Deuxième partie
Rome, Venise, Londres, Bucarest, Berlin

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?...
(Verlaine)

BERLIN


Je suis venu passer quelques jours ici, d'où j'irai à Hambourg. J'ai commencé par descendre ce matin au Kaiserhof ; impossible d'y rester : une chambre triste et morne, malgré son luxe raffiné. Me voilà au Bristol. Journée d'installation, de va-et-vient.

Ce soir, la Belle Hélène au théâtre Reinhardt. Beau spectacle mais complètement absurde, en contradiction absolue avec l'ouvrage. Recherche d'évocation étrusque. Egine, que sais-je? Des groupements ingénieux, des effets de bas-reliefs primitifs, mille détails ingénieux. Mais que vient faire tout cela dans la Belle Hélène? C'est méconnaître lourdement l'esprit de cette farce anachronique, de cette musique Second Empire, tour à tour endiablée, moqueuse, voluptueuse et bouffe, que de les traiter comme on ferait d'une tragédie d'Eschyle accompagnée de monodies ! Que devient le goût dans tout cela?

Ce soir, j'ai été voir danser la Pavlova ; délicieuse! Ma surprise fut grande en la trouvant entourée d'une troupe complète de danseurs et de danseuses, et d'apprendre qu'elle dansait de grands ballets, entre autres, une fantaisie de Fokine sur les Préludes de Liszt. Dans un décor d'Anisfeld (que j'ai trouvé mauvais) s'effectuent des évolutions chorégraphiques curieuses, charmantes, aériennes et des cortèges sombres, des combats (où j'ai reconnu bien des choses du Dieu bleu) (1), tout un ensemble harmonieux, mais excessivement vague et qui ne m'a pas rendu plus claires les intentions poétiques et " philosophiques " de Liszt. Mais cette musique m'enchante toujours, malgré son morcellement.

Ma surprise s'accroît encore en voyant paraître au rappel, pour saluer, Fokine. Sur la scène, où je me rends pour lui parler, ainsi qu'à Pavlova, je rencontre Nikisch. On me fait promettre que je souperai demain avec toute la bande.

Mikhail Fokine

Anna Pavlova

Arthur Nikisch

Puis je vais seul souper chez Heller, endroit qui me plaît non seulement pour sa cuisine incomparable, mais aussi pour son caractère démodé de Maison Dorée berlinoise.

*

Le Musée kaiser Friedrich est un modèle. Tout y est arrangé avec un goût et un luxe de la meilleure qualité. Les objets, les tableaux, les moindres choses y prennent toute leur valeur. Que de vieilles connaissances on retrouve et quelle impression de sécurité ! Cet Homme à l'œillet de Holbein ne marque-t-il pas un point final et suprême dans la peinture du portrait? Dans la peinture, en somme, de tout?

Ce n'est pas le clair-obscur qui rapproche Corrège de Prud'hon. Il y a entre ces deux maîtres, dont le second m'est bien plus cher, des affinités incontestables dans l'invention et dans l'idéal linéaire.

Curieux rapport des mains de Delacroix (je me souviens surtout en ce moment des Croisés) avec celles des portraits de la vieillesse de Rembrandt. Même faire pénible, et même courbe des doigts un peu fermés. D'ailleurs Titien, vieux, rejoint aussi Rembrandt par bien des côtés.

La délicieuse petite statue de Saint Jean-Baptiste enfant, de Michel-Ange, vaut seule une visite à cet admirable musée. Grâce, nervosité, charme névropathique ! Les mains sont trop grandes, ce me semble; mais dans l'adolescence, il y a de ces disproportions charmantes.

Ce soir, vu une pièce patriotique sur le Grand Frédéric, avec musique de scène tirée de ses propres oeuvres. Pas ennuyeux. Souper à l'hôtel de l'Esplanade avec Fokine et Fokina ; Pavlova nous rejoint. Elle me demande d'écrire quelque chose pour elle. Cette artiste exquise est fort niaise et ne comprend rien à ce qu'on lui dit. Comme je faisais une plaisanterie de mauvais goût sur la danseuse Sedowa, elle me regarda en souriant et s'écrie : " Toujours la poésie, toujours la poésie... " (avec un geste frétillant de la main).

En sortant, je suis allé avec un ami de la Pavlova, jeune Russe extatique, mélomane et tout le reste, à un bar, la Fledermaus où, au son d'un orchestre vibrant et de bouchons de champagne débouchés, des gens. très laids et quelques femmes par trop berlinoises s'imaginent qu'ils font la noce.

*

Déjeuné chez Lilli Lehmann à Grunewald. C'est un événement. Elle n'invite jamais personne et Farrar m'a raconté qu'au cours des deux années durant lesquelles elle allait prendre des leçons chaque jour, pas une fois Lilli ne lui avait offert une tasse de thé, un verre d'eau ou un bonbon. J'en apprécie davantage encore l'honneur qu'elle m'a fait - et la dépense qu'elle a affrontée - en m'invitant aujourd'hui et en me donnant un excellent déjeuner, comportant, entre autres choses, un râble de lièvre à la crème (mit rahm sauce) et une bouteille de très vieux Rudesheimer.

Nous sommes seuls, elle et moi. Lilli me parle de ses débuts dans l'Or du Rhin à Bayreuth, et dans l'animation de débit que provoquent ces souvenirs, ne voilà-t-il pas qu'en parlant de Wagner, elle l'appelle soudain " der Richard "?

Elle me dit que la Schroeder-Devrient ne pouvait pas rouler les r ! Cette révélation m'a atterré.

*

Quoi de plus divertissant à lire que les Entretiens de H. de Catt avec Frédéric le Grand ? Celui-ci y apparaît, sous les aspects les plus opposés. Il en résulte même quelque disparate dans l'impression qu'on y a de lui. Mais, vraisemblablement, l'incompréhension partielle de l'honnête H. de Catt est pour quelque chose dans ce manque d'unité dans le portrait, car chez les hommes éminents, il y a, quoi qu'ils disent et fassent, un fond invisible qui régit mystérieusement leurs actes et dicte leurs paroles, si dissemblables et si contradictoires qu'ils paraissent. On sent chez Frédéric une grandeur de caractère imposante, et ses manies, ses petitesses se greffent sur une racine magnifique qui les sent à peine germer, fleurir et mourir. Quant au côté mélancolique et capricieux de sa nature, comme à la clairvoyance fulgurante de son regard, il ne faut les attribuer qu'à ses instincts physiques ; peut-être réprimés, mais indéniables.

Je devrais consigner ici mon sentiment sur un auteur anglais dont je suis féru depuis quelques mois et avec raison, semble-t-il, puisque des gens comme Wyzewa et Henri Bardac l'ont " découvert " de leur côté : c'est Robert-Hugh Benson. Fils de l'archevêque de Cantorbéry et clergyman, il est devenu prêtre catholique. Ses romans, mondains, sarcastiques, d'une virulence discrète et infaillible, à base de catholicisme, on devrait dire de fanatisme catholique, sont des prédications déguisées ; leur esprit intérieur m'irrite, mais le talent de l'écrivain me fascine, talent des plus originaux, des plus puissants. Des quatre livres lus, The Coward est de beaucoup le plus beau. Wyzewa a préféré None other Gods, qu'il a traduit et publié sous le titre de l'Aventure de Frank Guiseley, avec, je dois le dire, des interprétations qui m'ont paru manquer parfois d'exactitude (2).

*

J'ai, ce matin, passé deux heures au vieux Musée et à la Galerie Nationale. J'ai revu, avec un immense plaisir, les moulages du temple d'Olympie. C'est le sommet absolu et serein de l'art primitif, le point où il atteint et domine l'art " complet ", où l'on sent que faire encore plus beau ne pourra qu'amener une décadence (il suffit d'ailleurs de regarder tout à côté, dans la même salle, le délicieux Hermès de Praxitèle !). II faut plusieurs siècles pour qu'un art ayant conquis la technique parfaite, la capacité de tout reproduire et de tout exprimer se dégage du souci exagéré de trop bien faire, de trop achever, retrouve par la volonté la simplicité involontaire, l'instinct synthétique qu'il possédait à sa naissance et que l'orgueil de l'habileté lui avait fait abandonner. Ce nouvel aspect de l'art et cette perfection suprême resplendissent dans la frise de l'autel de Bergame. Les sublimes fragments conservés ici sont encore placés, pour deux ans, de façon piteuse et déshonorante, dans des couloirs fermés à clef, en attendant que soit édifié le musée spécial que l'on construit pour les recueillir. Je les ai vus ce matin trop mal et trop vite, sous la surveillance d'un gardien imbécile (et, pour comble d'horreur, bien intentionné), qui voulait tout m'expliquer ! Mais je ne m'en tiendrai pas là.

Merveilleux et ravissant ensemble admiré dans la salle de la collection Gans. Quel miracle de goût, de sobre élégance que ce léger collier d'or et de cristal de roche, et comme dans tous ces bijoux l'irrégularité des pierres ! Leur individualité ajoute à la beauté des couleurs et des formes une vie mystérieuse.

A la Galerie Nationale, les Menzel m'ont une fois de plus enchanté. Je suis resté encore très longtemps devant le Concert de flûte de Frédéric. Je connais peu de tableaux qui m'impressionnent davantage : à travers la lumière poudreuse qui enveloppe les figures du fond, on discerne toute la vie ancienne. Cet éclairage-là est le véritable éclairage de l'Encyclopédie.

 

*

Vu ce soir Henri IV au théâtre de Reinhardt Il y aurait bien des choses à dire, bien des imperfections à signaler (éclairage inexplicable de certaines scènes, abus de la monochronie dans certaines autres, saleté des linges qui forment la coiffure des femmes au dernier acte, vilains matériaux de certains accessoires " somptueux ", etc.). Mais l'ensemble est intéressant et artiste. La pièce, bien jouée en général et remarquablement par l'acteur qui fait Falstaff (l'acte de la taverne est admirablement mis en scène) m'a paru bien plus belle que quand je l'avais vue jadis. La scène de la couronne enlevée et celle entre Falstaff et Henri V au dernier acte sont d'une force écrasante. Le rôle entier du vieux roi est superbe.

Il y a des chapitres à ajouter à la Tentation de saint Antoine et il faudrait en charger des chroniqueurs berlinois bien informés. On pourrait écrire des choses bien intéressantes sur l'instinct charnel en Allemagne. D'après ce que j'entends et vois, il semble vraiment (mais j'en ignore les causes) que les grands appétits sexuels, que la frénésie voluptueuse de certaines époques antiques se soient perpétués et concentrés dans ce pays-ci, en se compliquant à la fois de bizarreries nouvelles et de sentimentalité. Quel peuple singulier et combien il est difficile de le définir !

Une des caractéristiques de l'Allemagne moderne c'est l'amour du pompeux, de l'énorme, la mégalomanie effrénée. J'ai été surpris à Hambourg, déjà, de constater qu'il sort chaque jour de terre des édifices immenses, luxueux, trop luxueux, consacrés au travail, au commerce ou au plaisir, des endroits faits pour contenir des centaines et des milliers de personnes (c'est une préoccupation constante chez les Allemands), des rues qui sont des villes, des maisons qui sont des rues, des salles qui sont des maisons, et répandue dans tout cela, une véritable foule de portiers, de suisses, de gens galonnés. Qu'il s'agisse d'immeubles destinés à héberger des administrations, des entreprises gigantesques, ou d'un simple cinématographe, partout règne le souci de l'énorme et du luxe. A Berlin, cela atteint des proportions effrayantes. Les bars de nuit où on fait la bombe sont des palais de marbre, de bronze, munis d'un service innombrable et remplis d'un faste éclatant. A côté de cela, une singulière pauvreté d'imagination, l'incapacité de rien créer de vraiment original ; l'imitation de Paris, de New-York et de Munich combinés, une inaptitude absolue à inventer même un nom ; les lieux de plaisir, les magasins, etc., signalés la nuit par des milliers d'inscriptions lumineuses et multicolores, qui font flamber dans toute une partie de la ville un éclairage éblouissant, s'appellent Pavillon Mascotte, Moulin-Rouge, Palais de Danse, Cabaret Mon Bijou, etc., etc. Malgré cela, en tant que ville moderne, hygiénique, confortable, pratique, active, puissante, Berlin est merveilleux. Il ne règne nulle part ailleurs une aussi grande et aussi nette propreté, nulle part les " grandes artères " ne sont plus vastes, plus aérées, plus imposantes.

 

 

 


(1) Ballet de moi, écrit pour Nijinsky en collaboration avec Jean Cocteau et F. de Madrazo.
(2) J'ai, plus tard, traduit le Poltron ; cette traduction, publiée d'abord par la Revue hebdomadaire a paru en volume chez Fayard.

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