, à peu de chose près, le registre et le même timbre qu'auparavant.

Il y a trois genres de voix d'hommes : le ténor, le baryton, la basse.

On distingue plusieurs sortes de ténors :

l° Le fort ténor - C'est une voix puissante dont les notes de médium sont sonores, un peu épaisses et dont le registre aigu est éclatant.

Le fort ténor éprouve généralement de la difficulté à donner les notes hautes autrement qu'en pleine force ; il a rarement de la souplesse et s'il peut exceller dans l'expression des sentiments violents, héroïques et pathétiques, la douceur et le charme lui sont presque toujours interdits. Les rôles les plus célèbres de fort ténor sont Arnold dans Guillaume Tell, Eléazar dans la Juive, Raoul dans les Huguenots, etc...

Le premier ténor ou ténor de demi-caractère - Son étendue est la même que celle du fort ténor. Mais c'est par le timbre et le caractère de la voix qu'ils diffèrent. Le premier ténor possède un timbre infiniment plus charmeur, de la souplesse, une facilité bien plus grande à atteindre en douceur les notes élevées. Par contre, son médium est moins robuste, mais il peut facilement lui aussi chanter avec éclat dans le registre aigu. C'est la voix qui convient à Faust, à Don José dans Carmen, Des Grieux dans Manon, à Rodolphe dans la Traviata, à Lohengrin, et même à Samson dans Samson et Dalila, qui n'est nullement écrit pour fort ténor comme on a le tort de le croire.

Premier ténor d'opéra-comique ou ténor léger - Cette voix est moins étendue que celles que nous venons de décrire, et moins virile ; elle est dévolue à des rôles aimables peu dramatiques et d'un caractère plus tendre que passionné : Wilhem dans Mignon, Léopold dans la Juive, Vincent dans Mireille, Almaviva dans le Barbier  ; elle doit avoir de l'agilité et pouvoir vocaliser facilement.

Le ténor comique ou trial - C'est, en quelque sorte, un diminutif du premier ténor d'opéra-comique. Il doit son nom à un artiste de la Comédie-Italienne, nommé Trial, qui fut célèbre au XVIII e  siècle. Il peut, avec de l'entraînement, du travail et de l'expérience, tenir les emplois de ténors légers.

Il existe encore des représentants d'une catégorie de ténors nommés hautes-contre, dont le registre atteint facilement des notes fort aiguës, grâce à une émission vocale faite d'un mélange de voix de poitrine et de tête combinées. Cette voix, très en faveur au XVIII e  siècle, n'a plus ou presque plus cours aujourd'hui. Elle peut être d'un calibre fort, moyen ou ténu. Ceux qui ont eu la bonne fortune d'entendre, il y a quelques années, M. Plamondon ou M. Warmbrodt peuvent se vanter d'avoir entendu des hautes-contre. Ce dernier, dans certains airs religieux ou dans l'air de l'Enfance du Christ, donnait véritablement l'impression d'une voix venant du ciel.

BARYTONS

Les barytons sont de deux espèces, dont la première se divise elle-même en deux catégories.

Baryton élevé : Catégorie A.

Baryton dramatique ou baryton Verdi ainsi appelé parce que l'illustre compositeur affectionnait cette voix et écrivit pour elle des rôles célèbres, (Rigoletto, par exemple). Elle est riche, ronde, nerveuse et vibrante, surtout dans l'aigu.

Catégorie B. - Le Baryton Martin, ainsi nommé d'après un célèbre chanteur du XVIII e siècle. L'étendue de cette voix est la même que celle du baryton Verdi mais elle est d'un volume moyen et au lieu d'être dramatique, elle se distingue par sa sonorité caressante, enveloppante, sa légèreté et sa facilité à chanter doucement dans l'aigu (où elle peut atteindre d'ailleurs, une ou deux notes de plus que le baryton Verdi). Exemple de rôles : Clément Marot dans la Basoche ; le Marquis dans les Cloches de Corneville ; Rip, pour ne citer que des œuvres fort connues. M. André Baugé est baryton Martin.

2° Le baryton, tout court, sans épithète spéciale. C'est lui qui chante Guillaume Tell, Hamlet, Don Juan, Escamillo dans Carmen. Il commence et finit une note plus bas que le baryton Verdi. Noble et pénétrante dans le médium, cette voix est, dans le registre élevé, d'un bel et viril éclat. C'est la voix d'homme la plus normale, celle dont le timbre rappelle le plus la voix parlée.

Pour peu qu'un baryton, ait de la force dans les notes graves, il se confond avec la basse chantante qui est la plus élevée des basses et il peut aborder des rôles tels que Méphistophélès dans Faust, ou Lothario dans Mignon.

BASSES

l° La basse chantante qui tient le milieu entre le baryton et la basse profonde. C'est une voix à la fois onctueuse et un peu grenue qui, malgré son caractère majestueux (Saint-Bris dans les Huguenots, ou Nilakantha dans Lakmé ) se prête facilement à la vocalise rapide (Max dans le Chalet, le Tambour major dans le Caïd, etc...).

2° La basse profonde ou basse noble (appelée autrefois basse taille), elle part de très bas et embrasse environ deux octaves; mais les dernières notes sont un peu pénibles et comme étranglées. Cette voix massive et lourde a les qualités de ses défauts; elle est stable, puissante et fournit une base solide aux ensembles vocaux. Au théâtre, on en dote généralement les vieillards, les pères, les aïeuls, les personnages solennels (le Cardinal dans la Juive, Zarastro dans la Flûte enchantée ).

Mentionnons également la voix de Laruette qui est d'un timbre et d'une étendue mal définis, mais légère et se prêtant aux rôles comiques : c'est le trial des basses.

VOIX DE FEMMES

Les voix élevées de femmes s'appellent soprano (ou soprani qui est le pluriel italien). On les divise généralement en deux espèces, soprano aigu et soprano dramatique. J'estime que cela ne suffit pas et que les soprani aigus sont de deux catégories: le soprano proprement dit et le soprano léger. Comme étendue, ils sont à peu près semblables mais non comme caractère et comme volume. Nous les classerons donc ainsi qu'il suit.

SOPRANI

Soprano léger - Voix agile d'un volume parfois assez réduit, se mouvant avec aisance dans l'aigu et apte à exécuter tout ce qui constitue la virtuosité, gammes de toutes sortes, trilles, notes piquées, etc... Elle est peu dramatique et convient aux rôles jeunes, enjoués, ou brillants (Philine dans Mignon, Rosine dans le Barbier de Séville, Lakmé, etc...)

Soprano tout court, souvent appelé aujourd'hui soprano lyrique. Cette voix est, comme je l'ai dit plus haut, d'une étendue semblable à celle du soprano léger (avec pourtant, des notes aiguës moins faciles), mais elle est plus puissante et plus expressive. C'est la voix de Marguerite dans Faust, de Mme Butterfly, de la Traviata, etc... On peut aussi, quand elle vocalise bien, lui confier Manon, Juliette, Ophélie dans Hamlet.

Soprano dramatique - Un peu moins aigu que les deux voix précédentes, quoique montant facilement aussi, possédant une ou deux notes de plus dans le bas; c'est la voix généreuse, prenante, énergique qui convient aux rôles passionnés tels qu'Aïda, Valentine dans les Huguenots, la Juive, et même la Tosca et Santuzza dans Cavalleria rusticana. On appelle souvent cette voix falcon parce que Mlle Falcon, qui créa la Juive et les Huguenots, en fut le modèle achevé.

VOIX GRAVES

Mezzo-soprano - Cette voix est, chez les femmes, équivalente à la voix de baryton chez les hommes en ce qu'elle tient le milieu entre les soprani et les contralti. Elle ressemble tantôt au soprano dramatique tantôt au contralto. Moins sonore dans le grave que ce dernier, moins facile et moins étendue dans l'aigu que le soprano, elle possède une égalité et une rondeur de son particulières. De plus, elle est capable de légèreté et se plie à l'expression des sentiments les plus divers. C'est la voix qui convient au personnage de Carmen, trop souvent interprété par des artistes dont les moyens ne se prêtent pas à ce rôle.

Dugazon - C'est un mezzo-soprano léger, d'un volume moindre, d'une agilité plus naturelle, plus facile ; se prêtant à l'expression de la malice et de la gaîté et pouvant même servir dans la grande opérette. Mme Dugazon, qui illustra ce genre, fut le charme et la gloire du vieil opéra-comique français.

Le contralto - C'est la plus basse des voix de femmes. Son étendue embrasse environ deux octaves.

C'est une voix fort rare, ce qui fait qu'on la remplace souvent par des voix de mezzo-soprano, qui, pourtant, n'ont pas dans les notes basses la sonorité grasse et virile du contralto, de même que ce dernier est moins à son aise dans l'aigu que le mezzo-soprano. C'est surtout dans le répertoire italien qu'on trouve des rôles écrits pour de véritables contralti, tels que celui d'Azucena dans le Trouvère.

Ajoutons que le contralto, malgré sa lourdeur apparente, est capable d'agilité.

REGISTRES

Tous les techniciens du chant sont d'accord pour reconnaître qu'il y a dans chaque voix des registres différents. Mais on ne s'entend guère sur leur nombre ni sur les termes, à employer pour les définir. Ce n'est pas moi qui me chargerai de trancher la question. Je me bornerai donc à mentionner qu'il y a dans toutes les voix un registre dit de poitrine, et un autre qu'on est convenu d'appeler voix de tête. Beaucoup de professeurs déclarent qu'il y en a un troisième qui sert de liaison entre ces deux-là et qu'ils nomment voix mixte. Mais certains, parmi lesquels l'illustre baryton Faure, dont l'opinion fait autorité, le nient. Les voix d'hommes ont une particularité supplémentaire; c'est qu'après la limite extrême de leur voix dans l'aigu, ils disposent encore de quelques notes extrêmement ténues, d'un timbre quasi-enfantin et qui forme ce qu'on appelle le fausset. Cette région était, jusque vers le milieu du siècle dernier, exploitée avec habileté et avec succès par les chanteurs, surtout par ceux qui étaient doués de voix légères; ils obtenaient ainsi des effets de douceur d'un caractère et d'un charme spéciaux. La musique moderne et la façon de chanter qu'elle comporte ont relégué presque entièrement dans le musée du passé la voix de fausset, qui ne sert plus guère qu'aux chanteurs gênés par les dernières notes du registre aigu.

 

III - DU CHANT EN GENERAL

 

La vocalise, le phrasé et la déclamation lyrique sont, je crois pouvoir le déclarer, les trois fondements du chant.

La vocalise est ou plutôt devrait être à la base de tout travail vocal.

Chaque fois qu'on exécute, fût-ce dans un mouvement très lent une suite de notes émises sur une seule voyelle, on fait une vocalise, mais on entend plus communément par ce mot une suite de notes rapides comportant des difficultés diverses, sons filés, ornements de toute espèce, arpèges, gammes diatoniques et chromatiques montantes et descendantes, liées ou piquées, etc...

A vrai dire, il n'est pas indispensable à tous les chanteurs de parvenir à la maîtrise dans cette branche du chant, où brillent surtout les voix légères et qui n'a son application que dans certaine musique et dans certains " emplois ". Mais on ne saurait nier que la vocalise soit un exercice de premier ordre pour ceux-là mêmes dont la voix, le genre de talent et les rôles n'ont pas que faire de l'agilité, car elle ne peut manquer de donner à leurs organes vocaux une souplesse et une mobilité des plus utiles à qui veut phraser avec goût, d'une façon expressive et nuancée. En outre. il y a de la musique qu'on ne saurait aborder si l'on n'est pas capable de bien vocaliser : pour ne citer que peu d'exemples les oratorios de Bach et de Hændel, certains opéras de Mozart, les opéras de l'école romantique italienne, Rossini, Bellini, etc...

Le phrasé consiste à faire entendre une phrase musicale, une mélodie, (c'est-à-dire une série de notes accompagnées ou non de paroles), d'une façon homogène, nette et impeccablement juste, en faisant bien valoir ses contours et ses nuances, en respectant sa ponctuation (c'est-à-dire ses arrêts plus ou moins longs), tout en lui donnant l' accent et les accents imposés par le sentiment de la musique, et s'il s'agit d'un chant avec paroles, par la signification des mots.

L'étude de cette partie du chant englobe celle de la respiration considérée au point de vue expressif, celle du style et celle du coloris musical. Le style est indiqué par le goût et consiste dans un ensemble de détails qui donne à la musique qu'on chante le caractère et l'allure prescrits par l'époque, le pays où elle fut composée et par la personnalité même du compositeur. Le coloris, comme le mot lui-même l'indique, est la coloration vocale que l'on donne à ce qu'on interprète; selon la musique et les paroles qu'on chante, le coloris de la voix doit varier. De même que le potier ne se sert pas de la même terre pour faire une écuelle ou une amphore, le chanteur doit adapter la qualité de sa matière vocale à l'emploi qu'il veut en faire. Dans un même morceau, il est parfois nécessaire de se servir tout à tour de plusieurs voix différentes. Tantôt sombre, tantôt lumineux, tantôt monotone et tantôt changeant, le coloris de la voix doit refléter l'état d'âme que le musicien a voulu traduire.

Dans la déclamation lyrique, toutes les facultés acquises par l'étude de la vocalise et du phrasé trouvent leur emploi mais elles sont ici au service de l'esprit, qui s'en sert pour exprimer ses pensées, des plus fortes aux plus subtiles, et du cœur, qui en use pour extérioriser ses sentiments, des plus secrets aux plus fougueux.

La première nécessité de la déclamation, c'est une articulation parfaite; la seconde, une prononciation correcte. Il ne faut pas confondre l'une avec l'autre.

L'articulation consiste à faire avec la bouche et la langue les mouvements nécessaires à la formation des voyelles et à l'accent des consonnes. Que l'on soit du Nord ou du Midi, que l'on parle comme un Marseillais, comme un Toulousain, comme un Lillois, comme un Auvergnat, ou comme un Normand, c'est-à-dire quelle que soit la prononciation qu'on ait, on articule : c'est la prononciation qui diffère. En un mot, l' articulation sert à prononcer, mais l'on peut avoir une bonne articulation et une mauvaise prononciation.

Dans la prononciation, le rôle le plus important est celui des voyelles. De l'ouverture plus ou moins grande des voyelles dépend en grande partie l'intelligibilité de ce qu'on dit. Ce sont elles également qui déterminent l'accent de tel ou tel pays, de telle ou telle région. Aussi faut-il éviter dans la prononciation tout ce qui caractérise un accent particulier. Par exemple, d'ouvrir les a comme font les Normands en disant " lâbourer " pour labourer ou de les fermer mal à propos comme les Méridionaux: "Je ne veux pà ", de même ils ferment indûment certains e : " Jamé " pour jamais, "j'allé" pour j'allais, etc... Pas plus qu'il ne faut prendre pour modèles les Bretons quand ils prononcent " graînier " ou " régistre " au lieu de grenier ou registre. Attention aussi aux consonnes et aux nasales ! N'allez-pas dire comme les sympathiques habitants du Sud-Est "rieing " pour rien, "allong " pour allons ou, comme les Auvergnats " cherviche " pour service, ou bien encore comme les vaillants Lorrains " escailler ", " juliet ", " aillieurs ", au lieu d'escalier, juillet, et ailleurs; ou encore, " j'ajète " pour j'achète, comme on le fait au centre de l'Armorique ! Il faut adopter, en chantant, la prononciation parisienne des voyelles et des consonnes, excepté pour l' r car à Paris on grasseye. Or, il ne faut jamais grasseyer en chantant.

Privé d'articulation et de prononciation le chant, quelle que belle que soit la voix qui le fait entendre, est sans intérêt. C'est ce dont ne veulent pas se persuader beaucoup de chanteurs de théâtre. Tant pis pour eux si le public, las de prêter l'oreille dans l'espoir de comprendre ce qu'ils disent, se détourne d'eux et leur préfère les chanteurs d'opérette et de café-concert qui, eux, articulent et prononcent correctement,

C'est quand on est en possession d'une articulation, d'une prononciation parfaites que l'on peut se préoccuper de ce qui offre le véritable intérêt de la déclamation lyrique, c'est-à-dire de l'expression et c'est ici que l'intelligence du chanteur entre en jeu.

En effet, la déclamation lyrique doit être surtout inspirée par l'intelligence qui, seule, peut indiquer à l'interprète l'expression qu'il doit donner à ce qu'il chante, l'intention qu'il doit indiquer par sa façon de chanter une phrase, un mot. Si l'intelligence fait défaut, si l'on comprend mal ce que l'on doit faire comprendre et ressentir à ceux qui vous écoutent, la déclamation est défectueuse, l'accent manque de naturel et de vérité. Il n'éveille pas dans l'âme, dans l'esprit de l'auditeur ce qu'il doit y éveiller, et l'effet est manqué. Par conséquent, il est indispensable pour un chanteur de cultiver, d'exercer son intelligence. La lecture, la contemplation de chefs-d'œuvre plastiques (peinture ou sculpture) l'observation des humains, le souvenir de ce qu'on a éprouvé, joies ou douleurs, émotions de toutes sortes, l'imitation même des gens qu'on a vus agir, qu'on a entendus parler de telle ou telle façon, en telle ou telle circonstance, tout cela peut contribuer à donner aux chanteurs le sens de la déclamation juste et les aider dans leur interprétation d'un rôle, d'un morceau, d'une page ou simplement de quelques mesures, et ils doivent avoir perpétuellement le souci de sentir et de dire vrai, s'ils veulent servir d'intermédiaires fidèles entre l'auteur et le public.

Le chanteur qui se borne à chanter d'une belle voix les notes et les mots qui sont écrits, songeant uniquement à mettre en valeur le volume, l'éclat, et la puissance de cette voix, n'est qu'un sot. Il est en outre un serviteur infidèle puisqu'il ne remplit pas sa mission, qui consiste non point à briller pour son propre compte auprès de gens frivoles et ignorants, mais à charmer, à intéresser et à émouvoir les auditeurs attentifs, éclairés et sensibles.

Il est à souhaiter que les amateurs de radio et de phonographe, chaque jour plus nombreux, se pénètrent de ces principes, en général méconnus par ceux-là mêmes qui devraient en être les apôtres, et en premier lieu, les chanteurs, qui trop souvent, ne songent qu'à " faire du son ", s'imaginant que, plus on a de voix et plus on chante fort, plus on a de talent.

J'arriverai peut-être à persuader professionnels et auditeurs qui, n'étant guidés ni par la vanité ni par l'intérêt, peuvent s'accorder le plaisir de sacrifier tout simplement à la musique.

Que les uns et les autres se méfient avant tout de l'excès de sonorité qui est l'ennemi même de la Musique, puisqu'il est le Bruit, puisqu'il contrecarre le mystère exquis des colorations, des nuances, et puisqu'il ébranle les nerfs au lieu d'intéresser l'intelligence et d'émouvoir le cœur. J'ajoute que si un chanteur chante trop fort, c'est son affaire, et que si l'on s'abstient de l'écouter, il n'a que ce qu'il mérite, mais que vous n'avez pas le droit de faire chanter trop fort, malgré lui, un chanteur qui a eu le bon esprit de sacrifier les grossiers effets athlétiques aux justes exigences du style et de l'expression.


1- Les castrats étaient des chanteurs auxquels on avait fait subir dans leur enfance une cruelle mutilation afin d'éviter que la mue ne transformât leurs voix, ils conservaient, adultes, leur voix d'enfant.

2- Grasseyer, produire la lettre r par un raclement de la base de la langue contre le voile du palais.

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