IV

 

Qu'appelle-t-on avoir du style ?

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Qu'appelle-t-on avoir du style ? Tel est le sujet de cette conférence. Eh bien, oui ! qu'appelle-t-on avoir du style ? Mais..., je n'en sais rien... J'entends, à chaque instant, déclarer qu'un chanteur ou une chanteuse a ou n'a pas de style, mais je ne comprends pas bien pourquoi. Et, d'abord, qu'est-ce que le style ? Si je ne me trompe et sans spécifier tel ou tel art, le style est l'ensemble des moyens particuliers dont se sert un artiste pour transmettre ses pensées ou ses sentiments. Mais le chanteur n'est pas son propre interprète ; il est l'interprète des musiciens et les musiciens sont innombrables ; ils appartiennent à des époques, à des pays, à des genres très différents. Or, Voltaire dit (et Voltaire est incomparable quand il s'agit ainsi de mettre les choses au point en quelques mots), Voltaire dit : " La première loi est de conformer son style à son sujet.. " Donc, je ne conçois pas qu'il puisse y avoir, pour le chant, - un style, un style défini, applicable à toute la musique qu'on interprète. Il ne me paraît pas possible qu'on chante de la même façon une scène dramatique et une chanson de Darcier, un fragment de Monteverde et un air de Grétry, une page de Mozart et une page de M. Debussy. Cependant, si une personne chante bien un air de Bach, si elle le chante avec la sobriété d'expression qu'on s'accorde à exiger dans l'interprétation de ce maître, on n'hésite pas à déclarer que cette personne a " du style ", - même si elle chante fort mal ensuite une mélodie de Schumann. Pourquoi ? De quel droit refuse-t-on à la fantaisie, à l'accent passionné, qui convient à Schumann le nom de style, et pourquoi l'accorde-t-on à l'accent contenu, à la coloration " en teintes plates " qui conviennent le plus souvent à Bach ? Ne siérait-il pas de dire plutôt " Cette personne comprend le style de Bach et ne comprend pas le style de Schumann " ? Ou bien " Cette personne chante mieux la musique classique que la musique romantique " ?

Mais, point du tout ; on dit. : " Elle a mal chanté cette mélodie de Schumann, mais elle a admirablement chanté l'air de Bach. D'ailleurs, elle a beaucoup de style. "

Voilà pourquoi je ne comprends pas bien ce qu'on entend par avoir du style.

Ou plutôt, le crois comprendre qu'on emploie à faux le mot " style " ; on s'imagine que ce mot signifie simplicité, correction, sobriété, et - ainsi qu'il arrive toujours, par une exagération simpliste - on va jusqu'à s'imaginer que plus on chante sobrement, plus on a de style ; que moins on fait de nuances, plus on a de style ; que moins on accorde de véhémence à l'accent, que plus l'on semble austère, ou simplement indifférent aux contingences de ce monde (en prononçant pourtant des paroles ardentes, douloureuses, tendres, furieuses, caressantes ou passionnées), que plus on les dit de façon uniforme, que moins on se permet de liberté ou de variété dans le ton, que plus, en un mot, on est sec et froid, plus on a de " style ".

On a entièrement oublié que le mot de style ne signifie simplicité, sobriété, correction que dans les cas où la correction, la sobriété et la simplicité s'imposent et que, dans les cas, où il faut du maniérisme, de l'afféterie, du caprice, c'est précisément par le caprice, l'afféterie et le maniérisme qu'on parvient au " style ". Il n'y a pas plus de mérite à savoir chanter en style simple, en style " à plis droits ", qu'en style picaresque ou qu'en style apprêté ; il est tout aussi difficile d'évoquer Falstaff, Don Quichotte ou Manon, qu'Orphée, Agamemnon ou Alceste ; il est aussi difficile, pour une basse, de bien chanter l'air du Tambour-Major, dans Le Caïd, que l'air de la cantate Dieu est mon Roi, de Bach 1. Mais voilà ce que beaucoup de gens ne savent pas. Ils semblent croire que le degré de talent impliqué par l'interprétation dite classique est plus élevé, plus digne de considération que les autres degrés du talent vocal et dramatique. D'ailleurs, ils oublient que les musiciens classiques ont souvent mis en scène des personnages vulgaires ou grotesques auxquels il faudrait donc - sous prétexte qu'ils font partie du répertoire classique - donner le même ton qu'aux personnages nobles de ce même répertoire !

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Il y a là toute une confusion qu'il serait présomptueux de vouloir éclaircir aujourd'hui ; bornons-nous donc à dire qu'il y a autant de styles qu'il y a non seulement de genres musicaux, mais presque d'auteurs divers et d'oeuvres diverses.

La première difficulté consistera donc à savoir quel style adopter.

C'est pourquoi je prétends et je m'entête à dire qu'il est nécessaire, pour un chanteur, d'avoir " des clartés de tout ", non seulement en ce qui concerne le chant et les différents genres de musique vocale, mais aussi des données sur l'histoire, sur l'art, sur tous les arts à travers les périodes successives de la civilisation. Un compositeur, comme tout artiste, est à la fois une force créatrice et le reflet du temps et du milieu où il a vécu ; pour ne prendre que Gluck (parce que tout le monde, plus ou moins, est renseigné sur Gluck), il est indispensable de savoir que s'il a merveilleusement traduit les sentiments de certains personnages et représenté certaines scènes de l'antiquité grecque, Gluck n'en reste pas moins, malgré tout, un homme du XVIIIe et qu'il conçoit l'antiquité et la Grèce comme un homme du XVIIIe. C'est à ce prix qu'on interprète Gluck dans son véritable style, de même que pour interpréter fidèlement Lulli, il faut se rappeler, parfois, que s'il a vécu et l'on peut dire régné à la cour de Louis XIV, dont sa musique reproduit sans cesse la magnificence et la politesse, il avait commencé par être marmiton à Florence et que toujours il garda de ces commencements-là quelque chose de facétieux, un goût du burlesque, une propension aux manifestations extérieures qu'on ne saurait oublier si l'on veut être un interprète complet de ses oeuvres. Il faut se rappeler encore qu'il insistait sans cesse pour que les chanteurs eussent en chantant un accent vrai, humain ; qu'il disait à une cantatrice : " Si vous voulez bien chanter ma musique, allez écouter Mlle Champmeslé " ; enfin, que, sous son ample perruque, bouillonnait un cerveau inquiet et fiévreux. Il faudra donc, tout en respectant l'allure extérieure de sa musique, qui est noble et pompeuse, faire sentir ce qu'elle dissimule de fougue et de sensibilité.

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Si vous chantez bien une belle mélodie de Schubert, La Cloche des Agonisants, par exemple, Le Soir d'Hiver ou bien Le Voyageur, il faut, certes, que votre chant évoque ce qui est retracé dans ces pages ; mais il faut que ce soit avec un style, c'est-à-dire une façon de prononcer, de chanter, de vous exprimer enfin, toute différente de celle que vous auriez eue en chantant du Lulli ou du Gluck et que vous me rappeliez, par ce moyen, l'époque, l'atmosphère où a vécu Schubert ; il faut que je pense confusément, en vous écoutant, à un salon de Vienne éclairé par des globes opaques, où quelques femmes en robes claires et des hommes portant des redingotes pincées, de larges cravates au-dessus de plastrons à jabot, sont attentifs au chant voilé mais pénétrant d'un gros jeune homme blond qui, des lunettes d'or sous un front bombé encadré de cheveux crépus, est assis au piano. De même qu'en écoutant L'Amour d'une Femme, de Schumann, je veux, en même temps que je partage les émotions de cette " femme ", pouvoir instantanément, si j'en ai le désir, m'imaginer Schumann lui-même, tantôt souriant, le coeur embaumé des myrtes d'un premier amour, tantôt hagard et désespéré. Le chant n'est beau que s'il est poétique, évocateur, hallucinant ; que s'il arrive, par une multitude harmonieuse et insaisissable d'allusions et, pour ainsi dire, de ramifications étymologiques, à des suggestions précises. Un vrai chanteur sait donner un sens aux arabesques mêmes de la vocalise et les faire servir à la figuration esthétique d'un sentiment ou d'une image. C'est l'ensemble de tout cela qui compose le style et non cette sévérité dont bien des gens exigent à tort qu'on revête l'interprétation de la musique ancienne. Il suffit qu'un ouvrage mérite l'appellation " d'ancien " pour que ces gens-là veuillent qu'on le chante d'un air compassé, avec des nuances à. peine perceptibles, une allure froide et pudique. Je n'ai jamais pu partager cette manière de voir. Avant d'être " ancienne ", la musique ancienne a été " moderne ", et la musique d'aujourd'hui, si moderne qu'elle soit, sera ancienne un jour ; faudra-t-il alors la chanter autrement que nous la chantons à présent ? Le jour où l'on chantera Tristan et Yseult avec froideur, avec modération, avec circonspection, - sous prétexte que " ce sera de la musique ancienne ", - on commettra un non-sens ridicule, tout comme on en commettrait un en " pontifiant " dans la sérénade de Don Juan.

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La raison d'être de Gluck consiste précisément dans le changement qu'il fit subir à la déclamation dramatique. Jusqu'à son avènement, le chant dramatique gardait je ne sais quoi de " poli ", de solennel où, certes, l'expression atteignait parfois une grande vérité, mais qui demeurait, malgré tout, fort loin de l'accent réaliste. Les sentiments, quelque passionnés, quelque violents, quelque tendres qu'ils fussent, empruntaient au style général de Versailles sa pompe, son élégance un peu lourde, son éclat un peu surchargé. Rameau lui donna, avec une grâce délicieuse, un certain emportement et bien d'autres charmes que je n'ai pas le temps d'énumérer. Mais la fureur, la douleur exaspérée, déchirante, l'aveuglement héroïque, le désordre du geste et de l'accent qui dénotent un drame intérieur, si Gluck ne les a pas tous réalisés dans sa musique, il a eu l'intention de le faire. Il prétendait s'inspirer directement, en composant, de l'accent vrai, de l'accent parlé, et ne lui faire subir, par la musique, qu'une transformation artiste, une transposition, en lui conservant tout son réalisme, comme nous le savons, du reste, par les écrits de ses contemporains qui nous montrent le grand dramaturge composant ses opéras en les jouant dans sa chambre, en poussant des cris, en s'arrachant les cheveux, en tombant à genoux, en se traînant à terre, en reproduisant tous les mouvements de ses personnages. Et c'est cette musique-là qu'on viendrait, aujourd'hui, nous chanter avec calme, avec modération, en n'y laissant subsister qu'une vague apparence de sentiment, en répudiant tout ce qu'elle a de nerveux, de palpitant, d'excessif ? Quelle absurdité ! On nous dit que le style constitue une difficulté pour les chanteurs et, en même temps, on supprime du chant tout ce qui pourrait rendre le style difficile, c'est-à-dire l'élément passionnel, l'émotion, l'expression, la vie. Du même coup, on amoindrit le mérite du chanteur. Il suffit de chanter en mesure, avec peu de nuances, avec une modération et une simplicité continuelles, pour être sûr, du moins, de ne point commettre de faute grave contre le style en général.

La difficulté, le problème, c'est de respecter l'économie musicale tout en apportant à l'interprétation une part très grande, une part immense, une part prépondérante d'expression, de pensée et même de réalisme.

A cause de ce fameux "style ", il se crée des traditions ineptes qui déforment la plupart des beaux fragments anciens. Presque tous les airs de Gluck subissent le dommage de cette fausse idée du style. Les nuances, les inflexions, les mouvements établis par tel artiste, mal compris et mal transmis par tel autre, reproduits inexactement ou machinalement par ceux qui leur succèdent, finissent par former autour de ces airs une carapace de conventions qui nous dérobe leur beauté véritable et qu'on décore du nom de traditions.

Ah ! ces traditions, qu'on est donc naïf d'y croire !

Comment pouvons-nous nous imaginer ce qu'étaient les chanteurs du XVIIIe siècle, alors que nous avons tant de peine à nous figurer ce qu'étaient ceux d'il y a seulement cinquante, quarante ou trente ans ?

M. Faure vit encore. Eh bien, qu'était M. Faure au théâtre ? Je n'en sais rien. J'ai beaucoup entendu parler de lui par des admirateurs comme par des détracteurs de son grand talent ; mais j'ai peine à me figurer avec une netteté véritable ce qu'était au juste la personnalité dramatique de M. Faure.

Mais, surtout, quelle absurdité de croire que l'émotion d'un grand artiste puisse agir sur nous à travers d'autres artistes !

L'une des traditions les plus fameuses - et les plus inefficaces - est celle de l'interprétation d'Orphée par Mme Viardot. Vous savez que Mme Viardot s'est montrée incomparable dans ce rôle, au point qu'on s'est toujours efforcé, depuis, de l'imiter ou de s'inspirer d'elle. Or, je suis certain que, si nous pouvons nous faire une idée vague de la façon dont Mme Viardot chantait " J'ai perdu mon Eurydice ", si nous savons qu'elle y mettait une intense gradation de désespoir, nous sommes incapables de nous figurer exactement comment elle s'y prenait. Contentons-nous de savoir qu'elle y était, tour à tour, sanglotante, abattue et farouche, - et profitons de cette indication précieuse. Or, on essaie de se conformer à ce qu'était, d'après des relations incomplètes, Mme Viardot dans l'air d'Orphée ; mais la préoccupation de chanter avec " style " vient contrecarrer la véhémence qu'on veut avoir - et le résultat est généralement piteux ; on ne donne de cette interprétation, probablement sublime, qu'une contrefaçon lamentable. On chante cela avec un désespoir académique... Je voudrais, dans la dernière strophe, quelque chose qui ressemblât à une attaque de nerfs, qui fût d'un réalisme effrayant, afin de trancher avec le premier air du premier acte où la douleur d'Orphée se manifeste par une sorte de prostration ; quand il est là, près du tombeau, entouré de femmes qui gémissent, la pudeur du chagrin l'empêche de se livrer à toute sa douleur. Mais, ici, il est près du cadavre de celle qu'il a retrouvée - et qu'il croit avoir perdue, cette fois, pour jamais. Il me semble qu'il se jette sur ce corps inanimé, qu'il le serre dans ses bras, qu'il se lacère le visage, qu'il se livre tout entier, dans la solitude de ce bois, aux excès les plus effrayants d'un désespoir immense ; et je crois aussi que tout éclat de voix qui rappellerait des cris, de véritables cris de bête blessée, serait excusable ici.

Il y a, dans Gluck, un autre passage où je vois ce que j'appelle l'attaque de nerfs : c'est dans Iphigénie en Tauride. Alors qu'Iphigénie, accablée par l'horreur de tout ce qu'elle apprend, - le meurtre de sa mère par son propre frère, le double assassinat qui a souillé le palais des Atrides, le châtiment impitoyable qui menace son malheureux frère, - alors qu'elle se voit seule au monde, exilée, loin de sa patrie, déjà vieillissante (car n'oubliez pas qu'Iphigénie en Tauride n'est plus la jeune fille d'Aulide, mais une femme qui a beaucoup souffert, qui est grande prêtresse de Diane et dont les fonctions mêmes sont terribles, atroces, puisqu'elle est tenue de sacrifier, de tuer de sa main des hommes qu'elle offre en holocauste à la déesse), il semble qu'alors, parvenue à ce sommet de la douleur et de l'horreur, elle se livre au désespoir le plus affreux. Entourée de ses jeunes prêtresses, elle sanglote, elle crie, elle hurle ; et c'est un manque de goût, de savoir, de sincérité, c'est une contradiction ridicule et blâmable, que de chanter avec sobriété cette musique effrénée où Gluck a eu soin de mettre, jusque dans la distribution pour ainsi dire distendue, écartelée des syllabes, une sorte de paroxysme de douleur, de déchirement presque physique et qui, vers la fin, atteint, semble-t-il, aux limites extrêmes de la névrose. Je crois qu'à ce moment, Iphigénie ne se connaît plus, qu'elle se raidit dans la souffrance, que ses muscles se durcissent, que son regard devient fixe, qu'elle est glacée, en proie à un état morbide causé par le chagrin et qu'elle répète sans cesse, en criant, les mêmes mots, sur des notes aiguës, à côté desquelles Gluck a mis des dissonances qui font mal, des secondes mineures qui, reproduites sans cesse, appuyées, martelées, semblent vouloir vous briser le cœur par leur dureté forcenée. En vérité c'est une scène épouvantable où les jeunes prêtresses, gagnées peu à peu par la fièvre de la douleur, aident Iphigénie à crier son désespoir. Elles deviennent des espèces de pleureuses et de hurleuses autour de la grande figure d'Iphigénie.

A ce moment-là, il faut que l'artiste oublie et sa voix, et sa respiration, et le son, et tout. Mais comme on ne doit songer à chanter Iphigénie que lorsqu'on est en possession d'un talent complet, cette artiste pourra, sans danger, abandonner toute préoccupation technique, et se livrer entièrement à la formidable lamentation. Si elle manque de souffle, tant pis ! qu'elle respire n'importe comment, entre les mots, s'il le faut, avec des hoquets, par saccades ; si sa voix est sourde ou trop stridente, qu'importe ! Tout cela est conforme à cet accent de douleur éperdue qu'il s'agit de figurer. Plus elle sera désordonnée, plus elle semblera hors d'elle, plus elle sera dans la vérité de Gluck.

*

Mais je m'aperçois que je dis sans cesse : "Pour chanter ceci ou cela, il faut se rappeler telle ou telle chose. "

Or, pour se rappeler une chose, il faut d'abord la savoir. Et la plupart des chanteurs ne savent rien.

En admettant même qu'ils sachent chanter, ce qui est souvent contestable, ils ne savent rien de ce qui rend le chant intéressant ou émouvant. On m'objectera, peut-être, que ce n'est pas de leur faute, puisqu'on ne le leur apprend pas. On aura tort : il y a des professeurs intelligents qui essaient de leur apprendre quelque chose. Il y a eu de tout temps, au Conservatoire, une classe de littérature dramatique et une classe d'histoire de la musique, auxquelles ils n'assistent jamais ; et, quand on les en blâme, comme j'ai parfois essayé de le faire, ils trouvent - notamment dans la presse - des gens, des flatteurs pour prendre leur défense.

Il y a deux ans, après un concours du Conservatoire, j'écrivais dans le Journal :



" Le plus grand nombre des élèves ne semble pas avoir la moindre notion des particularités historiques ou poétiques des personnages dont ils tentent l'incarnation. Les Aïda n'ont pas lu Maspero ; les Didon ne soupçonnent pas Virgile ; les Salammbô voient cette héroïne bien plus à travers Mme Caron ou Mlle Bréval 2 qu'à travers Flaubert ; les Henri VIII ignorent Shakespeare et Holbein ; les Roméo manquent de jeunesse ; les Juliette se croient des ingénues parce qu'elles sont sopranos. "

 

Rose Caron dans Salammbô Lucienne Bréval dans Salammbô

Ces lignes inoffensives eurent pour effet d'indigner l'un de mes confrères.

Il me plaisanta agréablement, trouvant ridicule d'exiger que des jeunes filles devant chanter Aïda se missent à lire Maspero, que celles qui devaient chanter Didon dussent compulser Virgile, etc. Mon confrère prenait trop à la lettre ce que je disais. Certes, je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'aller fouiller dans des documents et se bourrer d'érudition avant de chanter une scène ou un fragment de rôle. Ce que j'ai voulu dire, - et mon spirituel confrère le sait très bien, - c'est qu'il faut donner à une interprétation ce je ne sais quoi qu'on appelle vulgairement - et d'un terme peu élégant, mais que tout le monde comprend - couleur locale.

Je n'en demande pas plus ; mais je demande cela. Je ne crois pas qu'une jeune fille qui chante un fragment d'Aïda, par exemple, puisse me communiquer - ne fût-ce qu'un instant - l'impression que la scène qu'elle chante se passe en Egypte, si elle n'a pas dans les yeux, en chantant, ou si elle n'a pas eu dans les yeux, en travaillant, des visions de l'Egypte.  

Je ne crois pas que si elle est uniquement soucieuse de son la bémol, de son mi naturel et de l'effet de sa toilette, elle puisse me donner l'impression d'immenses temples en basalte ou des rives ensoleillées du Nil 3.

Je ne crois pas que l'on puisse chanter le rôle d'Henri VIII, donner â la déclamation le mordant, la majesté, la courtoisie perfide qu'il faut, si l'on ne sait d'abord qui est Henri VIII et si l'on ne sait, de plus, comment il était. En admettant même qu'un jeune chanteur sache vaguement qu'Henri VIII fut marié six fois et fit tuer plusieurs de ses femmes pour en épouser d'autres, qu'il fut un politique avisé, redoutable, je pense qu'il ne me donnera pas une idée satisfaisante du personnage s'il ne sait encore qu'Henri VIII était gros, blond, qu'il avait des manières affables et cachait son âme terrible sous un embonpoint rassurant. Pourquoi ? parce que, moi, je le sais, et que si ce jeune chanteur ne dresse pas devant mon imagination renseignée le portrait physique d'Henri VIII, mon impression sera incomplète et médiocre. Je ne crois rien dire là d'extraordinaire ; et, pourtant, vous le voyez, quand on donne ces conseils raisonnables aux élèves, aux commençants, il se trouve des gens pour leur dire: " N'écoutez donc pas ces bêtises, vous avez de la voix ! "

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Le résultat, nous le constatons chaque jour. L'incroyable vanité des chanteurs, qui a toujours existé, mais qu'autrefois on raillait et qu'aujourd'hui l'on encourage, cette vanité sans limites est l'une des principales causes de la décadence du chant. Les chanteurs, s'ils n'étaient pas si vaniteux, s'ils avaient ne fût-ce qu'une idée des évolutions de la musique et de l'art, sauraient que nous ne pouvons plus nous contenter, aujourd'hui, d'un chant, même parfait (et ce n'est certes pas le cas du leur), si ce chant n'exprime et ne reflète rien ; nous en avons assez du baryton braillard ou du soprano roucouleur. Ce qu'on appelle le " gros public " n'est plus exclusivement composé, aujourd'hui, de bourgeois bénévoles qui dodelinent de la tête en entendant un petit air, ou de dames sentimentales qui défaillent parce qu'un ténor pommadé leur décoche un si bémol robuste. Les universités populaires, les conférences, les éditions à prix réduits, renseignent, instruisent de jour en jour davantage ce même "gros public " si facile à contenter naguère ; bientôt, il exigera que les chanteurs sachent de quoi ils parlent et se donnent de la peine pour mériter ses suffrages. Il m'en coûte un peu de le dire : contrairement à ce qui avait lieu autrefois, c'est dans la partie mondaine du public que semble se manifester surtout cette frivolité de jugement et cet amour du clinquant qui forment une apothéose à certains chanteurs d'aujourd'hui dont la médiocrité eût été accueillie. jadis à coups de sifflet par les gens du monde, par les " abonnés ", qui étaient alors des connaisseurs.

Mais ces doléances et bien des choses qui s'y rattachent feront peut-être l'objet d'une autre conférence. Revenons au sujet qui nous occupe aujourd'hui.

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Nous avons vu que le mot style est mal employé, qu'il n'existe pas un même style pour tout chanter, qu'il en existe d'innombrables et qu'un chanteur doit les posséder tous. Il faudrait remplacer ce mot impropre de " style " par une autre expression, que je ne me charge pas de trouver, mais qui signifierait l'ensemble de certaines règles générales qui assurent au chant une correction, un agrément, une tenue et, si je peux dire, une propreté dont il doit éviter de se départir même dans les moments les plus expansifs et les plus fantaisistes. Ces règles composent ce que j'appellerai, provisoirement, le " style vocal ". Ce style-là, c'est vraiment un style à part, applicable à tous les genres. Ceux qui le possèdent s'imposent dès les premières notes ; on sent aussitôt le chanteur instruit, maître de lui.

Pour ne citer qu'un exemple entre mille, je rappellerai l'impression ressentie, il y a longtemps déjà, par les spectateurs de l'Opéra, un soir qu'on jouait Lucie de Lammermoor pour les débuts ou la rentrée de Mme Melba. Le ténor chargé du rôle d'Edgar fut pris d'un malaise subit au moment d'entrer en scène. Que faire ? Renoncer à jouer et rendre l'argent ? M. Engel se trouvait dans la salle ; il s'offrit obligeamment à remplacer l'artiste manquant, prit à peine le temps de se grimer, de revêtir à la hâte un costume qui n'était pas fait pour lui et parut en scène sans avoir jamais répété avec ses partenaires, donnant ainsi un exemple de courage et de science dont bien peu d'artistes seraient capables. On était un peu inquiet ; mais cette inquiétude ne dura point. A peine M. Engel eut-il émis les premiers mots de son rôle qu'on fut rassuré : le calme, l'autorité de sa diction et de son chant s'imposèrent à tous et causèrent même une sensation de sécurité qu'on n'éprouve pas toujours à l'Opéra.

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Ces règles qui composent le style vocal, je ne puis vous les énumérer toutes et nous nous bornerons à parler des principales. Nous dirons, d'abord, quelques mots de la justesse, puis nous parlerons des portamenti, des ornements et du rythme. Mais, avant de parler de la justesse, permettez-moi de vous indiquer en passant un des défauts qu'il est bon d'éviter soigneusement et auxquels sont malheureusement sujets la plupart des chanteurs. Ce défaut est l'excès de sonorité.

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On peut dire que, d'une façon générale, tout le monde chante trop fort. J'étais à Versailles, cet été, dans une chambre de l'hôtel des Réservoirs, et l'on donnait, au théâtre de verdure situé de l'autre côté du bassin de Neptune, une représentation de Manon. Eh bien ! je vous affirme que je pouvais suivre de ma chambre, à peu de chose près, à travers une grande étendue de parc, ce qui se chantait sur ce théâtre, tant les chanteurs criaient, tant ce qui aurait demandé à être dit le plus discrètement était hurlé à pleins poumons. C'est d'ailleurs ainsi qu'on chante cet ouvrage partout et qu'on chante tous les ouvrages du répertoire. Les nuances de la voix, révélatrices des états d'âme différents, sont totalement négligées ; le ton familier de la conversation n'existe plus guère en musique ; on ne songe qu'à faire du son, et le ténor qui chante Des Grieux emploie le même volume de voix, qu'il soit seul dans le parloir de Saint-Sulpice, regrettant son bonheur perdu, ou qu'il exhale rageusement son désespoir à l'hôtel de Transylvanie.

On entend sans cesse chanter à pleine voix des passages qui sembleraient devoir être murmurés. Et, pourtant, ouvrez la partition : vous verrez pianissimo à l'orchestre, pianissimo au chant ; l'intention de l'auteur est manifeste, mais les chanteurs songent-ils à lire les indications mises par les auteurs ? Ils ne sont préoccupés, tout d'abord, que de sortir autant de voix qu'ils peuvent ; puis, à la longue, l'habitude de chanter fort dilate leur appareil vocal, le tissu des organes se relâche et ils ne peuvent plus chanter doucement, même quand ils le veulent ; tels sont les résultats d'un enseignement qui n'est pas basé sur le goût, sur la psychologie et sur la raison. Une fois de plus, vous voyez que la mécanique du chant est intimement liée à son esthétique. M. Chaliapine est un admirable exemple de la puissance d'expression à laquelle on peut arriver en ménageant, en économisant la sonorité. Jamais, dans le dialogue, sa voix ne dépasse le degré normal. Il semble qu'il ait toujours en réserve une provision de voix dont il saura user au moment voulu et, quand il s'en sert à un point culminant du drame ou de l'expansion lyrique, il n'a jamais besoin de " forcer ", par ce fait même que n'ayant pas abusé de la sonorité jusque-là, il lui suffit d'un petit supplément de voix pour donner l'impression d'un contraste puissant.

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Venons-en à la justesse.

Il y a peu de choses aussi désagréables que d'entendre chanter faux ; mais aux meilleurs chanteurs, à ceux dont la voix est parfaitement juste, il peut arriver, au cours d'une exécution vocale, un petit accident technique, une défaillance passagère qui les fasse détonner pendant une ou deux notes. Ce qui est grave, c'est de chanter faux tout le temps, ou presque tout le temps. Il faut avouer que si ceux qui écoutent sont bien malheureux, ceux qui chantent faux sont encore plus à plaindre, car leur infirmité n'inspire généralement aucune commisération...

Il y a plusieurs façons de chanter faux, ou, plutôt, il y a plusieurs causes à cette calamité ; mais tenons-nous-en aux trois causes principales: 1° une oreille fausse ; 2° une voix fausse ; 3° une voix faussée.

Si vous chantez faux parce que vous avez l'oreille fausse et que vous ne vous aperceviez pas que vous détonnez, votre maladie est irrémédiable.

Le cas est le même, je crois, quand on a la voix fausse. Dans ce cas-là, on chante faux d'une manière particulière ; non seulement on chante faux chaque note, mais, si l'on veut chanter une phrase, on commence dans un ton et on la continue dans un autre, à peu près comme ceci :

Je me hâte de dire que ce cas-là est fort rare chez les chanteurs de profession. Soit qu'on ait l'appareil auditif détraqué, soit qu'on n'ait aucun contrôle sur sa voix, il se produit un désordre, un chaos, et l'effet est abominable.

Mais si la voix est ce que j'appelle faussée, on peut y remédier. La voix peut être faussée par une mauvaise émission, par un surmenage des cordes vocales ; alors on chante trop haut ou trop bas pendant de longs fragments ou même constamment. Je crois qu'il est plus facile de corriger une voix qui chante trop bas qu'une voix qui chante trop haut. Mais, à vrai dire, le n'ai pas de certitude à ce sujet. D'ailleurs, il y a bien des cas inexplicables touchant le manque de justesse. Voici une histoire assez curieuse : il y a quelques années, j'accompagnais un morceau très connu à une artiste éminente ; elle n'avait jamais eu une jolie voix, mais son chant était extrêmement intéressant. Seulement, il lui arrivait parfois, sans doute par suite d'un peu de fatigue, - car elle donnait beaucoup de leçons, - de chanter bas pendant tout un morceau. Je l'accompagnais donc un jour et ma tâche était pénible parce que la chanteuse chantait ce morceau près d'un demi-ton trop bas. (Je souffrais en l'accompagnant, car non seulement le fait d'entendre chanter faux est désagréable pour l'oreille, mais il cause une impression de malaise et d'inquiétude.) Les auditeurs, probablement, ne s'en aperçurent pas ou bien, par politesse et par considération pour le talent de la chanteuse, ne voulurent-ils pas en avoir l'air ; toujours est-il qu'on applaudit et qu'on redemanda le morceau. Profitant du bruit que faisaient les applaudissements et du petit laps de temps qui s'écoulait, j'eus soin de préluder un demi-ton plus bas, pensant que l'artiste serait ainsi plus à son aise, puisqu'elle avait chanté le morceau constamment plus bas d'un demi-ton. Quelle ne fut pas ma surprise en constatant que, malgré ma transposition, elle chantait encore un demi-ton trop bas !

Il y a des gens qui chantent faux avec une continuité vraiment extraordinaire. On croirait, à les entendre, qu'ils sont très musiciens puisqu'ils sont capables de chanter tout un fragment, et sans en démordre, dans un autre ton que l'accompagnement, sans quitter d'un seul comma le ton faux qu'ils ont adopté.

*

Les ornements du chant sont innombrables. On ne peut les citer tous et, d'ailleurs, ils ont bien souvent, d'après les époques, changé de noms. Ils tendent de plus en plus à disparaître de nos jours comme ils ont disparu, il y a deux ou trois siècles, au moment de la réaction qui eut lieu en Italie, puis en France, en faveur d'un chant simple et large. Pourtant, encore aujourd'hui, l'emploi des ornements pratiqués avec discrétion peut apporter un agrément et un charme spéciaux à certains moments vocaux. D'ailleurs, comme il s'en trouve de toutes sortes dans la musique de tout temps, il faut les connaître et savoir les exécuter.

Les ornements les plus employés sont, en somme, le trille, le groupe (ou gruppetto en italien), qui s'effectue de deux façons, soit en commençant à droite, soit en commençant à gauche, le mordant.

Je n'ai pas besoin de vous expliquer ce que c'est que le trille, et me bornerai à vous citer ces mots de Mme Lili Lehmann :

"Les chanteurs auxquels manquent l'agilité et le trille me font l'effet de chevaux sans queues. " Chez beaucoup de chanteurs, le trille est naturel ; il s'en trouve qui, dénués de toute autre faculté d'agilité, font pourtant le trille de la façon la plus aisée. Par contre, on en voit qui, exécutant après des études sérieuses les traits d'agilité les plus ardus, ont la plus grande difficulté à exécuter un trille net et brillant. Il convient alors d'acquérir par un travail opiniâtre ce que la nature capricieuse s'obstine à vous refuser.

Le groupe, ou gruppetto, est un ornement souple qui s'exécute dans les deux sens, et qui emprunte les caractères les plus divers. Wagner l'employait encore fréquemment dans les passages expressifs de la voix et de l'orchestre. Le mordant inférieur ou supérieur (que les Italiens appellent mordente, et dont une forme particulièrement compliquée était appelée autrefois, mordente impertinente), le mordant était mis généralement pour conférer de la légèreté à telle ou telle note, il faut l'exécuter rapidement, clairement, en ayant soin, malgré la rapidité, de donner aux deux notes leur véritable son et leur véritable valeur.

Pourtant, le mordant - comme tous les ornements vocaux - doit s'inspirer de l'allure générale du morceau qu'on chante, du mot sur lequel il est placé et doit contribuer à l'expression. Dans la musique ancienne, il apparaît souvent double et triple, soumis à des variétés nombreuses.

Je me souviens de la façon exquise, un peu maniérée, peut-être, mais pleine de charme et de poésie, dont Mlle Calvé, d'une voix plus transparente que le cristal, exécutait, dans la cavatine des Pêcheurs de Perles, un mordant sur le mot " autrefois ". Elle le faisait avec une lenteur presque incroyable et pour ainsi dire, en détachant un peu chaque note du mordant ; cela produisait un effet délicieux, parce que, accompagnant ces mots " Comme autrefois ", ce mordant rêveur prenait une expression de tendresse et de regret :

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Il existe un procédé vocal méprisé, et dans bien des cas, méprisable : je veux parler du portamento, ou port de voix. Vous savez ce que c'est ? Il y a " port de voix " quand, pour aller d'une note à une autre, soit sur une même voyelle, soit sur deux voyelles différentes, séparées ou non par une consonne, au lieu de porter la voix directement d'une note à l'autre, on la traîne de façon à effleurer, sans s'y arrêter, toutes les notes intermédiaires.

Si l'on ne faisait jamais de port de voix, le chant serait trop sec ; on en fait toujours, inconsciemment, de très insignifiants qui sont à peine appréciables par l'oreille et qui constituent, en somme, le legato du chant. Mais ce ne sont pas là des ports de voix proprement dits. Le vrai port de voix est beaucoup plus marqué, plus conscient. C'est un moyen dont on a souvent abusé pour donner au chant de l'expression ; mais cette expression prend aisément un caractère pleurnichard, niais et surtout odieusement vulgaire.

Pourtant, il ne faut pas croire que l'on doive absolument bannir le port de voix. Il peut produire des effets agréables, ajouter au chant un grand charme, quelque chose d'un peu morbide et, en tout cas, quelque chose de très langoureux.

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Il est une qualité essentielle, quelle que soit la musique qu'on chante, - une qualité dont sont dépourvus presque tous les chanteurs : c'est le rythme.

Rien n'est plus déprimant et plus irritant à la fois que d'entendre chanter sans rythme. On a l'impression de marcher sur un sol inégal, accidenté de trous et de protubérances, de bourbiers où l'on enfonce, de surfaces glissantes et l'on finit par renoncer à suivre le chanteur qui se livre à ces déambulations auxquelles on ne saurait croire qu'il propose un but bien déterminé.

Hélas, ils sont nombreux, ceux qui chantent ainsi, qui ralentissent un temps, en précipitent un autre, ralentissent encore la mesure suivante, alanguissent le mouvement au point qu'on pense qu'ils vont s'arrêter, puis soudain reprennent une allure hâtive, qui se change ensuite sans plus de raison, en une mollesse et en une lenteur mortelles.

Par contre, rien ne donne une impression de sécurité, de vigueur et d'aisance comme un chant bien rythmé dans lequel tout tombe à sa vraie place, un chant qui reprend pied à intervalles réguliers, qui affermit son contact avec le temps et l'espace et dont on épie la progression logique.

Il ne saurait exister de plaisir musical sans rythme, sans cadence, sans ce rebondissement périodique et harmonieux, qui règle tous les mouvements de la nature, depuis la gravitation des étoiles jusqu'à la circulation du sang.

Le chant doit être maintenu par la rigueur d'un rythme sûr, pendant que la diction reste souple, vraie, expressive, colorée et trouve toute sa place, tout son temps, dans les limites que lui impose ce rythme. Elle acquiert par là un nerf, une force extraordinaires et les entraves rythmiques l'obligent d'avoir recours à une ingéniosité qui la rend plus intéressante.

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Le rubato est parfois alors d'un grand secours. Mais savez-vous bien seulement ce que c'est que le rubato ? Beaucoup de personnes croient que le rubato, dont il est tant question quand on apprend à jouer un morceau de Chopin, consiste dans l'irrégularité rythmique, qu'il consiste à presser, à ralentir successivement, avec une espèce de nervosité déréglée ; c'est une grande erreur. Jamais le rythme ne doit être plus infaillible que dans le rubato, c'est-à-dire que le rubato consiste précisément en ce que l'on est tenu d'équilibrer le rythme et que, dès que l'on a pressé pour ralentir, il faut, ensuite, par une sorte de mouvement réflexe, faire le contraire pour rétablir le rythme sur son axe ; en un mot, c'est une loi de compensation rythmique. Si l'on a ralenti, il faut, ensuite, presser pour regagner le temps perdu ; mais, pendant ce temps, le rythme doit rester immuable, mystérieusement inflexible. On prétend que Chopin formulait ainsi le rubato

" Que votre main gauche joue en mesure et que votre main droite fasse tout ce qu'elle voudra ! "

Le chant ne possède ni main droite ni main gauche, et, pourtant, il les possède toutes deux, car sa main gauche, c'est le rythme conducteur qui est à la base de la plus petite mélodie, et sa main droite, c'est l'ensemble des imperceptibles licences que peut se permettre avec lui la performance vocale.


1- NDR : Jean-Sébastien Bach - Cantate BWV71 "Gott ist mein König" - n°4 : arioso pour basse

2- Prendre pour modèle une artiste illustre ou éminente, c'est encore très bien. Malheureusement, ces exemples deviennent de plus en plus rares ; voilà déjà sept ans que ces lignes furent écrites : quelle Salammbô les jeunes chanteuses pourraient-elles désormais chercher à imiter ?

3- On m'objectera que le musicien d'Aïda n'a pas, lui-même, beaucoup songé à la couleur locale et qu'il s'est plus préoccupé du sentiment que du pittoresque. Il n'en est pas moins vrai que la pièce se passe en Égypte et les cas sont nombreux où il appartient aux interprètes de combler les lacunes de l'auteur.

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