Première partie

 JUVENILIA

La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents : 
elle agite de tous côtés les riches présents de la vie et toujours quelque profond 
murmure règne dans son feuillage.

Maurice De Guérin


 

Visite à Mme Viardot (1). - Grand salon sombre, démodé, cossu, mais où rien ne choque; bon feu; sur une chaise, devant le piano, une pèlerine laissée là par la vieille artiste.
Elle entre, un peu voûtée, très aimable. Sa laideur célèbre est atténuée par l'âge. Elle a de jolis cheveux blancs, souples, épais. Les yeux sont un peu soutenus au kohl ; elle a toutes ses dents, qui ont dû être éclatantes et qui, jaunes maintenant, conservent encore du brillant. Grande bouche très rieuse, voix de vieille femme robuste, basse, timbrée. Elle a quatre-vingts ans, mais tout en elle, excepté les yeux qui voient à peine, est plein de vie, de feu. Elle tousse beaucoup, grippée, et comme je lui demande si elle se soigne, elle me répond avec un sérieux et une importance comiques : " Oh ! j'ai beaucoup de choses sur ma table de nuit ! "

Pauline Viardot

Nous causons; mais tout de suite : " On m'a dit que vous étiez Espagnol ! " Et la voilà qui se met à parler un andalou entraînant avec une prestesse et une pureté d'accent extraordinaires. " Hé ! me dit-elle, ne suis-je pas Espagnole ? N'ai-je pas parlé l'espagnol toute ma vie ? Avec mon père, mes sœurs, mes filles. " D'ailleurs, Mme Viardot a toujours été réputée comme polyglotte ; elle parle toutes les langues, le russe y compris, - bien entendu... Elle me raconte qu'à Grenade, où elle avait chanté Norma, le public enthousiaste, après la représentation, avait réclamé à grands cris des chansons espagnoles et il fallut qu'elle et l'un de ses partenaires fissent apporter en scène un piano pour chanter, en costume druidique, des vitos et des peteneras !
Je tâche d'orienter la conversation vers certains points qui m'intéressent. Je lui demande pourquoi elle n'écrit pas ses Mémoires. " C'est, dit-elle, parce que j'y vois trop mal pour écrire longtemps et que je ne sais pas dicter. " Cela nous amène à parler de ses yeux -- elle a de la cataracte. Je lui parle d'opération... " Mais ces horribles lunettes, ces yeux de vache qu'on est obligé de porter ! " Coquetterie assez imprévue, ce me semble, chez une femme de quatre-vingts ans qui a toujours été laide. Brusquement, elle me demande : " Aimez-vous la façon mièvre dont on vous chante ? Est-il nécessaire d'avoir cette diction pointue ? " Je tente de profiter de l'occasion pour l'amener à parler de la diction. Mais non. Elle me dit avec une brusquerie aimable : " Chantez-moi quelque chose, voulez-vous ? " Je me mets au piano, piano vieux et fatigué, où je ne me sens pas à mon aise; une chaise trop haute, que sais-je ! Mais, par exemple, nul trac; mon auditrice s'y connaît trop bien pour que je craigne le mauvais effet d'un accident vocal. Je lui chante Néère, qui paraît lui plaire, puis le Cimetière, qu'elle me demande. Sa tête blanche aux yeux pensifs s'abaisse parfois avec approbation. " J'aime comme vous chantez, dit-elle posément et comme décernant un satisfecit. Oui; oui, c'est simple ; c'est bien. "
- Madame, aimiez-vous chanter Don Juan ?
- Je crois bien, répond-elle, j'ai chanté Anna et Zerline. J'aimais beaucoup Anna
Elle hoche constamment la tête en parlant, cherche ses mots et les trouve, justes, brefs.
- Avez-vous lu Hoffmann ?
- Certainement, dis-je. Il suppose que Dona Anna avait peut-être aimé Don Juan...
- Voilà ! J'ai chanté le rôle dans cet esprit-là. J'ai cherché à faire sentir cette nuance.
- Mais cela me paraît très difficile, car Anna n'échange avec Don Juan que des mots où il est impossible d'insinuer même une inflexion amoureuse.
Et je lui demande si c'est en mêlant de la douleur à la haine qu'elle marquait ce trait.
- Oui. Et l'on peut aussi l'indiquer au moment où elle le reconnaît pour son agresseur nocturne. - Et peut-être aussi dans un peu d'indifférence pour Don Ottavio ?
- Oh ! je crois bien ! Ce pauvre Ottavio ! Il est toujours un peu niais. Je me rappelle que le célèbre ténor Bordogni, chantant avec moi, après le récit de ma lutte avec Don Juan, poussa un " Respiro ! " qui fit pouffer toute la salle.
Je lui dis que j'ai toujours trouvé ce mot ridicule et que dernièrement, en Allemagne, j'avais senti le danger au point de vue de l'effet sur une salle moderne.
- Comment cela se dit-il en allemand ? 
- Ach ! ich athme wieder !
Elle répète cette phrase avec un accent parfait en la soulignant d'une légère mimique.
En somme, elle ne croit pas que cette arrière-pensée de Hoffmann ait seulement traversé l'esprit de Mozart, mais elle pense qu'on peut en tirer parti pour ajouter à l'intérêt du rôle.
Nous parlons ensuite de différentes chanteuses de Delna, de Raunay (à propos de qui elle me dit des choses justes sur la façon d'interpréter le Songe d' Iphigénie en Tauride, que les chanteurs déclament avec tristesse, avec solennité au lieu de le revivre en pensée et du bout des lèvres), de Cesbron, qui est allée la voir et qu'elle a trouvée intéressante; elle croit à son avenir, " si elle ne donne pas dans le chevrotement. "
On sent chez elle une grande mémoire : les innombrables choses qu'elle a vues et vécues apparaissent intactes dans son souvenir.
Je ne puis relater en détail toute la conversation. Mais sur Maurel (2)... " Est-il très intelligent ?... " Sur Faure (3) : "C'était ma bête noire, je l'avais pris à tic : un jour nous chantions la Favorite à l'Opéra -- cette horrible Favorite que je détestais ! - Pendant que nous étions assis et qu'on évoluait devant nous, il se mit à jouer machinalement avec mon voile, à le tortiller autour de son doigt; puis il me dit tout à coup : " Parions que je crache sur votre voile ? " Je lui réponds : " Mais je vous en crois tout à fait capable ! " Et nous ne nous sommes plus parlé pendant quarante ans. Ce n'est qu'il y a trois ans, à je ne sais quel concert, que j'entendis une voix qui disait : " Bonjour, ma chère Léonore. " Et nous nous sommes réconciliés. " Elle ne l'a jamais aimé dans Don Juan. Ainsi que je me le figurais bien, " il y était froid, ordonné, n'avait pas la fantaisie, la canaillerie élégante qu'il faut. " Mme Viardot se rappelle son père dans ce rôle et n'y a jamais vu personne qu'on pût lui comparer.
Elle se rappelle très peu, très peu de chose de sa sœur. " Malheureusement ! dit-elle avec un soupir : mais on m'a souvent dit que ma voix rappelait la sienne. " Cela, je l'avoue, m'étonne un peu : car on a vanté la merveilleuse qualité de la voix de la Malibran - tandis que celle de Mme Viardot n'a jamais passé pour particulièrement belle. Et, autre surprise, elle m'apprend que la voix de la Malibran était plus basse que la sienne, qui allait facilement au ré, alors que sa sœur " peinait un peu là-haut ". Ce petit débinage m'amuse... Mais non, je plaisante : le ton était au contraire sérieux, pieux. Elle me dit que la Malibran avait des difficultés avec le la et le si du médium. Mme Viardot se la rappelle encore étudiant ces deux notes obstinément et s'écriant : " Malditas notas ! "
Je me lève : elle aussi. Avec des mots très aimables, elle m'invite à revenir souvent. Je ne sais comment je lui parle d'Orphée qu'elle a " revu et reconstitué " jadis : " Mais, je n'ai rien fait, dit-elle, qui ne fût absolument approuvé par Berlioz et Saint-Saëns. Ainsi cette fameuse cadence qu'on m'a fait l'honneur de me reprocher et que je faisais dans le grand air de bravoure, a été décidée par nous trois ! " Elle va au piano : sans s'asseoir, penchée, elle me joue le point d'orgue lentement, s'arrêtant pour m'expliquer la part de collaboration de chacun. La première partie (de Berlioz) est bien ; la seconde (de Saint-Saëns) est un peu toc ; le petit trait écrit par la chanteuse est trop " chanteur " ; et la dernière partie, de Berlioz, pourrait être aussi bien du concierge. Mais cela n'a pas d'importance, vu ce que Mme Viardot m'apprend : Glück, à n'en pas douter, supportait - et pas seulement dans des morceaux vocaux comme celui-là, mais partout, - des agréments ajoutés. Et elle me joue, toujours debout, une affreuse ornementation rococo de J'ai perdu mon Eurydice. " Mon frère avait trouvé cette version ridicule dans une copie manuscrite du temps de Glück ; elle venait de la bibliothèque d'un des plus célèbres chanteurs de Chapelle Sixtine du théâtre. " Cet euphémisme qu'elle emploie la fait d'abord sourire puis rire franchement.


Registre vocal de Mme Viardot :

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Janvier. - Temps froid, humide, mortel. Séville, Grenade, où êtes-vous ? Et surtout que sont devenus mes projets de Suite d'orchestre sur l'Espagne ? Ils sont allés rejoindre les roses qui fleurissaient au Généralife quand j'y étais. Je ne le regrette pas. Ces " impressions d'Espagne " que j'imaginais si particulières auraient sans doute ressemblé à toutes les autres impressions ou évocations de l'Espagne tentées jusqu'ici et à toutes celles qu'on tentera. Ce que je leur voulais de particulier, c'était qu'elles ne fussent pas " espagnoles " au sens habituel du mot... J'aurais voulu exprimer les émotions éprouvées et non reproduire les spectacles qui les avaient suggérées comme le font sempiternellement les musiciens qui ont eu ou prétendent avoir eu des " impressions " en Espagne et qui croient les traduire en composant ou en arrangeant des chansons et des danses genre Peteneras, etc... Il semblerait vraiment qu'on ne puisse parler de l'Espagne sans se déhancher en s'accompagnant avec des castagnettes.

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J'ai parfois l'air de connaître beaucoup de musique et, au fond, j'en connais très peu. La liste de ce que je connais serait vite faite et je n'en finirais pas s'il me fallait énumérer tout ce qui me reste à connaître pour arriver seulement à la cheville du plus médiocre des musicologues. Et je n'étais pas étonné l'autre jour en entendant Marcel (4) dire qu'il connaissait très peu de chose en littérature. C'est qu'on devine beaucoup de l'Art auquel on appartient vraiment. Certains poètes parlent assez bien musique; mais j'ai rarement entendu un musicien parler poésie sans dire des bêtises.

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Je ne puis me soustraire au charme de certaines fins de phrases de Gounod, espérées et inattendues comme le roucoulement dës vagues légères qui se brisent sur la plage, toujours les mêmes et toujours neuves et se renouvelant sans cesse dans leur propre fraîcheur.
Il m'est impossible de mettre de l'ordre dans mes admirations. Je n'arrive même pas à faire une liste de mes prédilections en musique, en peinture, en poésie; je ne puis jamais m'arrêter définitivement sur aucun nom : il s'en présente toujours un autre qui me fait hésiter.

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Grands rapports entre Anatole France et Saint-Saëns ; même nature de styliste, même savoir dissimulé, même application habile et heureuse des principes établis, même goût, même grâce discrète, même confiance en soi, en sa plume, même facilité fondée sur la possession complète et pour ainsi dire innée de la technique.

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Triste et déprimé, pour bien des raisons, entre autres par la lassitude de ne pouvoir rien écrire sans difficulté, sans une foule d'indécisions, sans un doute et un mécontentement profonds. Si j'étais sûr que cela dût continuer, j'envisagerais peut-être autre chose que la composition.

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Hier, dîné chez la princesse Mathilde. La comtesse de V..., vieille dame d'intelligence limitée, regard pâle et bleu, cheveux blancs, anciennement belle. Elle est depuis mille ans l'Égérie de Charles Iriarte ; c'est convenu, c'est établi, on ne les invite jamais séparément, l'attitude d'Iriarte tend uniquement à éclairer sur cette situation les gens qui ne sont pas au courant et il ne recule pas, au besoin, devant la fausse gaffe. Il m'a parlé de Baudelaire et de Whistler (entre autres choses, Baudelaire arrivant un soir dans un cercle d'amis et, après avoir fermé la porte avec soin, disant mystérieusement : Messieurs, Whistler est dans nos murs !) ; mais on sent que parler de ces grands hommes n'est pour Iriarte qu'une occasion de parler encore de soi ; je l'ai trouvé pontifiant et satisfait. Le père Sauzey (5), vieillard plein de verve et d'amabilité, m'a parlé de musique d'une façon intéressante et de Chopin avec une admiration affectueuse. Un M. Kraft, " wagnérien enragé ", a chanté des duos de Campana et de Guercia avec Mme de V... ; je n'ai jamais rien entendu d'aussi mauvais. Il y avait encore le vieux comte Benedetti, devenu sourd, Mme de Galbois dont l'esprit, plus que jamais, flottait dans le néant, la nerveuse Rasponi, Marcel et moi. La conversation, pendant près d'une heure, a roulé sur le chant; ce qu'on a pu dire de niaiseries est inconcevable. La princesse, pourtant, était amusante avec ses indignations contre les chanteuses, " dont les veines du cou se gonflent ", contre " l'air endormi " que gardent dans la vie les abonnés du Conservatoire, etc... Elle émet des opinions d'une simplicité fruste avec une bonhomie bourrue.

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France disait cet après-midi en parlant d'Hérédia: " C'est un cheval emballé qui respecte les objets d'art. "
Le secret de la bonne musique (dans le sens technique du mot), c'est une sorte de glacis qui doit tout recouvrir et qui, par sa neutralité transparente, relève les parties peu colorées et atténue l'outrance des teintes trop violentes. Cela s'obtient par je ne sais quelle coulée de l'harmonie qui ne s'apprend pas et dont on a ou n'a point le sens mystérieux.

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Ludovic Halévy disait naïvement à quelqu'un qui lui demandait s'il s'écoulait toujours le même temps entre l'élection d'un académicien et sa réception : " Oh ! non, c'est très variable; ceux qui n'ont pas l'habitude d'écrire mettent bien plus longtemps à faire leur discours. "

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Entretiens de Gœthe et d'Eckermann. - Le commencement, le portrait physique de Gœthe, la description de sa maison m'ont passionne; mais ce qui se dit dans la plupart de ces conversations... Il est impossible que Gœthe fût ce vieux radoteur répétant que " la langue française est nécessaire dans la vie parce qu'elle facilite les voyages, étant la plus répandue "; se pâmant de rire sur une erreur de prononciation qui fait dire à un acteur au lieu de " oh ! finis ", " oh ! canard " (ente au lieu de ende). Il a constamment, à travers Eckermann, l'air d'une vieille dame placide qui n'a jamais souffert, contente de tout, indulgente et bien élevée. Cela n'est pas possible et certainement ce pauvre Eckermann a tout dénaturé. Il n'a pas compris grand'chose à ce qu'il a entendu, n'a saisi que la partie facile des propos et des pensées, ou bien encore, toujours bouche bée devant son grand homme, il a tout raconté, tenant pour des oracles les remarques les plus quelconques. Un homme plus intelligent aurait, du moins, relevé ces banalités par des détails extérieurs qui leur eussent donné de la vie et. alors ces phrases négligeables de Gœthe seraient apparues comme des détails de l'ensemble, sans prépondérance, mais contribuant à l'effet général du portrait. Quand nous apprenons que Gœthe a dit à Eckermann en souriant finement et en lui tapant légèrement sur l'épaule : " Il faut beaucoup de patience pour former des acteurs, " nous regrettons qu'il n'ait pas plutôt dit autre chose, mais nous nous étonnons surtout qu'Eckermann ait pris pour un apophtegme cette simple constatation. De là vient la fadeur générale du livre, rompue heureusement çà et là par des passages fort beaux. Mais je trouve que, même lorsqu'on raconte des choses absolument vraies, il faut s'y prendre un peu en auteur dramatique et bien éclairer son personnage.

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Au Musée de Cluny, tout seul, je n'ai voulu voir que peu de choses. Adorables statuettes de Clodion. Tons distingués des faïences de Sinceny, l'éclat discret du Rouen avec moins de bleu; faïences de Lille, que je n'aime guère, d'Autrey, que je n'aime pas malgré leur belle rougeur. Le vase réticulé de Munden qui est dans la même vitrine est parfait et la rose du haut, souple et brillante, termine merveilleusement ce chef-d'œuvre. Palissy, qui d'abord m'avait ennuyé, m'emballe maintenant; on sent un génie nouveau. Ses imitateurs ont su mieux soigner le détail, mais ses œuvres inégales et rudes portent en elles une vie fiévreuse. J'ai longuement admiré une Vénus entourée d'amours, formant un plat creux. Il y en a deux exemplaires, le petit est plus délicat de modelé et d'intentions avec ses draps blancs et sombres, son oreiller vert, ses architectures d'un rouge triste et, dans le fond, une arche presque bleue se détachant sur un ciel lointain. Très beau aussi le no 3113 ; encadrement de la Décollation de saint Jean-Baptiste, coloration irrégulière d'un effet sinistre. Autre encadrement : celui du Sacrifice d'Abraham, ravissant, blanc et gris.
N° 3145, la Gloire de Jésus-Christ, composition presque sublime. La coupe avec couvercle qui est au milieu ravit par la finesse du dessin et des teintes; on dirait de l'art étrusque pratiqué par un Italien. J'aime énormément la petite lampe représentant deux amants enlacés. Après avoir fait le tour de la salle, je me suis retrouvé devant cette opulente vitrine et il m'a semblé que mon œil devenait soudain plus large et plus profond.

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Je suis allé ce matin au Conservatoire entendre Saint-Saëns répéter le concerto en ré mineur de Mozart. Il le joue sans mettre jamais la pédale, avec une sonorité moyenne, sans un seul effet. De temps en temps, tout au plus, un petit semblant de rubato dans le motif chantant. Grande égalité, souplesse dans l'agilité; c'est l'école stricte et en somme un peu sèche de Stamaty, de Czerny. Il y avait quelque chose de touchant à voir ce maître jouant avec une si pieuse application ce concertino charmant mais enfantin.

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Les mains sont-elles prédestinées ou bien se transforment-elles selon les goûts et les occupations des gens ? Les coiffeurs de dames ont des mains flexibles et doucereuses. Dans l'antichambre, il y a cinq minutes, j'en ai vu un dont la personne tout entière faisait penser à une ondulation de cheveux. Les collectionneurs aussi ont des mains spéciales, des ongles ronds, des doigts fins, un peu écrasés au bout. M. Groult (6), je le remarquais avec Marcel, l'autre soir, avec ce corps, cette tête, cette allure fruste, a des mains déliées, sensitives ; c'est comme un ennoblissement par l'objet d'art, par la manipulation continuelle de formes et de matières précieuses. Il n'est pas question des déformations résultant d'un travail particulier, mais de la physionomie imprimée aux mains par une préoccupation ou même, comme pour les coiffeurs, par un travail nonchalant.
Autre question : celle de certaines prédilections ou habitudes, etc... Pourquoi les peintres portent ils presque tous les ongles longs et un peu pointus ? Ce n'est pas là une condition essentielle pour peindre comme c'en est une pour les pianistes de les porter courts, etc...

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Une admiration pieuse s'élève soudain autour des mélodies d'Henri Duparc, rééditées chez Baudoux. On y découvre mille beautés, une sève puissante, un goût littéraire parfait, une habileté magistrale; ce sont de complets chefs-d'œuvre. Tant mieux pour l'auteur, qui est un artiste digne, modeste et malheureux. Mais il faut bien le dire, ces mélodies sont loin de mériter une pareille gloire. Sur l'Invitation au voyage, il a écrit une musique vaporeuse et poétique, mais les vers sont massacrés. Pour commencer, " Mon enfant, ma sœur, " a l'air, comme le dit très justement Marcel, d'un pléonasme. Tout le reste de la ligne vocale est sans relief. " Là, tout n'est qu'Ordre et Beauté " est traité comme s'il y avait : " C'est une ville propre et où l'on peut vivre à bon marché ", " Vois sur ces canaux, etc. ", est une répétition de " Mon enfant, ma sœur ". Partout la déclamation est trop lente, beaucoup trop lente, sans mouvement. Les harmonies de l'accompagnement colorent un peu cette monotonie et à la fin du second couplet il y a une formule pianistique " trouvée ". La strophe des " meubles luisants ", etc., a été supprimée, ce qui ne dénote pas un goût littéraire très fin.
La Sérénade florentine n'a rien de florentin et n'est pas une sérénade. La Vague et la Cloche est une tumultueuse et lourde divagation ; la fin en est assez belle. Le Manoir de Rosemonde (dont je ne comprends pas les paroles) est banal de forme et d'intention. Quant à Extase, il m'est difficile d'en parler, ayant moi-même compris et traité ces vers tout autrement. Testament est inécoutable, Lamento est vraiment très bien, d'une mélancolie prenante, avec des harmonies curieuses; mais quelle morne prosodie ! Phidylé est de beaucoup le meilleur morceau du recueil (malgré la fin, qui me paraît manquée), et contient des passages d'une grande beauté.
Évidemment, toutes ces mélodies sont bien écrites, sans négligence, avec un soin et un sérieux incontestables; mais il y manque précisément. ce que les gens veulent y trouver : la parfaite intelligence des vers, le respect des mots, un magnétisme communicatif.

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Je voudrais réussir une certaine mélodie et n'ose m'y mettre parce que je ne suis pas content de mon premier projet. Il n'y faudrait que du sentiment, quelque chose de très simple, mais où l'on sente abondamment la confiance, l'énergie, l'amour, l'espoir.
Reçu deux cadeaux : de Mme Suzanne Letellier, deux chats merveilleux; de La Gandara un foulard longtemps porté par Verlaine.

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L'idée m'était venue d'écrire une très longue série de mélodies, sur Sagesse. Le livre y aurait en somme été contenu tout entier. C'eût été, avec la Suite sur l'Espagne, mon travail de l'année. Mais cette Suite, l'écrirai-je décidément ? Je crains qu'il se soit écoulé trop de temps déjà depuis mon séjour et qu'il me faille " truquer ", absorber du chocolat à la cannelle, de la morue à la biscayenne, etc. Hélas, où retrouverai-je le parfum léger des roses du Généralife, la tristesse du soleil ? Cordoue et Séville sont plus faciles à évoquer, mais Grenade !

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Le plaisir que donne l'amour ne vaut vraiment pas le bonheur qu'il détruit.

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Dîner hier suivi de soirée chez Mme de Brantes. C'est curieux, les gens du monde semblent ne pas considérer le silence et l'attention pendant la musique comme faisant partie du code de ces " bonnes façons " auxquelles ils attachent. avec raison tant d'importance. Et puis, quelle foule ! Comment s'étonner de la bousculade des soirées données par les gens qui ne sont pas " du monde " si dans une maison comme celle-là on se marche ainsi sur les pieds ; et puis, encore, que de lacunes ! Des fenêtres grandes ouvertes permettant d'entendre, pendant qu'on fait de la musique, tous les bruits de la rue, des portes à travers lesquelles on voit passer et repasser des gens qui causent entre eux, les chaises mal disposées, des glaces qui envoient des lumières dans l'œil de l'exécutant... Mais surtout dans l'assistance, quelle somme de nullité ! Mme Szarvady (7), effrayante, l'air d'un monstre de la mer, avec des lunettes bleues et drapée dans des châles, a exécuté finement une mazurka de Chopin.

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26 novembre. - Dîné chez Mme E... avec Augusta Holmès, Detaille, etc., etc. Dubufe me dit que derrière la toile de Fragonard de la salle Lacaze représentant la Jeune Femme en robe jaune et en collerette, sont écrits, de la main du peintre, ces mots surprenants : " Fait en une heure et demie. "

 

 

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Au Louvre avec Marcel. Pastels de Chardin et de La Tour. Le portrait de Chardin au foulard est hallucinant; cet œil droit, fatigué, bouffi, cet œil qui a tout vu, qui sait tout voir; ton du foulard : finesse exquise. La Tour moins profond et plus séduisant. Tous ses portraits, quels qu'ils soient, font penser aux encyclopédistes ; un amalgame de Rousseau, de d'Alembert, de Voltaire et de Diderot forme le fond de ses visages.
A.6 heures je suis allé voir Saint-Saëns. Il demeure au coin du faubourg et de la rue du Cirque; j'y avais déposé à une heure mes Préludes à quatre mains.
Je l'ai rencontré en bas et nous sommes montés ensemble. Il sonne, on ouvre; les fenêtres sont grandes ouvertes, il n'y a pas de feu au salon, une lampe qui avait fumé empeste toute la maison. Je vois que je suis mal tombé...
D'une voix terrible et plus nasillarde que tous les buccins, il crie en roulant les R et en zézayant :
- Comment, Gabriel, je rentre en nage et je trouve un salon sans feu, les fenêtres ouvertes...
- Mais monsieur, une lampe avait, fumé...
- Comment laissez-vous fumer les lampes ?
- Je vais faire du feu au salon, Monsieur.
- Il n'est plus temps maintenant.
- Monsieur. ce sera vite fait; d'ailleurs il y a du feu dans la salle à manger.
- Mais la salle à. manger, ce n'est pas le salon !
- C'est l'humidité qui a fait fumer la lampe, Monsieur.
- Allons donc ! Vous saviez que j'allais rentrer. Comment n'avez-vous pas fait de feu ? Mais c'est épouvantable !
Le voyant agacé de recevoir une visite dans ces conditions et ne sachant trop que dire, je hasarde :
- Les domestiques sont souvent si négligents...
- C'est qu'il n'est pas du tout négligent, me répond Saint-Saëns avec fureur, ça n'arrive jamais... Enfin, asseyez-vous, n'importe où, puisque nous sommes obligés de rester ici.
Et il commence à parler longuement des lampes qui, dit-il, " nous jouent toutes le même tour ". des avantages de l'électricité, etc... Tout en parlant, il fait des efforts inefficaces pour retourner un fourreau de parapluie. Enfin, un peu calmé, il dit : " Voyons ce que vous m'avez apporté. " Je lui présente les Préludes, il assujettit son lorgnon, les parcourt rapidement : " Je crois que c'est de ma force au piano !" D'ailleurs il les avait reçus et lus déjà. A ce moment on sonne, Saint-Saëns fait un bond : " Fermez cette porte ! " Le domestique annonce Mme de Villiers. " Je ne peux pas ne pas y aller, " dit Saint-Saëns. Je me lève, il me reconduit, souriant et soudain très aimable et je lui fais promettre de signer ma partition d'Ascanio. " Revenez cette semaine, car je vais bientôt partir. A Paris, on grrrelotte, on grrrelotte !"

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Ce soir, dîner chez Alphonse Daudet ; Goncourt, par moments très comique, les Nion, Léon qui revient d'Espagne, Lucien à une table à part, car nous sommes treize, Dorchain, bavard et zozotant, avec sa brune épouse, moustachue et poétique. La conversation roule sur les poncifs du théâtre, sur Dumas. Chacun dit des choses plus ou moins justes. Daudet charmant, plein de gaieté, l'œil profond, voilé, s'éveillant tout à coup dans une sorte de curiosité très jeune. On parle des asiles d'aliénés. Mme Daudet déclare qu'elle a toujours eu envie d'eu visiter un. " Mais, Julia, c'est absurde, répond Daudet, c'est toujours la même chose : des gens qui se croient Jésus-Christ, des vieilles femmes qui jouent à la poupée ou qui traînent en laisse des paquets de chiffons en leur parlant comme à des chiens; il y en a toujours une qui se croit la reine Victoria... " - " Et une, dit Goncourt, qui se croit Paul et Virginie ! "
Après le dîner arrivent plusieurs personnes. Sur le canapé, Goncourt me parle longuement de peinture. " Carrière, c'est un Vélasquez crépusculaire. " Je lui raconte ma visite au Louvre, le questionne sur les pastellistes. Il admire surtout Perronneau, le place très au-dessus des deux autres et le considère comme le père de l'école anglaise, " bien que personne ne s'en soit jamais aperçu ", ajoute-t-il avec un petit ricanement. Il n'a aucune envie de voyager, de voir des pays. Je lui parle d'Anatole France et de Mme Arman et lui demande la permission de les mener chez lui; il me l'accorde tout de suite et m'explique deux griefs, compréhensibles d'ailleurs, qu'il a contre France. Enfin, il a été particulièrement aimable ce soir.
Ensuite musique, puis retour au fumoir où Daudet me parle gentiment de mille choses, de la guerre, de la langue française, des courses de taureaux, des Souvenirs de Mme de Gasparin. " Je vous les prêterai. " Il est délicieux.

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Je suis allé voir Saint-Saëns et suis resté prés d'une heure avec lui. Nous avons causé ou plutôt il a parlé d'une quantité de choses et même de musique. Il était très gai et il a ri pendant dix minutes (et pourquoi, grands dieux !) en pensant à un monsieur qui avait fait un livre sur le symbolisme de l'architecture religieuse et qui attachait une signification profonde à la corde dont on se sert pour tirer les cloches. Il trouve ridicule la Femme de Claude, semble apprécier Haensel et Gretel, se plaint qu'il se rouille comme pianiste et comme organiste (il joue dimanche au Conservatoire), il s'étend surtout sur la vie tranquille et solitaire qu'il souhaite plus que tout. Vivre seul près d'Alger avec des poules et des chiens, cultiver les légumes, lire, écrire de temps en temps quelques notes, écarter tous les soucis. " Mais c'est impossible, la carrière musicale vous tient comme une maîtrrresse, on ne peut s'en arrracher, etc. " Il a été très gentil, presque affectueux. Nous sommes descendus ensemble et nous sommes quittés très bons amis. Ce n'est pas trop tôt !

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Je suis retourné au Musée de Cluny voir des faïences. La porcelaine de Sceaux ressemble à celle de Saxe mais avec des rouges dont le Saxe est privé; la chair en est d'ailleurs quelque peu anémique. J'aime mieux le Niederviller avec ses très jolis assemblages de fleurs, si vivantes, si grassement végétales. Les rouges y figurent un peu comme dans les faïences d'Aprey, en relief, en bosse, tandis que dans le Sceaux ils se montrent tantôt à plat, mêlés au reste, tantôt complètement séparés. J'aime le Strasbourg avec ses fleurs d'un dessin si élégant et si précis. Le Marseille, d'un goût moins sûr mais plein d'éclat et de gaieté. L'idée des pièces d'Alcora est antipathique et bête, mais il y en a deux d'un ton jaune bien espagnol et très beau. Le Moustiers est du Lille moins franc et plus distingué dans sa pâleur.

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Je suis sous l'impression que m'a causée la Vie de Pascal par Mme Périer et par une ou` deux Pensées qui font l'effet d'un rayon de soleil pénétrant dans une chambre obscure..

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Dîner chez Frantz Jourdain. Séverine, Rodenbach, très sentencieux, sa femme, la rousse Hollandaise, parlant le français avec un accent presque espagnol. Mallarmé qui, " tout de même " comme dirait France, est un peu acteur (mais exquis). Léon Daudet, Lucien. Après dîner arrivent une foule de petits jeunes gens très laids et très graves, amis de Francis Jourdain, parmi lesquels un admirateur passionné de Mallarmé. Ce dernier prend une pose hiératique (8) pendant que je chante "Les chères mains" ; il se tient debout au milieu du salon, les bras croisés, les yeux mi-clos. Puis il vient à moi et m'adresse des éloges sur " l'accompagnement " de cette mélodie. En me disant au revoir il me fait une moue mystérieuse que je suppose d'approbation. Mais je sens que j'ai fort mal chanté ce soir, gêné par tous ces adolescents sévères.

Séverine Frantz Jourdain Georges Rodencbach
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Je monte chez Saint-Saëns m'informer du jour de son départ. On me dit d'abord qu'il n'est pas là; mais en entendant mon nom, Saint-Saëns sort de la salle à manger où il dîne avec son cousin Letellier, me fait entrer et, devant quatre ou cinq malles ouvertes, m'apprend qu'il part dans dix minutes. Durand arrive et Saint-Saëns lui donne une commission pour Héglon (j'ai cru comprendre qu'elle avait demandé les palmes académiques !). Puis il m'accompagne jusqu'à la porte, très aimable, m'assurant qu'il a été content de me voir, et m'encourageant à travailler.

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Il faut être libre, rien n'est bon que le travail, quelque peine qu'il donne. Aimer fort peu, se rendre utile si l'on peut, se résigner à la tristesse, qui devient fatalement le pain quotidien de tout être intelligent et, enfin, " regarder plus haut pour ne pas s'impatienter, " comme dit Mme de Sévigné.

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J'ai passé cet après-midi quelques instants au Louvre dans les salles de sculpture moderne. Puget le Milon, Androclès. Certaines œuvres réalistes et tumultueuses laissent totalement d'émouvoir, tandis que d'autres, plus impassibles, trouvent par des voies mystérieuses le chemin du cœur. Mais à un certain point de vue artistique, ces œuvres sont fort belles. Le mouvement du lion est admirable, ce mouvement de spirale, félin, terrible !

 

 

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...Encore une année passée et fertile en agitations. Comme elle a passé vite ! J'en suis épouvanté. " Marche, marche " vers le bonheur ou les catastrophes, sans un moment de repos.
Mot admirable de Turenne, partant pour sa dernière campagne, à son confesseur : " Si je ne savais ma présence nécessaire durant cette guerre, j'aimerais rester chez moi, car je ne suis plus jeune et je voudrais mettre un peu de temps entre ma vie et ma mort. "

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Un homme qui aujourd'hui écrirait comme Scarron serait aussitôt déclaré grand artiste par les vrais connaisseurs.
Mme Scarron, quand elle élevait chez elle en secret les enfants de la Montespan, se faisait saigner quand elle allait dans le monde, " afin de ne pas rougir " si l'on essayait de pénétrer le mystère.

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Ce morceau est mieux que je ne pensais et, en somme, ne rend pas mal ce que je voulais. Il est d'un vague assez réussi et l'on y distingue pourtant des contours et des mouvements. Ce que je craignais de ne pouvoir obtenir, je crois l'avoir parfois obtenu : une coulée de sonorités.

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Si Rameau avait vécu cent ans plus tard, il se fût appelé Berlioz. Mais il eût été un Berlioz plus noble; car ce qui manque à Berlioz, c'est la vraie noblesse. Noblesse de geste, noblesse de forme. Il est paysan du Danube, voilà pourquoi il est parfois si antipathique.

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Visite au Louvre aujourd'hui. Salle Coysevox. Contemplé avec admiration le buste de Richelieu et celui de Mazarin, œuvres de sculpteurs ignorés. Mais pourquoi le premier ne serait-il pas de Coysevox ? C'est un chef-d'œuvre fascinant. Quel contraste entre les deux hommes. Chez Richelieu, tout est noblesse, hauteur, finesse de race, chez l'autre, tout serait ordinaire sans le regard. Les yeux de Richelieu sont froids, insoutenables; ceux de Mazarin bien beaux aussi d'une autre manière : la volonté y est surtout de l'obstination; sont-ils suppliants ou seulement sérieux ? On y voit une sorte d'hypocrisie franche. Le pli des sourcils est là, qui indique la détermination de vaincre, mais, de crainte qu'ils soient trop significatifs, la figure prend un air d'implorer ou de souffrir. Il y a aussi un petit pli entre les sourcils de Richelieu, mais ce n'est qu'un accent circonflexe ou plutôt une ponctuation définitive. Son nez noble et pincé, sa bouche dédaigneuse, aux moustaches retroussées, son menton sensitif en disent long. Mazarin aurait tant voulu ressembler à l'autre ! C'était impossible; ses cheveux, sa moustache et sa barbe n'ont pu prendre le pli de ceux du modèle. Dans le buste de Richelieu, la poitrine, les épaules, la robe sont étonnantes. On sent sous cette robe riche et de haut goût un corps débile malgré son allure royale. On imagine ces épaules tombantes s'inclinant devant Anne d'Autriche...
Il faut remarquer dans le buste de Richelieu l'élégance avec laquelle il porte la robe. N'importe quel vêtement aurait du chic sur ce corps-là. Le col paraît exhausser encore la tête (Mazarin a la tête dans les épaules) ; ce col est demi-empesé; le premier bouton de la robe est d'un détail intéressant, ainsi que les deux autres dont l'un est mal boutonné.

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Le fameux sourire sarcastique de Voltaire ne tient-il pas simplement à l'absence des dents du haut ? Il le serait peut-être un peu tout de même avec des dents. Ironique, oui, railleur et très fin, mais " hideux " vraiment non. Cachez la bouche et voyez seulement les yeux, il sourit avec triomphe; ce sont des yeux curieux et satisfaits. La bouche s'étant démantelée, elle est devenue souriante aussi. Si les yeux eussent été " bons ", dans cette expression de joie un peu diabolique on n'aurait pas trouvé que la bouche était moqueuse. Il y a malentendu.
Cette supposition d'ailleurs est peut-être tout à fait fausse.

 

 

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Hier, enterrement de Verlaine (18). Tout a été très bien et même assez imposant. J'avais envoyé à Montesquiou de l'argent pour qu'il l'employât à payer certains frais d'enterrement. Mais on n'en a pas eu besoin, et il me l'a renvoyé avec un mot qui m'a déplu. J'ai immédiatement répondu avec acidité. Ah ! si nous pouvions être brouillés !

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Il s'est passé aujourd'hui à la Gaîté une chose étrange. La Patti y a joué une pantomime de Georges Boyer, entourée de Taillade, de Mme Simon-Girard, de Paul Mounet, de Sibyl Sanderson et d'Albert Lambert...
Ce devait être bien charmant ! !

Adelina Patti Paul-Félix Taillade Juliette Simon-Girard Paul Mounet Sibyl Sanderson Albert Lambert
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Hier, petite promenade au Louvre; sculpture moderne. Houdon est physionomiste, Pigalle anatomiste. Son buste de Guérin, chirurgien-major des armées du roi, est caractéristique. Dans cette œuvre, le nerf, la solidité, l'élan, l'esprit, tout cela est basé sur la science de l'être anatomique.
Parmi les bustes de Houdon, j'ai surtout admiré celui de l'abbé Aubert. Le Diderot est aussi bien beau. Tout l'homme est là.
Dans la salle Chaudet, je m'ennuie en face de ces imitations insipides de l'antique. Seuls, un ou deux bustes de Dumont, de Roland, me retiennent. Dans le Caton d'Utique, Rude a remué, tourmenté de sa main vigoureuse l'ouvrage gnan-gnan de Roman. Les Canova me laissent froid. - J'aime bien dans Nisus et Euryale de Roman, le corps couché; -- il est même très beau.

Caton d'Utique par Roman et Rude
Nisus et Euryale de Jean-Baptiste Roman


Salle Rude.à part les Rude, les Carpeaux, les Barye, rien ne m'a intéressé. Ce sont des dessus-de-pendule.
- Rude, je l'admire, il m'impose, mais je n'aime pas cet art-là, ces antiques en costume moderne. Quant au Napoléon, hum ! Le bas est plus beau que le reste, ce chaos de nations, d'aigles, de trophées... Je n'aime pas le Pêcheur napolitain. Le Christ est beau, oui, peut-être...

François Rude
Napoléon Pêcheur napolitain Le baptème du Christ


Carpeaux, enivrant -- surtout dans les bustes de femmes. La Danse, quel tournoiement, quelle folie ! J'entends retentir et pétiller le tambour de basque. Le jeune homme qui le tient est un prodige de légèreté, d'allégresse; comme il les entraîne, comme il les excite de la voix, du geste et du rire ! Les figures dansantes impriment à tout le groupe une incroyable vie rotative; un feu divin les anime; entraînées par leur tourbillon, elles vont franchir les espaces, monter, planer, toujours tournant, gracieux derviches païens.

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Les sculpteurs du dix-septième siècle donnent à leurs bustes de grands hommes, par une manipulation négligente, un non-fini majestueux, quelque chose de surhumain. Ceux du siècle suivant, au contraire, influencés par un courant d'idées qui va changer la face du monde, considèrent leurs modèles comme des sujets, se plaisent à montrer les grands hommes " représentativement ", tels qu'ils sont dans la misère de leur corps.
C'est d'ailleurs la différence entre Clouet ou Vélasquez, et les autres peintres officiels, qui montrent. les souverains dans leur majesté royale, mensongèrement présentés, tels qu'ils devront être " postérisés ", ils défigurent d'avance, ils anticipent sur le temps : insigne flatterie.
Clouet, Vélasquez, au contraire, sont des historiens physiologistes.

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Je suis allé chez Durand-Ruel où Marcel m'avait signalé des Monet ; ils m'ont ravi - deux surtout : un jardin en été, peuplé de hauts tournesols dans des vases bleus, avec quelques marches au fond, sur lesquelles deux enfants sont debout. Le tout imbibé de soleil.
L'autre est un paysage d'eau, une petite rivière entre deux bords fleuris, sur laquelle passe une légère barque - les arbres, l'eau, la rive, le ciel, les figures, tout se mêle, tout se confond dans un suprême " dolcissimo ".
Il y a aussi la Grenouillère, un Monet plus ancien, qui est presque du Manet, moins beau mais extraordinaire d'humidité clapotante.

Jardin de l'artiste à Vétheuil (1880) La Grenouillère (1869)

Je passe Renoir que je n'aime guère. Je trouve ses chairs faussement Rubens, par trop sanguines, de peau courte. La couperose menace tous ces gens-là.
De Manet il y a plusieurs tableaux que je n'aime pas tous également. D'abord le charmant groupe du monsieur et de la dame assis sous des palmiers, en chapeau et robe d'été, le tout très harmonieux, d'une coloration délicate, un peu sombre, d'une grande distinction. La robe, comme me le fait remarquer Mallarmé que je rencontre là, a juste ce qu'il faut de gentillesse, de modernité parisienne pour être encore absolument de l'art, pour s'arrêter au bord du commun ; elle est grise, à plis, l'exécution en est parfaite. Les yeux, la figure sont frais, charmants, vivants (peut-être les yeux sont-ils un peu fixes, un peu posés), le monsieur - un peu balayé - est intéressant aussi, la main qui tient le cigare, bien que défectueuse, attire et retient le regard ; - et je disais à Mallarmé, qui a vu peindre ce tableau et qui est allé avec Manet acheter près de la Bastille le banc bleu où est assise la dame - que les palmiers et les autres plantes formant le fond de ce discret dialogue, semblaient avoir la couleur qu'il fallait pour se bien adapter à la robe, au banc, au chapeau et à tout. Merveilleuse douceur de tous ces tons agglomérés qui contiennent tant de tons différents. Mais malgré tant de qualités admirables, je suis gêné par quelque chose. Est-ce la sécheresse de trituration, le dédain de certaines besognes obscures et nécessaires ? Est-ce simplement de la maladresse dans le dessin ou dans la peinture, l'ignorance d'un procédé ou le mépris de l'effet aimable qui donne à toutes les œuvres de ce maître quelque chose de cartonneux, de sec ? Ces personnes sont-elles en bois ? Pourquoi aussi tant de vérité dans les choses insignifiantes et si peu dans les importantes ? Pourquoi, dans le grand tableau du déjeuner sur l'herbe, les bottines des hommes sont-elles si mal peintes, si raides, si noires ? Pourquoi le pain a-t-il un relief exagéré qui lui donne l'aspect d'un accessoire de théâtre ? (Ce même genre de relief si sec, si brutal, est dans toutes les toiles de Manet, sauf peut-être dans le groupe dont j'ai parlé.) Le paysage est délicieux.
Je n'aime ni ne comprends Nana. Est-ce du Grévin sans esprit ? Est-ce vraiment artistique ? Je ne crois pas. En tout cas, les bas de la femme, ses pieds, son corset, sa physionomie (si peu vraie) et la peinture du tout me paraissent discutables. Et. aussi certaines parties de l'ameublement.

Dans la serre (1879) Le déjeuner sur l'herbe (1863) Nana (1877)
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Au Louvre. Quel joli frontispice on ferait pour un livre funambulesque, avec ce jeune homme à collerette, du Baroche. C'est bien un Pierrot jeune et encore naïf, mais dont le regard interroge, cherche à savoir. C'est là une naïveté inquiète; on pressent tout ce que ce personnage prendra de perversité en vieillissant.
Baroche est d'ailleurs un artiste bien intéressant. Et c'est dans cette tête de vieillard, vue de profil, que je vois clairement la parenté qui existe entre Watteau et Rubens : Baroche les a mêlés ici l'un à l'autre. C'est presque un homme du dix-huitième; un contemporain de Watteau ; du moins Watteau a dû connaître ses œuvres et cette tête de jeune femme pourrait presque être de lui : le type italien mis à part (qui d'ailleurs est, bien un peu transformé par l'arrangement et par l'expression), tout y est : l'allure, le ton, la plantation des cheveux, un flou dans la coiffure qui pourrait être pris pour l'ébauche d'un bonnet ou d'une dentelle, tout fait penser aux dessins de Watteau.
Le Parmesan est le moins religieux des peintres religieux.

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Rencontré chez Mme Lemaire, Pozzi que je questionne sur certaines opérations et qui me fait très gentiment une petite conférence, me disant des choses qui, à la fois, me passionnent et me révulsent, me donnant des détails extrêmement précis, et qu'il décrit avec minutie et des gestes élégants de ses belles mains baguées... " Puis, quand tout a été enlevé, je referme la plaie, non pas en recousant la surface de la peau - ce qui laisse toujours un fin bourrelet rose - mais en piquant dans le corps de la peau, ce qui laisse, l'épiderme extérieur intact, lui permet de se remettre en place lui-même sans aucune trace de blessure... " Quand il m'expliquait la façon dont, à travers une incision minime, il introduisait les doigts " pour fouiller, discerner le bon et le mauvais, arracher, triturer ", et me disait : " Je ferme alors les yeux, y voyant mieux ainsi, " et me mimait la scène il prenait un aspect de magicien avec sa barbe et ses cheveux noirs et sa voix moelleuse aux R roulés...

 

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Manet est le seul peintre qui rappelle vraiment le langage familier de Baudelaire.

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Caricatures du Kladderadatsch. Il paraît que c'est très drôle. Nous, nous trouvons cela drôle par ce que nous y voyons de particulier dans un comique étranger.

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Il est à remarquer que Baudelaire feint d'ignorer la puissance d'un dernier vers. Le dernier vers de la plupart de ses poèmes pourrait en être le premier, - je ne parle pas du sens, mais du caractère. Voulu ou non, cela a quelque chose d'aristocratique. Cela vient un peu aussi de ce qu'il aime finir sur une rime féminine, ce qui empêche la sensation du définitif.

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J'ai passé quelques heures à lire des partitions de Grétry. La Caravane du Caire : il n'y a rien là dedans. Zémir et Azor, par-ci par-là, des traits heureux, et une merveille, la Lettre du père. L'Épreuve villageoise : qui sait si tous ces petits airs, devenus aujourd'hui si froids, n'étaient pas jadis brillants de couleur et de vie ! Le Huron est bien médiocre mais il y a deux ou trois airs réussis. Dans l'Amant jaloux il y a de la vérité, du mouvement et de l'intelligence. Jolie sérénade; la scène nocturne dans le jardin est pleine de choses excellentes. Le Tableau parlant sans ses perpétuelles et insupportables répétitions de phrases entières, ce petit ouvrage serait presque un chef-d'œuvre. Surprenante formule d'accompagnement dans l'air : " Tiens, ma reine " ; on ne peut mieux dépeindre un vieillard faisant des grâces. Quant à la Fausse magie et. malgré l'estime où l'auteur tenait le premier acte de cet ouvrage, c'est illisible. Les Deux Avares : le bon Grétry, dans sa naïve fatuité, s'imaginait avoir " creusé " le caractère des deux avares. Touchante illusion. Il y a dans cette partition quelques coins heureux, un trio, le duo en mi bémol des avares, certaine ariette et le chœur du gué. Mais celui des janissaires ne vaut rien et Grétry aurait pu éviter de risquer un refroidissement, comme il le raconte, pour l'écrire.
Il y a un monde décidément entre tous ces ouvrages et Richard. Certaines parties en demeurent. admirables. Dans les petits airs, duos, etc..., une grâce, un esprit, un piquant de la plus fine essence française ; la première partie de l'air de Blondel, magnifique; tout l'air de Richard, très beau, touchant. Quant à la Romance elle restera parmi les plus belles choses de la musique; l'effet en est irrésistible, tout y contribue, la pureté et. la noblesse de la mélodie, la tendresse pénétrante qui s'en dégage, la manière inconsciemment habile avec laquelle est ménagée l'alternance des deux voix et amené l'ensemble fulgurant. qui les unit, enfin, la reprise orchestrale qui en prolonge la résonance dans le cœur. Mais si l'on cherche à découvrir pourquoi tout cela est si émouvant, je crois que la raison eu est dans l'anonymat, pour ainsi dire, sous lequel se cache la débordante joie des deux personnages; ils se parlent sans se parler, ils se regardent sans se voir, ils ne communiquent que par un chant où il n'est nullement question du sentiment dont leur âme est. pleine, ils mettent dans ces paroles et dans ce chant, également étrangers à ce qu'ils éprouvent, tout ce qu'ils éprouvent. Cette simple romance amoureuse, ils la chargent de tout ce dont leur esprit et leur cœur regorgent, de tout ce qu'ils ont ressenti pendant de longues années de séparation et de douleur, jamais ils n'ont été plus unis qu'en cet instant précis où sans se voir, sans échanger aucun propos ils ne se sentent liés que par quelques notes d'un chant. L'exclamation : " C'est Blondel ! " déchaîne dans l'âme un torrent. d'émotion. Je ne crois pas qu'un être humain, quel qu'il soit, puisse demeurer insensible en cette seconde sublime.

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Élection d'Anatole France à l'Académie (19). Grande agitation avenue Hoche, où j'ai dîné. Charmes (9) avait, paraît-il, fomenté des complots. Bien entendu on n'a parlé que des événements de la journée - et avec quelle fébrilité, quelle âpreté ! Quand on pense qu'ils se croient sceptiques...
Je suis allé ensuite chez Daudet pour demander à Loti, qui s'y trouvait, un rendez-vous afin de lui chanter le troisième acte de l'lle du Rêve. Chanté des chansons bretonnes avec Daudet et. Loti, qui faisaient les chœurs.

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Donné une audition de l'lle du Rêve à Loti, qui paraissait ému.

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Dîné chez les Saint-Marceaux où j'ai été intéressé par Ary Renan. Mme de Saint-Marceaux a chanté la Bonne Chanson accompagnée par Fauré. Malgré la saveur de cette musique, cela me choque un peu de voir ainsi transformées les simples cantilènes du jeune Fiancé, si pur alors, si ingénument amoureux.

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6 heures du matin. - Enchantement de ce ciel d'aurore en plein hiver.
Je me suis levé très tôt pour travailler. Je voulais noter des traits de piano sans suite dont le dessin me hantait et que j'imagine soutenu par des accords pianissimo de quatuor ou des pizzicato. A utiliser dans un concerto.

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Après tout, Mazarin fut aussi un homme étonnant. Quand il fut près de mourir il fit au jeune roi l'aveu de son " immense fortune " (équivalant aujourd'hui à 100 millions) et lui dit comment il l'avait, en grande partie, acquise... Puis, en mourant, il la lui légua, comme au fils de son esprit. Mais Louis XIV, touché, la distribua aux membres de la famille de son " cher cardinal ".
Le docteur de Wecker a raconté ce soir à dîner des histoires horribles. Un homme se réveille la nuit et trouve que sa chambre est plus sombre que d'habitude; il prend à tâtons la boîte d'allumettes, en allume une, deux, trois, dix, qui " ne prennent pas " et qu'il jette successivement au hasard... Soudain il ressent une chaleur sinistre et comprend que les allumettes avaient mis le feu à son lit : il était devenu aveugle.
Autre histoire : les paysans du Tyrol ont l'effroyable habitude, quand ils se battent, de se faire sauter les yeux d'un coup de pouce particulier. L'un d'eux vient trouver l'archiduc Charles qui est oculiste, avec un œil qui lui pend sur la joue, il lui demande s'il pourra jamais revoir de cet œil-là. Sur la réponse négative du prince, il arrache complètement son œil et le jette à terre en s'écriant : " Alors, je n'ai que faire de cette cochonnerie. "

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X... a composé sur les Sanglots longs des violons une musique qui me redonne quelque espoir...
La musique est un art par trop difficile ! Et cependant la perfection seule est attrayante. C'est ce qui m'empêche de goûter des œuvres de jeunesse incomplètes. Si les jeunes musiciens étaient plus soigneux, avaient plus d'amour-propre, le niveau de la musique s'élèverait; je m'étonne de leur négligence ; ils croient qu'il suffit, dans la jeunesse, de laisser courir des idées; ils ignorent que la forme seule donne aux choses quelques chances de durer. Ils sont contents de peu parce qu'ils croient. que c'est beaucoup. Ils ne songent qu'à plaire maintenant. Hélas ! je n'écris pas une note sans me dire que des gens qui ne sont pas encore nés l'entendront et la jugeront; la pensée d'une négligence m'est insupportable. Aussi, la composition me devient de jour en jour plus pénible, écrire est un effort pour moi et je ne puis me laisser aller à une véritable joie quand je " trouve " quelque chose qui me plaît; l'arrière-pensée " Sais-tu bien si c'est définitif ? " me gâte tout le plaisir.

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Je copie cette phrase dans Mme de Motteville qui cependant n'écrit pas très bien d'ordinaire : " Personne n'eût douté qu'il fût brave... etc., mais outre ces grandes qualités si nécessaires aux grands rois, il savait mille choses auxquelles les esprits mélancoliques ont accoutumé de s'adonner, comme la musique et tous les arts mécaniques pour lesquels il avait une grande adresse et un talent particulier. " Dans un style aussi monochrome (malgré sa vivacité), cette simple nuance fait un effet charmant; et aussi les mots mélancoliques, s'adonner, musique, art mécanique (l'accouplement de ces derniers) sont là parfaitement à leur place et parfaitement imprévus.
En lisant dans Mme de Motteville ses griefs, ceux de la reine, ceux des autres dames contre Richelieu, on est frappé de la médiocrité d'esprit des femmes de cour, de la révolte inintelligente qu'elles opposent infailliblement aux volontés d'un homme supérieur.

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Il n'y a peut-être pas dans toute la musique une œuvre aussi caractéristique que la Perle du Brésil (10). En lisant ces pages invraisemblables, on se sent pousser des côtelettes, un toupet Louis-Philippe et l'on se dit qu'au comble de l'amour on s'écrierait : " Dans mon ivresse, Oui, je m'empresse, Auprès de vous. Instants bien doux. ". La platitude, l'imbécillité plastiques, le mauvais goût brillent sans mélange dans cet opéra, qui a l'air d'une charge, d'un pastiche ayant pour but de ridiculiser des poncifs.

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Exposition des œuvres de Berthe Morisot organisée par ses amis, parmi lesquels Mallarmé (20). Beaucoup d'artistes admiratifs, ravis... Je suis demeuré un peu froid. Je sais bien qu'il y a dans ces tableaux des qualités nombreuses, mais elles semblent ne pas former un ensemble. Ces toiles révèlent l'obsession de Manet, de Renoir, et, très souvent, de l'école anglaise. Ce sont des paysages d'été où rêvent des jeunes femmes, où jouent des enfants; des portraits ébauchés, d'une peinture brusque, rendant bien " l'atmosphère ". Mais il y aurait mille choses à dire, Mallarmé, sans doute, les a dites dans la préface qu'il a faite pour le catalogue; je n'y ai malheureusement rien compris. Mon impression personnelle : un talent des plus inégaux, avec prédilection pour les choses secondaires - beaucoup de réminiscences - du goût - nul amour du luxe, de l'élégance, mépris pour ce qui n'est pas " intérieur ", pour la beauté simplement plastique.

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Un beau style doit donner l'impression d'une personne marchant par un chemin bourbeux et caillouteux, d'une allure égale qui lui permet, sans presser ni ralentir le pas, de choisir les endroits où poser le pied.

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Que de mélanges chez Bussy-Rabutin ! On est tantôt furieux contre lui, tantôt on est agacé, tantôt on l'approuve et on l'aime presque. Ce qu'il y a de curieux, c'est que ces bizarreries de nature se montraient sous une forme régulière et polie.

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Il y a plusieurs manières d'avoir de l'habileté de " facture " ; le faire, chez dix musiciens également savants, est absolument différent. Ce qui prouve qu'on n'apprend pas le métier, qu'on ne fait que développer un don particulier. Une autre preuve de cela, c'est qu'il y a des compositeurs de génie, Berlioz par exemple, qui n'ont jamais pu écrire proprement, tout en possédant au plus haut point la facilité d'arrangement, de décoration, ou doués comme Reyer, qui savent à peine l'harmonie bien qu'ils l'aient apprise, et ignorent la signification du mot contrepoint. Saint-Saëns, au contraire, écrivait à dix-huit ans aussi purement, aussi aisément qu'aujourd'hui, et chez lui c'est l'inspiration qui s'est, développée avec l'âge (ainsi que chez Mozart).

 

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Hérédia racontait aujourd'hui comme exemple de l'inconcevable et dégoûtante rosserie de Jean Lorrain, l'histoire suivante : Lorrain vient un jour demander à Hérédia d'aller dîner chez Mme de Poilly. Hérédia lui répond, en plaisantant : " Je ne veux pas aller chez Mme de Poilly parce qu'elle a, comme la Diane d'Éphèse, plusieurs rangées de mamelles superposées. " Quelques jours plus tard, dans un article de Lorrain, paraît textuellement cette phrase, appliquée à Mme Aubernon et suivie de cette mention : " Comme le dit si bien l'excellent poète J.-M. de Hérédia ! " parce qu'il était mal, lui Lorrain, avec Mme Aubernon, alors qu'elle était dans les meilleurs termes avec Hérédia.
On parlait de la manière de composer de chacun. Hérédia disait qu'il trouvait toujours d'abord deux tercets d'un sonnet, et que les deux quatrains, il les faisait, les adaptait aux tercets, que c'est dans cette partie du sonnet qu'avait lieu pour lui le travail artistique. Et il ajoutait cette comparaison : " Les deux quatrains sont le piédestal carré sur lequel est montée la statue de forme fantaisiste, la réunion des deux tercets. "


Wagner se servait du piano pour composer. Pendant un mois qu'il passa à Paris sans piano, il n'arrivait à rien écrire. Puis, à Meudon, il loua un piano et écrivit à un ami qu'il constatait avec joie " que la faculté de composition n'était pas morte en lui. " En effet, il composa le Vaisseau fantôme.

 

 

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Massenet m'encourage à commencer un autre ouvrage, disant que sa Méduse n'a jamais été jouée et que je perds mon temps à attendre : je lui ai répondu que je n'attendais que d'avoir le livret que je veux.

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Promenade en voiture découverte au crépuscule. Cette dernière lumière du jour, cet éclairage blond et défaillant des fins de journée de printemps m'attriste et m'enchante à la fois. Il y flotte toujours d'innombrables souvenirs. Et puis, cette lumière est extraordinairement commémorative. Je regardais plusieurs monuments, des bâtiments énormes : chaque détail apparaissait nettement, parlant d'histoire avec éloquence. Cette lumière plaît aux esprits des édifices; ils s'animent à son mystérieux rayonnement et restituent de la vie à la pierre.

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Je rentre d'Œdipe. Spectacle grandiose dont je ne me lasse pas. Je suis allé saluer Mounet qui m'a paru plus beau encore de près; il se drapait et se contemplait dans la glace en disant : " Est-ce beau, ce costume ! Je devais d'abord porter un manteau violet; mais comme je répétais toujours avec un drap de lit, M. Perrin me dit, la première fois que je mis mon manteau violet : " Je vous en prie, gardez le manteau blanc ! " En effet, c'est le plus marmoréen et s'accorde mieux avec le caractère à la fois royal et sacerdotal d'Œdipe. " La musique de Membrée est vraiment très bien ! Elle réalise un peu mon idéal de musique antique à procédés modernes. Elle est scénique et bien écrite pour petit orchestre. Ce qui accompagne les insinuations constantes des deux prêtresses à Œdipe, est charmant et la dernière phrase a une grandeur farouche.

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Les bêtises qu'on entend dès qu'on prête l'oreille sont inimaginables. Hier, en buvant une citronnade, j'écoutais la conversation de mes voisins. Retenu un fragment à propos d'un portrait. " Et c'est un costume Molière, n'est-ce pas ? - Oui, c'est un costume des Folies amoureuses, vous savez bien, de Marivaux. "

La devise de l'École de Milan : Fuyez les orages, est peut-être la plus belle et la formule artistique la plus complète qui existe. Ces trois mots renferment toutes les lois éternelles de l'art.

Il y a dans toute bonne musique une matière supplémentaire qui y joue le rôle du vernis dans la peinture. Le nom de ce contingent est encore à trouver et il faudrait le prendre dans la musique même. L'on peut pousser plus loin la comparaison et affirmer que la conservation " des musiques " dépend bien souvent de la qualité de cette matière; elle est souvent une sauvegarde efficace contre les atteintes du temps.

Au Louvre. - Que j'aime cette jeune fille de Roslin qui orne de fleurs et de feuilles l'autel de l'amour ! L'attitude, la pose, sont d'une exquise distinction, d'une vérité pleine d'élégance. La robe est un chef-d'œuvre d'adresse et de goût; le sourire et les cheveux sont ravissants.
Un petit tableau de Joseph Vernet... Est-ce le matin ou le soir ? Le lac, le ciel, les édifices, tout est gris pâle, jaune pâle, rose pâle, bleu pâle et blanc. Est-ce le soleil ou la lune qui va paraître ? Une douceur, un calme profonds... Des pêcheurs penchés sur l'eau semblent perdus dans une rêverie immobile; quelques silhouettes au loin, une barque qui glisse indolemment et, enveloppant, idéalisant tout cela, une brume légère et dorée, une voilette aérienne.

Alexandre Roslin : Une jeune fille s'apprêtant à orner la statue de l'Amour d'une guirlande de fleurs Joseph Vernet : Le matin ; les baigneuses


C'est bien de Jean Goujon que descendent les sculpteurs du dix-huitième, Houdon, Pigalle, Pajou, Lemoyne. C'est surtout Marin et Clodion qui ont repris cette manière de modeler la chair, qui ont retrouvé cette manipulation molle et ferme à la fois; la chair vit. Et le souci que cet homme de la Renaissance apportait à la décoration, les artistes plus intelligents du dix-huitième siècle l'ont appliqué à l'interprétation de l'âme.
Il y a encore d'autres rapports entre ces deus époques de sculpture; des similitudes plus superficielles, mais évidentes, dans l'arrangement, dans la conception ornementale : les coiffures, la forme des corps, les draperies. Plus je regarde ce bas-relief, plus ces rapports me frappent.
N'est-ce pas aussi une idée de peintre du dix-huitième que ce petit amour à cheval, à l'envers, sur un dauphin ? Et les coquilles ? Et tout ? C'est même du dix-huitième avancé, car les Coustou n'ont rien de tout cela. Le mouvement de la nymphe de droite est irréprochable et charmant, et celle de gauche, qu'elle est fine, déliée, nonchalante ! Les mouvements, tout en restant naturels et vrais, sont influencés par l'ondoiement de l'eau.

Jean Goujon : Nymphes et génies

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Ce matin, devant les aquarelles de l'Alhambra et de Tolède exposées chez Durand-Ruel, j'éprouvais un grand désir de revoir l'Espagne. Il me semble que j'y travaillerais beaucoup. La mélancolie que j'y ressentirais serait féconde; celle d'ici est déprimante.
Deux mesures que j'ai trouvées pourraient fournir un morceau sans plan, sans développement rationnel, une simple succession de pensées dont je pourrais faire quelque chose, un poème de tristesse, de résignation souriante.

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Le temps, en rongeant et en brisant ce bas-relief de la chaire des Grands-Augustins, de Pilon, représentant Jésus et la Samaritaine, lui a donné quelque chose d'attrayant par le mystère qu'il a répandu sur toute la composition. Les visages sont comme noyés dans l'ombre; on n'en distingue plus les traits. Cette même ombre, venant de l'effritement de la pierre, enveloppe tout le fond, baigne dans un crépuscule mystique le paysage, les bustes et les épaules. On devine pourtant que le Christ fixe ses regards sur la pécheresse émue; les mouvements des deux personnages se détachent de façon saisissante. En somme, le temps a mis dans ce bas-relief la seule chose qui pouvait le rendre plus impressionnant : la demi-obscurité. Cette entrevue est plus solennelle, ainsi animée, vivifiée par un effet d'éclairage. Elle devient plus significative, plus définitivement, plus perpétuellement belle. Au temps, par qui tout meurt, cette œuvre doit de nouvelles chances d'immortalité.

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Il y aurait des choses à dire sur les statues nues des Tuileries par ces temps de neige, sur leur nudité insensible.
Enchantement des Tuileries en ce moment ! Aperçus dans leur élan à travers un arbre décharné, sur le blanc de la neige, Hypomène et Atalante semblent patiner au lieu de courir.

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Conversation avec Mounet-Sully. - Passé hier deux heures et plus avec Mounet-Sully que j'avais rencontré à la Bodinière, où il y avait une conférence de Mendès suivie d'un mimodrame joué par Séverin : Pierrot trompé par trois femmes est devenu fou et s'imagine présider un tribunal où l'on condamne à mort les trois coupables, représentées par trois roses de couleurs différentes qu'il décapite avec une petite guilLotine. Passons.
Nous sortons ensemble. Œdipe veut boire un bock et nous partons sans trop savoir où nous allons, par la rue de Châteaudun ; en chemin, nous parlons de la pantomime qui est décidément un art bien incomplet, bien puéril ; de Séverin, gracieux et intéressant, mais très vague dans ses gestes sentimentaux; des acteurs du Français, de Le Bargy que Mounet trouve " si intelligent, si judicieux ", de Reichemberg, de Lambert fils que Mounet apprécie beaucoup; je lui dis à ce propos combien je trouve que les jeunes tragédiens font preuve de naïveté en l'imitant, ne comprenant pas que la nature a enfermé son génie à lui dans des formes admirables et que le vase est aussi précieux que le trésor; des deux petites pièces de Pailleron, de la " tendance de Claretie à monter des insignifiances " ; des chefs-d'œuvre qu'on ne joue pas faute de tragédiens, etc.
Il a vu la Duse dans la Dame aux camélias et la trouve pleine de sincérité, " une femme de grand talent, mais inélégante, terre à terre, " etc.
Nous arrivons sur les Boulevards et finissons, après mille hésitations, par choisir Pousset. Deux ou trois personnes reconnaissent Mounet, entre autres l'acteur Magnier qui le contemple d'un regard mystique. Le fait est qu'il est bien beau, l'air d'un vieux roi oriental, la démarche d'un pur sang qui se maîtrise, la tête superbe, régulière, fine, le regard triste... Son haut de forme prend l'aspect d'un casque !
Assis à la terrasse, nous effleurons bien des sujets intéressants touchant le théâtre : il dit et maintient " qu'il ne faut presque pas d'art " ; que la grande difficulté, pour un comédien, c'est d'oublier qu'il a appris un rôle ; que son rêve irréalisé aurait été de ne jamais se copier lui-même ; qu'il éprouve en vieillissant le chagrin de voir qu'il repasse sans le vouloir " par les mêmes chemins " et que souvent au milieu d'un morceau, il se dit : " Animal, tu fais ta charge !" Il déteste qu'on assiste à sa toilette théâtrale, en dépouillant ses vêtements de ville, il dépouille son être physique et moral tout entier et s'en recrée un en revêtant son costume. Une fois habillé, il lui arrive de ne pas se sentir suffisamment autre ; alors, devant sa glace, il fait une contraction suprême. Il faut " se recueillir toujours, ne fût-ce que deux minutes, avant d'entrer en scène ". Puis il déclare, - après Talma, - que la première de toutes les qualités nécessaires à un acteur, c'est la sensibilité, plus encore que l'intelligence. Je lui dis la profonde admiration qu'il m'inspire, les joies que je lui dois : il en paraît sincèrement ému ; il n'est pas sensible, dit-il, aux louanges pondérées, " il est de flamme ", éprouve l'enthousiasme et aime à le provoquer, " mais un cœur qui bat, une larme sont ses meilleures récompenses. " Je lui réponds que ceux qui viennent le louer froidement ne sont pas faits pour l'aimer vraiment ou ne s'assimilent pas à lui, qu'il faut lui parler comme à un lyrique, et le juger comme un lyrique : à quoi il me dit que Le Bargy projette de faire une étude sur les comédiens, qu'il divisera en trois parties : acteurs tragiques, acteurs comiques, acteurs lyriques, et que dans cette troisième partie, Mounet-Sully figure seul, qu'il est un exemple unique de l'acteur lyrique. Je lui dis qu'il faut le classer, comme effets de réalisation extérieure, près d'Hugo, de Delacroix plutôt que d'Ingres ; il me sourit et m'avoue qu'il a pour Ingres un culte particulier; " il m'intimide plus que tout autre. "
Et cela l'amène à me dire qu'il est bien plus sensible au dessin qu'à la couleur; qu'il est arrivé quelquefois à bien dessiner, mais jamais à peindre ; qu'il hésitait devant les couleurs les plus simples à poser.
" D'ailleurs, ajoute-t-il, je n'ai aucun esprit, aucun brillant, rien de ce qui donne à la conversation de l'attrait, de la couleur, je m'en rends compte; je me délecte à entendre les autres avoir de l'esprit, mais je n'essaie pas de faire comme eux. " Ce n'est que dans la discussion qu'il trouve quelquefois d'heureux mots pour exprimer sa pensée. Il aime la gaieté chez les autres aussi, mais pas pendant bien longtemps : il est sérieux, méditatif.
Et vraiment au cours de cette conversation et par le souvenir de plusieurs autres que j'ai eues avec lui, je constate combien il prend son art à cœur et le pratique religieusement.
Il me parle de Bressant qui, paraît-il, était " vraiment distingué, distingué de nature, c'est-à-dire possédant ce charme physique qui l'aurait empêché d'être jamais vulgaire, quoi qu'il fît ". Puis de Delaunay, quelquefois exaspérant quand il jouait " à froid ", mais exquis quand il était sincère. " Et puis, dit-il, il, aimait tant ça ! Quand il allait entrer en scène il se raidissait dans un délicieux effort, ses joues se coloraient, il avait toujours vingt ans. "
Nous parlons de la manière de réaliser un rôle, et je lui propose ce précepte qu'il approuve: " Provoquer en soi une émotion, puis lui obéir."
Nous nous levons, il veut aller rue de la Paix payer son tailleur ; il pleut, j'ouvre mon parapluie, il me prend le bras, et tout en nous dirigeant vers la place de l'Opéra, il me parle de Frédéric Lemaître qu'il a vu plusieurs fois et dont il se souvient avec une fervente exaltation.
II se rappelle notamment que dans une pièce où il jouait un rôle de notaire qui devenait fou et dont la folie se manifestait tout d'abord par une nervosité qui le faisait changer plusieurs fois de suite de chaise, il lui était arrivé d'en changer quatorze fois, produisant un effet de terreur intense. Et il ajoute que pour se permettre cela il faut être sûr du public. " Se sentir aimé. " - " C'est cela, dit-il ; je me permets aujourd'hui bien des choses que je n'aurais pas osé risquer autrefois, comme par exemple de prendre des temps très, très longs. " Nous en venons à parler de ses yeux, il me dit qu'il voit tout en double, que cela le gêne et surtout qu'il ne peut pas regarder le public en face parce qu'il louche ; qu'il est obligé de prendre certaines postures pour dissimuler son infirmité et qu'il est très reconnaissant au public de ne jamais lui avoir fait sentir quoi que ce soit à cet égard.

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Exposition des dessins de la collection Goncourt. Beaucoup de merveilles.
Des Boucher dodus, des Fragonard animés, parmi lesquels le portrait de la " tante Rosalie " - un chef-d'œuvre - des Beaudouin maniérés, des natures mortes d'Oudry, des Latour, des Chardin, des Bouchardon, des Huet, des Moreau, de fins Saint-Aubin, des Lancret ravissants (petites dames en robe de satin orné de fourrure) ; des Pajou, d'élégants Trinquesse (délicieux dessinateur), des Van Loo, enfin les Watteau, merveilleux, les seuls de toutes ces jolies productions d'un art élégant et spirituel qui donnent vraiment une espèce d'émotion.
J'y rencontre Mme X... avec qui je passe une heure ou deux de-ci de-là. Elle me raconte que le cardinal Richard, hier ou avant-hier, après avoir assisté à une grande cérémonie religieuse durant laquelle il n'avait cessé de regarder profondément et tristement tous les officiants, s'est jeté en pleurant dans les bras d'un vieux prêtre en s'écriant : " Hélas ! il me semble que mon clergé n'est pas chaste ! "

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A propos de Messidor, les journaux ouvrent des enquêtes auprès des compositeurs pour savoir si la prose vaut mieux que les vers pour s'unir à la musique.
Chacun répond à sa manière, selon son tempérament, ses préférences, quelques-uns approchent un peu de la vérité mais aucun ne dit quoi que ce soit d'utile, parce qu'aucun n'envisage la question d'une manière sérieuse et, surtout, parce qu'aucun n'est prosodiste.

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Aujourd'hui, Marcel s'est battu avec Jean Lorrain qui avait écrit sur lui un article odieux dans le Journal.
Il a montré un sang-froid et une fermeté, depuis trois jours, qui paraissaient incompatibles avec ses nerfs, mais qui ne m'étonnent pas du tout.

 

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J'ai été chez Lamoureux entendre Briséis, l'œuvre inachevée de Chabrier. Toujours le même Chabrier, fantasque, poète, nerveux, follement agité et téméraire ; des envolées lumineuses, des éclats vulgaires, du vaporeux rythmé, des tumultes pleins de précision, de la jonglerie, de la délicatesse, de la force parfois.
Mais un manque de goût dans les moments élevés qui gâte bien des choses, guère de pondération ni de vérité ; dans ce tourbillon de feu, quelques petits blocs de glace ; c'est quand le cerveau fougueux de Chabrier veut se reposer et laisser parler le cœur. Hélas ! le cœur est muet, ou plutôt cette partie du cœur par laquelle on éprouve ce qu'éprouveraient les autres, etc...
L'orchestre riche, souple, original. Mais l'excès des cuivres nuit aux cuivres, l'excès des violons nuit aux violons. Quant à la voix humaine, c'est une misérable esclave qui doit obéir coûte que coûte.
J'ai remarqué que toute cette assemblée de gens " raffinés " n'a frémi de satisfaction qu'aux moments des phrases vulgaires et lancées. A moi, ce qui m'a vraiment plu, c'est l'admirable prédication du catéchiste et le chœur du commencement, si poétique dans son ample mièvrerie.

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Si l'on voulait noter tout ce qui, quotidiennement, vous irrite et vous révolte dans votre goût, dans votre bon sens, dans votre délicatesse, il faudrait un registre par jour.
J'ouvre le Journal, ce matin, et je tombe sur le compte rendu de Fervaal de d'Indy qu'on vient de jouer à Bruxelles ; cet article est de Camille Erlanger.
Je ne m'étends pas sur le style, laborieux, maniéré, avec des " audaces " navrantes ; un style de musicien qui veut faire le littérateur et qui n'a jamais lu une ligne de Voltaire.
Mais cela n'est rien. Voici les louanges données à cette œuvre : elle " embrasse un espace " et comporte des personnages qui sont " en dehors de la réalité et de la vie charnelle " ; elle est conçue " dans l'esthétique qui inspire à son auteur une délicate condition wagnérienne " ; les héros de ce poème sont " druidiques, primordiaux " ; il se dégage de tout cela le symbole de deux " races antagonistes réunies un moment par la passion, l'abolition d'un culte barbare et la naissance d'une religion de lumière ! " C'est beaucoup !
Heureux ceux qui, possédant comme d' Indy, les secrets techniques de leur métier, se contentent de ce mince idéal : l'imitation, et se maintiennent dans le sillage de Wagner et de Franck sans rien ambitionner de plus que de voir leurs noms, dans la postérité, accolés à ceux-là. Il faut, je crois, admirer cette modestie, cette humilité qui empêche un artiste savant d'aspirer à quoi que ce soit de plus. C'est un bel exemple de simplicité, mais non de génie.

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Obligé enfin de me mettre au morceau que j'ai promis à Wurmser pour son concert, j'y pensais tous ces jours-ci sans rien trouver de bien précis, quand, avant-hier, je me suis soudainement rappelé qu'il y a un an à peu près, j'avais un jour, à l'approche du crépuscule, improvisé quatre mesures en regardant par la fenêtre ouverte ; j'étais alors dans un état d'âme particulièrement favorable bien que mélancolique et, ne voulant pas risquer de gâcher cette idée de quatre mesures, je fermai le piano et décidai de les développer plus tard, en me mettant, par dédoublement, dans l'état d'âme où j'étais.
Le temps a passé sans que j'aie fait ce morceau, et voilà que ce petit thème s'impose à moi depuis avant-hier : le désir de le retrouver, ma joie en le retrouvant, les circonstances qui accompagnent ce retour, tout cela semble m'indiquer qu'il faut que je fasse le morceau de Wurmser avec ces quatre mesures. Le titre même de ce morceau, inventé en hâte, sans précision avec ce caprice mélancolique qui coïncide avec les sentiments dont j'étais plein lorsque je trouvai ces notes. Et pourtant, je m'étais promis de faire de ces quatre mesures une pièce de piano qui aurait figuré un jour ou l'autre dans un recueil sentimental.

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Brahms vient de mourir. C'était un grand musicien, certainement. D'où vient qu'on ne sent pas de vide en apprenant la perte de cet artiste remarquable ?...

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Charles Lamoureux Edouard Colonne par Léandre

Conversation avec Engel sur Lamoureux et Colonne. Il me disait qu'il attribuait la raideur de Lamoureux à ce qu'il perd facilement la tête; pour une incertitude de rythme, la plus insignifiante, il se trouble, ne sait plus où il en est. Et il craint tant ces effarements qu'il est tout au souci de les éviter.
Colonne a, dit Engel, beaucoup d'aplomb, de sang-froid; mais il ne s'occupe pas des chanteurs, les étouffe par les sonorités qu'il déchaîne ou les isole par des pianissimo excessifs.

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Sensation de fraîcheur, de bien-être tout à l'heure, en voiture découverte, au sortir d'une soirée chaude et compacte. Des roues silencieuses, des grelots au cou du cheval rendaient plus mystérieux, plus profond le plaisir de rouler dans l'obscurité. Je rêvais assez tristement et goûtais dans ce silence marqué par le bruit des sabots et des sonnailles, la volupté de concevoir nettement certaines choses, tout près de la Vérité.

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Minuit passé. - J'ouvre ma fenêtre. Il fait sombre. Quelle fraîcheur, quel silence ; l'odeur indécise du printemps flotte dans la nuit
Décidément, la seule raison de vivre, de souffrir, c'est produire; la pensée de se perpétuer peut seule aider à tout supporter, consoler de tout.

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28 juin (matin). - C'est avec émotion que je viens d'écrire une lettre à Sarah, une lettre où je lui dis ma profonde admiration, ma reconnaissance de ce que son génie m'a donné, mon désir irréalisable d'aller vers elle, d'être toujours près d'elle, de la suivre partout, d'écrire ses journées, ses minutes, de fixer les mille épisodes de sa vie quotidienne...

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J'imagine un Dialogue des Morts : Léonard de Vinci ressuscité, visitant l'atelier de Vélasquez, de celui qui a fait le plus " vrai ". Et alors, que de contradictions entre eux !

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Je suis content; je viens de trouver la phrase suivante dans le livre de Séailles sur Léonard :
" Il n'aimait pas le style gothique. "
Suivent les raisons, qui me paraîtront sans doute admirables, mais que je ne veux pas lire encore. Je veux rester sur cette surprise qui me ravit : Léonard n'aimait pas le style gothique.

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Aix-la-Chapelle.
Hélas ! dans toute âme un peu délicate, il y a à la fois du Zénon et de l'Épicure.

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Il y aurait des choses à écrire sur la nécessité de donner parfois à telles syllabes, à tels mots des accentuations exceptionnelles. Et on se réclamerait de la lettre de Voltaire à Mlle Clairon.

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N'y a-t-il pas un rapport intéressant entre les années de jeunesse de Mme Desbordes-Valmore et celles de Mme de Maintenon ? Cette enfance misérable, ce voyage outre-mer, ce retour et ce séjour dans des prisons, tout cela est bien pareil ; avec des différences essentielles, pourtant, d'origine et d'entourage qui décidèrent contrairement de ces deux destinées de femmes.

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Sully-Prudhomme (que Sainte-Beuve eût certainement aimé) n'a donc pas lu ces lignes du critique, à propos d'un vers de Jocelyn où il y a " fêlure du cœur " ? " J'arrête là ma citation, n'adoptant pas l'expression fêlure du cœur... Ce rapprochement du cœur à demi brisé et d'une porcelaine (si précieuse qu'on la casse) est d'un ordre matériel inférieur qui déroge, selon moi, à l'expression sentimentale. J'aimerais mieux un vers métaphysique un peu vague qu'une image matérielle si particularisée... "
Et il ne s'agit que d'un vers incident. Que serait-ce s'il avait connu le Vase brisé et ses cinq strophes !

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Je m'arrête d'écrire la Paix pour noter ici que lorsqu'on produit quelque chose, dans ces moments pénibles d'hésitation, de choix, de critique de soi, de discernement, de tact où il semble que la plume doive vous tomber des mains, on se forge des sophismes pour se tirer d'embarras.

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J'ai vu ces jours-ci un portrait de la Lucca (11), emmitouflée dans un boa, la tête levée, le regard hardi, dans un mouvement et une expression qui disent clairement : " Je suis une artiste ; à moi le monde ! " Hélas, madame ! vous n'êtes qu'une chanteuse légère et avec votre attitude combattive vous ne combattez et ne défendez rien du tout ; ce regard si expressif et si banal que j'ai vu à tous les portraits de chanteuses, légères ne m'impose pas ! Il est temps que les simples vocalisatrices se tiennent à la place que leur assigne leur fonction.

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Maman et moi avions le cœur serré en voyant par la fenêtre un agent de police entraînant une femme, entourée d'innombrables gamins et de passants. Cette femme pleurait en parlant d'une voix haletante, et essayait de dégager avec sa main libre la main que l'agent serrait trop fort !

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Retour du café Pitzen.

Nous l'avons eu, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre.

Oui, mais malheureusement nous ne l'y tenons plus. Et c'est grand dommage !
Je viens de boire du Nackenheimer. C'est un bonheur que de se laisser glisser cela dans la gorge et dans la tête ! Quelle fraîcheur, quelle force ! Il se boit dans des verres gothiques. Une gorgée vous transporte dans les châteaux du Rhin ou dans l'atelier de Hans Sachs. Vieux pères Noël à barbe givrée, gros buveurs de bière à cheval sur des tonneaux, clochers pointus, ruelles obscures éclairées par la lanterne d'une brasserie, rois centenaires endormis dans leurs donjons, visions nébuleuses passant dans la nuit, adieux passionnés et chevaleresques, naïves et graves idylles allemandes, tout le décor de Faust et des Meistersinger se déroule à mes yeux sous l'influence d'une goutte de ce vin puisé dans les robustes vignes du vieux fleuve.

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Ce qui est merveilleux en Léonard, ce n'est pas qu'il ait abordé tant de choses - mais qu'il en ait abordé de si opposées. - Michel-Ange ne vous surprend pas à ce point; dans un autre ordre d'idées, Voltaire non plus. L'un était un artiste, l'autre un amateur, un critique ; ni Gœthe, ce butineur sublime. Léonard est ce qu'on n'a jamais pu imaginer simultanément : un savant et un artiste ; il n'y a pas d'autre exemple de cela ; car ces doubles aptitudes ne se manifestent pas par une compréhension égale de ces deux formes différentes de l'esprit humain l'art, la science ; mais par leur pratique, effective, active. Il peint la Cène, il construit des canaux, il modèle le cheval gigantesque de Sforza, il invente un canon, il établit une théorie du mouvement, il fait respirer la Joconde, il anime les anges endormis sous les rochers, il donne ses conclusions sur les qualités dynamiques de l'eau ou sur les astres, il trouve un luth de métal sur lequel il s'accompagne en chantant des vers qu'il improvise, il combat des principes géométriques adoptés et pratiqués pour leur en substituer d'autres, vrais ceux-là et irréfutables. Il émet et consacre une théorie du levier. Il peint la Sainte Anne. Enfin il fait les choses les plus diverses et les fait triomphalement. Quand il pratique l'art, la science le poursuit dans son travail et s'installe en lui. S'il peint le fond de la Joconde, sa connaissance de l'eau et des perspectives montagneuses vient le hanter - mathématiquement - et il s'en sert pour tracer un paysage mélancolique.
Il assimile la réflexion d'une image dans un miroir à l'écho du son. " Le son, dit-il, retourne à l'oreille par une ligne d'une obliquité telle qu'est celle de la ligne de l'incidence ; il est réfléchi comme le rayon lumineux dans le miroir. "

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Hambourg.
En vérité je ne comprends pas la raison qu'ont les gens pour rythmer avec la tête, le doigt ou le pied une musique qu'ils entendent. Est-ce pour se guider dans la compréhension de la formule rythmique ? Non ; car ils prennent, dans ces moments-là, une physionomie de satisfaction inébranlable ; ils montrent la fierté qu'ils éprouvent d'avoir su découvrir la mesure. Et pourtant, j'ai remarqué que les dodelinements de tête, les mouvements réguliers de mains ou de pieds ont lieu surtout dans des jardins publics où il y a des concerts que dirige un chef d'orchestre, dont les mouvements de bras suffisent, ce me semble, à guider la sagacité rythmique des auditeurs. Alors, qu'est-ce qui peut les pousser à ces manifestations bizarres ? Peut-être qu'ils ne sentent pas la mesure ? Mais puisqu'ils peuvent la marquer, c'est qu'ils la sentent ? Enfin, c'est un problème insoluble. Je ne parle pas de ceux qui marquent la mesure à contretemps. Ceux là font partie des infortunés à qui la nature a dit : Tu serviras au supplice de tes contemporains.

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Que de fois l'on entend dire : Oh ! un tel est si musicien ! Il joue avec un doigt tout ce qu'il entend ! Hélas ! le fait même de ne le jouer qu'avec un doigt et de se sentir satisfait prouve qu'il n'est pas musicien.

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La lecture de Marc-Aurèle rectifie la position de l'âme.

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On ne peut rien imaginer de plus fade que les Mémoires de la Ristori ; si on ne savait quelle forte tragédienne fut cette femme, on ne pourrait pas s'en douter en lisant le récit qu'elle fait de sa vie et ses descriptions de son talent. La manière dont elle donne des détails sur sa conception de différents rôles est d'une naïveté !
Il y a pourtant un détail qui m'a frappé ; constamment cette phrase revient: " A ce moment de la scène je me tournais vers tel ou tel personnage et lui disais, les yeux pleins de larmes... " Ces derniers mots sont d'un intérêt extrême. Mais pourquoi ne nous dit-elle pas comment lui venaient les larmes ?... Voilà ce qu'il eût été utile de savoir.
Sur l'interprétation de Phèdre par Rachel elle donne quelques informations curieuses. Mais elle lui reproche (au milieu d'une grande admiration) de montrer dans la première scène trop de langueur morbide, un affaissement par trop réaliste et prolongé ; elle dit que Rachel donnait à ce moment-là l'impression d'une personne malade plutôt que d'une personne subissant d'atroces tortures morales. Cette remarque est bien d'une femme robuste et bourgeoise comme Mme Ristori ; Sarah joue la scène comme Rachel, et toutes deux ont raison. Phèdre n'est pas seulement accablée de chagrin et de honte ; elle est souffrante ! C'est une femme sensuelle et amoureuse ; la source de son amour pour Hippolyte est dans les sens, elle est dans un état physiologique affreux que les gens de notre génération sont bien faits pour comprendre ; c'était plus méritoire à l'époque de Rachel.

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Tiré de l'Art de la lecture de Legouvé :
" J'ai fait cette remarque singulière que dans chaque enfant il y a deux êtres différents : un enfant et un écolier. Causez avec l'enfant, faites-le jaser, sa physionomie est vive, son débit vrai, ses intonations variées ; interrogez l'écolier, faites-lui lire trois lignes, l'œil s'éteint, la voix devient fausse, l'accent est celui d'un être qui ne comprend pas, L'enfant est charmant, l'écolier a l'air stupide."

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Le médium ! Voilà la grande difficulté de la déclamation musicale : rester dans le médium tout en étant lyrique.

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Quelle coïncidence intéressante dans le caractère analogue de ces deux noms bibliques des deux plus grandes tragédiennes du siècle : Rachel, Sarah. Et ce vers d'Hugo, marquant prophétiquement la coïncidence :

Pleure comme Rachel, pleure comme Sarah !

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Jeudi. -- Une dépêche de Colonne m'annonce qu'on joue la Nuit d'amour bergamasque dimanche. Après une nuit agitée, je me décide, sans conviction, à partir aujourd'hui afin d'arriver pour la répétition de demain. Une seule chose me fait prendre cette résolution : la crainte que mon absence ne fasse mauvais effet auprès de Colonne et de l'orchestre, et qu'il puisse y avoir besoin de quelque changement sans que je sois là pour le pratiquer. Car Dieu sait que cette " nuit ", que cet " amour " et que cette " Bergame " m'intéressent peu ! Sans compter que le four est certain.

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Paris, lundi. - On a donc joué hier la Nuit d'amour bergamasque. Je passe les détails... Ç'a été très bien joué (malgré que le milieu fût trop lent) et suffisamment applaudi. Compris ? Goûté ? Qu'importe ? L'orchestration n'est pas mal.
La presse, comme toujours, méfiante et incompréhensive.

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Ce soir, chez Méry-Laurent, j'ai entendu Mallarmé parler de Dreyfus " Ce serait intéressant de voir comment une nation qui se respecte s'y prendrait envers cet homme s'il était reconnu innocent, d'assister au départ des cuirassés allant au-devant de lui, des yachts particuliers et de moi-même dans mon petit bateau ; ce serait enfin curieux de voir quelle situation on lui trouverait, et qui ne pourrait être que celle de président de la République, encore insuffisante, n'est-ce pas, à rétablir la balance ? "
Sur la mauvaise nourriture : " Du jambon et un verre de bière, voilà de quoi faire un bon dîner; l'essentiel, n'est-ce pas, c'est qu'on ne serve que des choses qui ont bien l'air d'avoir été faites pour être mangées. Il n'en est pas ainsi chez les C... où tout a l'air d'être fait avec les cheveux de Mme C... ; c'est mieux chez les S... où, du moins, lorsqu'il y a un dîner, on déménage les objets d'art et on met la pendule et les flacons de toilette sur la table. "
Quel agrément dans sa conversation ! Les mots qu'il prononce sont toujours inattendus et pourtant exaucent toujours votre espoir. Il est simple et familier ; vrai prince de l'esprit. Étant à Gand, et devant faire une conférence, il s'aperçut, pendant le trajet de l'hôtel à la salle où elle devait avoir lieu, que sa cravate était défaite et que son col allait se défaire aussi ; et il pria alors l'adjoint du bourgmestre qui l'accompagnait de bien vouloir lui indiquer une " maison spéciale où une dame voudrait bien lui rendre le petit service de lui refaire sa cravate. "

Visite à Gustave Moreau. - Le vieil artiste est malade; il se plaint de maux d'estomac persistants ; il est arrêté dans son travail et passe des heures douloureuses. Il parle éloquemment, avec une lucidité admirable ; il exalte les beautés de la vie ; mais, dit-il, " on ne sait pas vivre, on ne saurait être heureux qu'après avoir complètement, radicalement abdiqué tout ce qui est en dehors de l'art qui est le vôtre, du but qu'il poursuit; qu'après avoir fermé l'oreille à tout ce qui vient de dehors. Et, surtout, il faut avoir une grande humilité d'âme ! " Il parle des peintres anglais anciens, qu'il trouve ingénieux, pleins de talents, mais secs, " et, au fond, des pasticheurs " ; des peintres anglais modernes, qu'il apprécie; " mais ce n'est pas là de l'art vraiment noble, c'est encore du pastiche, du japonisme, et la sensibilité est absente de tout cela. " On comprend que G. Moreau n'aime pas les peintres qui ne sont que des peintres.
On en vient à parler musique; il dit qu'il a adoré la musique, et qu'il était doué pour en faire mais n'a jamais pu apprendre une note, ayant l'esprit essentiellement rebelle " aux mathématiques ". " Et, votre art, dit-il avec exaltation, est si mathématique ! C'est pour cela qu'il est éminemment architectural ! " Puis à ma surprise, il entreprend une dissertation intéressante sur l'expression musicale de la parole, à propos de Gounod, qui y attachait une grande importance. Il n'est pas pour l'imitation de la parole et du geste, il dit que si Glück a triomphé c'est que son génie l'a emporté là où il ne voulait pas aller et où il fallait qu'il allât. Je lui réponds que c'est parce que, malgré soi, tout grand musicien est lyrique ; mais que ce lyrisme doit prendre naissance dans la réalité, et que pour cela, il est bon que les compositeurs aiment la vérité, soient observateurs, copient la nature, c'est-à-dire les formes extérieures que prennent les sentiments. Il acquiesce. Moi je reste rêveur; car c'est là un des grands problèmes de l'art musical tel que je l'entends. Il dit que la vérité de détails, seule, sans rien autour, " mesquinise "...

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Nullité de ce jeune B... rencontré tout à l'heure. Il va partir pour le Caire et, comme on lui demande s'il emporte des livres, il répond : " Oh ! il n'y a rien à lire en ce moment ! " Comme on parle d'Hugues Le Roux et de son dernier roman, les Amants byzantins, il s'écrie : " Dieu ! que c'est donc une belle chose ! " Comme on parle de Napoléon et de son mot sur les Pyramides, il dit : " Napoléon était un admirable hâbleur; et au fond peu lui importait ce qu'il disait dans ces cas-là, pourvu qu'il produisît son petit effet. " Ce qu'il y a d'effrayant, c'est qu'on sent derrière ces paroles la conviction que, sur ce point-là, il est supérieur à Napoléon. ou du moins, qu'il est joliment fort d'avoir deviné le truc.

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Balzac ! Combien il me demeure étranger ! Quel arbitraire dans la vérité de ses personnages ! Comme ils sont entiers ! Comme il les pétrit à sa guise !

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La Psychologie sous forme de dissertation n'est pas du domaine de l'art. Quand dans un roman on veut. être psychologique, il faut prendre le moyen descriptif, narratif, ou faire parler les gestes.

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J'ai les yeux pleins de ce petit tableau des frères le Nain que j'ai longuement admiré l'autre jour au Louvre, Procession dans une église. Ces prêtres marchent. Ils ne sont pas arrêtés dans un mouvement de démarche, ils marchent tandis qu'on les regarde, et vous regardent en passant ; leurs surplis flottent autour de leurs jambes en action dont on devine le fonctionnement anatomique, on est surpris que, marchant, ils restent à la même place. Les regards indiquent une entente approfondie de l'expression psychologique du visage ; celui qui bénit, celui qui porte la bannière, ceux qui accomplissent un rite avec indifférence, tout cela est merveilleusement rendu; sans compter les étoffes, la majesté et l'éclat des draperies.

 

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Claude Lorrain a compris et a su rendre tout ce qu'il y a de triste dans l'adieu du jour, la mélancolie qu'on peut éprouver à quitter un ami de vingt quatre heures et qu'on ne doit plus revoir. Et ses personnages sont placés près des eaux, comme pour dire adieu aux rayons qui vont partir à jamais sur la mer.

 

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Qu'il est beau, le chœur des prisonniers, dans Fidelio ! Ils sont enivrés et d'abord aveuglés par le soleil. Leur âme se fond en délices au contact du jour et de la vie. Et aussi le chœur qu'ils chantent en rentrant dans leur prison; dans cet adieu désespéré au soleil il y a de l'amertume, mais aussi de la reconnaissance pour une heure de bonheur.


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Londres. -
National Gallery. Tous les tableaux qui reposent là semblent heureux; ils sont soigneusement gardés sous verre et tendrement, paternellement surveillés ; ce sont des trésors aimés et contents de l'être...
Quel choix exquis ! La salle des Poussins contient des chefs-d'œuvre que les Français ne devraient pas se consoler de ne point posséder. Il n'y a pas au Louvre un seul Poussin comparable au tableau qui est ici. Aurore et Céphale et à celui qui représente, en une pose adorable, Vénus endormie. Depuis le Titien et Poussin la peau humaine n'a pas trouvé d'aussi admirables interprètes qu'eux : blonde, grainée, provocante, riche en couleur et en matière, cette peau s'étale voluptueusement dans l'air tiède du bois sacré.


Turner a souhaité d'avoir un ou deux tableaux de lui à côté de ceux du Lorrain et on a satisfait à ce désir. A vrai dire ni les Claude qui sont dans cette salle, ni les Turner qui les avoisinent ne sont remarquables; les premiers sont, je pense, de la jeunesse du peintre, et ne portent encore que faiblement la marque de son originalité; les seconds sont non seulement inspirés mais engendrés par eux au point que l'on croirait qu'ils sont de la même époque.

Nicolas Lancretret : Les quatre âges de la vie de l'homme
L'Enfance
La Jeunesse
La maturité
La Vieillesse


Comme à côté de Poussin les Boucher, les Greuze, les Lancret paraissent peu de chose ! Ah ! qu'on ne vienne pas dire qu'il n'y a de capital en peinture que la peinture même; ce n'est pas vrai. Rien n'est, plus charmant comme exécution que ces Quatre âges de la vie de l'homme par Lancret ; mais on hausse les épaules en les regardant quand on vient de quitter un arbre de Poussin ou les trois prodigieuses études d'après le cardinal de Richelieu, de Philippe de Champaigne. Un peu de vérité nette et dégagée d'idéalisme, un peu d'idéalisme soutenu d'un peu ou de beaucoup de vérité, ou même un peu de poésie, de tristesse, de rêve font dédaigner cet art si frivole des Lancret, des Boucher (oh ! les vilaines femmes roses !). Ce qui est curieux c'est qu'on ne peut, après une contemplation devant Poussin ou devant Philippe de Champaigne, supporter la vue de ces allégories, de ces épisodes semi-tendres, semi-poétiques - tandis qu'on peut se complaire et même s'exalter à regarder un morceau de pain et une carafe de Chardin : il y a là plus de poésie que dans toutes les fantaisies de ses contemporains (j'excepte Watteau et certaines de ses visions charmantes).

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Mme Sturgis, fille du grand romancier Meredith, m'avait aimablement convié à aller chez elle aujourd'hui pour faire la connaissance de son père, qui, malade presque autant que Daudet, est venu assister à la première de Cyrano. Je me suis donc rendu chez elle à cinq heures et j'ai causé avec lui un quart d'heure durant (le malade ne peut supporter sans fatigue les longues conversations).
C'est un homme de cinquante-cinq à soixante ans; une belle tête fine, très anglaise, de jolis cheveux blancs soyeux, des yeux aimables, souriants, une allure de poète; il est vêtu d'un veston sombre avec une petite cravate rouge nouée sous un col rabattu. On lui avait annoncé qu'un jeune ami de Daudet viendrait le voir ; aussi à peine entrai-je au salon qu'il me tend la main et m'adresse la parole en français. Il parle lentement, avec un peu de difficulté, mais ses mots sont choisis avec soin et il a dans le langage ce charme particulier des Anglais intelligents et cultivés quand ils parlent français.
Nous parlons de Daudet pour qui il avait non seulement une grande admiration mais aussi une vive amitié, bien qu'ils ne se soient vus qu'une fois, lors du voyage que Daudet fit à Londres; Léon m'avait raconté cette entrevue, devant le catafalque même de son père. Meredith s'émeut en parlant de ce je ne sais quoi qui venait, du cœur, chez Daudet, et qui faisait le grand charme de ses livres. Il trouve que Léon a parfaitement rendu la personnalité de Daudet dans son livre. Mais la fin de l'entretien me réservait un moment de profonde stupeur. " Vos ironistes sont incomparables, me dit Meredith. Oui, vraiment incomparables... " Et comme je lui demandais de me citer quelques-uns de ces maîtres, il m'a répondu : " Oh ! des hommes comme, par exemple, le comte Vandal ou Maurice Spronck... "
Je ne m'attendais pas à ça !!

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Thoune. - Le Port-Royal de Sainte-Beuve. - J'ai retrouvé pour quelque temps mon vieil ami à l'ombre du saint monastère.
Nul écrivain ne me donne les satisfactions immédiates et pour ainsi dire physiques que je trouve dans la lecture d'une page de Sainte-Beuve, quelle qu'elle soit. Port-Royal est peut-être le plus beau livre que j'aie lu. Quoi, en effet, de plus confortable, tout d'abord et de plus opportun que de s'établir au centre d'un lieu sublime, où tout respire les grandes vertus humaines, et, en compagnie d'âmes pures et fortes, de jeter de là un regard circulaire sur un siècle ! Ne rien négliger, tout comprendre, tout s'adapter, admirer, pardonner et, surtout, par le fait même d'être en communion continuelle avec ces âmes si nobles, tout comparer à la vertu et la préférer à tout ! Tel est le livre.

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Hier, à la " confiserie ", j'ai vu un petit chat tout jeune qui rôdait sous les tables; je l'ai pris dans mes bras. Comme il était maigre ! Je lui ai fait apporter une assiette de lait qu'il a bu goulûment. Aujourd'hui, dès qu'il m'a aperçu, il a sauté sur mes genoux, s'y est pelotonné et s'est endormi en ronronnant.
Ce petit chat est plus clairvoyant que bien des gens.

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Jolis petits canards ! Nouveau-nés, grelottants, ils sont déjà grands nageurs. Dix, douze, vingt nagent autour de la mère vigilante; elle les ramène, les réunit, les pousse, les retient avec une admirable sûreté de tactique. Ils sont jaunes, gris ou noirs avec des vilains becs plus grands qu'eux. Ces petits canards frétillants, le frisson des peupliers et de l'eau, la fraîcheur délicieuse du matin...
J'ai vu aussi des canards mûrs; de vieux canards tout à fait gras et beaux, se réveiller du sommeil de la nuit. Ils ouvraient le bec sous l'aile, debout au bord du fleuve. Un rayon de soleil glissant sur leur dos les a brusquement réveillés : les voilà la tête droite, les yeux clignotants qui regardent autour d'eux, ressuscitant de leur torpeur. Puis, sans réfléchir, sans hésiter, plif-plouf, ils entrent dans l'eau, et partent deux à deux pour la promenade !

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Sainte-Beuve dit à propos du parallèle qu'il fait entre la déchirante Journée du Guichet et Polyeucte : " Ce que je fais là d'étrange en critique littéraire n'est pas si loin de l'esprit de mon sujet. Je tente d'aborder une tragédie sainte de la seule façon peut-être que M. de Saint-Cyran eût aimée ou permise. Je ne profane pas Polyeucte, je le confronte; je me plais à incliner la majesté de l'art, même de l'art chrétien, devant la plus chétive réalité, mais une réalité où éclata le même sentiment intérieur dans toute sa grâce. " Profond problème ! Faut-il incliner l'art devant la réalité, faut-il préférer une parcelle infime d'humanité à tous les royaumes de l'imagination ?... J'y ai de grandes tendances. Pourquoi ? Serais-je, au fond et à mon insu même, religieux ? Car c'est seulement la conviction même inconsciente de la suprématie de Dieu qui, dans l'âme d'un artiste, peut refouler l'art à la seconde place.

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J'irai à Tours, j'irai à Amboise, j'irai à Reugny voir les lieux où La Vallière a passé son enfance, où elle rêvait à ce que serait sa vie; à Blois, où jeune fille naïve et romanesque, elle s'entretenait du roi, du jeune roi, avec les petites princesses d'Orléans, avec celle qui devait lui faire un jour tant de mal, Mlle de Montalais, où elle mêlait son rire à ceux de ses jeunes amies en disposant de la main du prince, de ce prince qu'elle n'espérait même pas voir, mais à qui elle pensait sans cesse tant on le disait charmant et beau. Toutes ces premières années de La Vallière sont enveloppées de poésie; quoi de plus touchant que ces frôlements prédestinés de deux existences qui se cherchent avant même de se connaître et sans le savoir ! Le roi, encore enfant (il avait quatorze ans), passant à quelques mètres d'Amboise avec la cour, Louise, huit ans à peine, écoutant les récits qu'en font les serviteurs de son père; qui sait si Louis ne tourna pas, à ce moment, la tête du côté du château sans se douter qu'il abritait celle qui prendrait dans sa vie une si grande place, et qui sait si la petite Louise n'était pas montée sur la plus haute tourelle pour tâcher d'apercevoir le roi ? Peut-être même put-elle distinguer la plume de son chapeau ?... Ah ! qu'ils durent souvent évoquer ces souvenirs d'enfance, réveiller au fond de leur mémoire tout ce qui pouvait se rapporter à l'un et à l'autre à la fois, rechercher jusqu'aux plus lointaines sources de leur amour ! Que de choses murmurées dans l'ombre des tièdes soirées de Fontainebleau, en ces instants où la tendresse naissante puis grandissante ose à peine se montrer !

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Hambourg. - Dans cette Passion d'après saint Mathieu où il y a vraiment des accents poignants, des moments pathétiques, quelques récits très expressifs (bien que Bach semble ignorer l'inflexion vraie et ne s'attache qu'au rythme de la parole, presque toujours bien rendu) malgré le style si élevé et les beautés diverses qui abondent, il n'y a qu'une chose qui m'ait " empoigné ", c'est l'exclamation des disciples quand on vient d'arrêter Jésus " Ne lui liez pas les mains ! Laissez-le ! " qui éclate pendant que deux voix de femmes murmurent une plainte. C'est d'un effet admirable.

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N'est-il pas vraisemblable que les vers de Hérédia :

...L'ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d'or
Toute une mer immense où fuyaient des galères...

ont leur origine insoupçonnée dans ce passage de la Rose de l'Infante :

... Au fond de cet œil, comme l'onde vitreux
.................................................................
Ce que l'on. distinguait, c'est, mirage. mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent.

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Cela m'a amusé d'écrire cette scène de parodie (premier acte de la Carmélite) où de malheureux choristes épouvantés s'efforcent maladroitement de chanter en mesure au milieu des interjections furieuses des auteurs.

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En somme; que sera cette Carmélite commencée si nerveusement, si tristement ? En tout cas, il me semble qu'après cela, j'aurai le droit de faire " autre chose", ayant assez sacrifié, après tout, à la "vérité" et à la"vie".

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Un mot entendu de la bouche de Mlle H...
" Quand je voyage, avec ma sœur et mon frère, il m'arrive parfois de souhaiter un brusque et terrible accident de chemin de fer, afin de mourir tous trois ensemble !"

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Un rêve fait cette nuit :
" Venez, me dit Anatole France, je vais vous présenter à une personne charmante. " Et il me conduit dans un appartement élégamment meublé. Sur une chaise longue est couchée une jeune femme brune, assez jolie et très bien habillée. Je ne me rappelle plus de quoi nous causons tous trois, mais France se lève et dit : " Il y a près d'ici des bibelots tout à fait curieux ; je vais vous en apporter un. " Et il sort. La jeune femme, que je devine ou qui me dit être une actrice me montre alors une pendeloque qu'elle avait au cou, en émeraudes très pâles, où sont enchâssés deux portraits de Sarah Bernhardt. France rentre, portant une corbeille en fer tressé imitant l'osier et peint en rouge. " Voici, dit-il, une très jolie chose. " Je la prends et la mets dans un cache-pot suspendu par une chaînette au plafond. Puis nous recommençons à causer, la jeune femme et moi, pendant que France regarde les différents objets placés sur les meubles. Je me lève. " Il est temps de partir ", dis-je. Elle me murmure : " France et moi, nous notons toutes nos observations; les miennes sont aussi bonnes que les siennes. " Je vais serrer la main à France qui est dans la chambre voisine. Comme il s'est aperçu qu'elle chuchotait, il pense peut-être que c'était par coquetterie et me dit : " J'espère bien que vous n'allez pas tromper ce pauvre Flammarion ! "
- Quoi, dis-je, cette jeune femme ?...
-   Parfaitement, c'est Flammarion qui paie tout !

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Inconséquence des ironistes. Tout les fait sourire hormis eux-mêmes ! Des gens qui passent leur vie à tout nier, à rire de tout, prennent autrement les choses dès qu'il s'agit d'eux et n'admettent pas qu'on plaisante. Et les caricaturistes ! Pour la plupart cent fois plus ridicules et plus critiquables que ce qu'ils reproduisent avec exagération chaque jour !
Barrès se croit tribun ! Lemaître, délicieux apôtre du scepticisme, veut croire aveuglément à ce que disent des badernes, et ce critique aigu, ce connaisseur d'hommes se mêle soudain de politique et se " lance dans la mêlée " ! Et tant d'autres !
Et puis, il n'y a qu'à voir des auteurs qui blaguent les sentiments les plus naturels, le jour de la première représentation de leur pièce, de cette pièce où tout est moqué ou démoli. Ils sont tremblants derrière la toile de fond, cherchant à lire sur les visages les plus sots ou les plus indifférents une opinion qui les rassure, un suffrage, un encouragement, se montrant furieux ou blessés de la moindre critique même respectueusement formulée, attribuant le four à tout le monde excepté à eux-mêmes ou, si c'est un succès, s'en glorifiant avec orgueil !

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Ces pâles portraits de La Vallière ! La malheureuse ! On comprend en voyant ces traits calmes, ce teint anémique, ce maintien retenu, tout le bouleversement que dut causer dans cette tranquille nature l'invasion brusque et terrible de l'amour !
Mais elle n'était pas jolie. Ni oui, ni non; ces joues sans grâce, ces yeux sans flamme... tout son charme devait être dans la douceur, dans la faiblesse, dans la confiance abandonnée et impuissante.

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Ce Fagon ! Quel âne ! Chaque fois qu'il donne un avis, on peut compter qu'il sera reconnu faux ; ou bien, s'il guérit quelqu'un, c'est contre toute logique et toute raison. Partout où il passe, c'est l'aggravation et la mort ! Et Clément (21)qui soutient que la duchesse de Bourgogne n'est pas enceinte. Et tous les autres ! On s'étonne que les gens aient pu atteindre, ce temps-là, un âge moyen et que beaucoup plus d'enfants ne mourussent pas à la mamelle !

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Versailles. -
Les jardins anglais, s'ils peuvent avoir certains attraits, sont inexplicables. Y a-t-il quelque chose de plus irrationnel que l'assemblage, dans un circuit restreint, d'une foule d'arbres, de plantes, de fleurs sans parenté possible, venus de climats les plus différents et réunis d'une manière arbitraire, hasardeuse pour imiter la nature, alors que ces végétations sont inconciliables ? Donc, c'est bel et bien de " l'art ". Et alors quel est cet art qui n'a d'objet que l'absence de plan et de proportions, où l'œil ne peut embrasser un ensemble ? Du moins les jardins japonais, par les formes singulières et nettement factices des assemblages et des lignes, sont amusants pour l'œil, ils étonnent, ils charment. Mais ici, des massifs lourds, entourés de fleurs indifférentes, de feuilles d'un éclat souvent vulgaire. Une pelouse sur laquelle on est obligé de marcher pour apprécier la forme du jardin, nul équilibre, nulle cohésion, la vraie beauté des jardins, salons végé
taux et colorés, est dans un tout autre style, dans le style français que les gens trouvent monotone. La monotonie ! J'arrive à l'aimer quand je vois combien d'imbéciles la tiennent en mépris. (Jardin du Roi.)

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Vase de Mansart. Le goût et la richesse de cette guirlande ! Lilas ouverts, roses, tubéreuses, un œillet fané, une branche de mûres, des marguerites, des pavots, des anémones, toutes les fleurs gracieuses tressées en couronne ornant ce grand vase aux majestueux contours, encadrant, avec élégance, un faisceau d'instruments de musique, flûtes, pipeaux et cornemuse, suspendus en " grappe bruyante " au nœud souple d'un léger ruban. Plus bas, des feuilles d'acanthe donnent au pied une grâce sévère. (Allée de l'Hiver.)

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Y a-t-il un livre plus immoral que la Vie de bohème, et, en général, rien de plus antipathique que cette perpétuelle insouciance qui ne voit dans la vie qu'un moment à passer, qu'un prétexte de polissonneries sentimentales ! Au moment où l'on abandonne, dans la vie, l'action courageuse, stoïque, au service de la raison ou de la conscience, il faut adopter une passivité résignée et mélancolique, non cette ardeur idiote à ne rien faire. D'ailleurs, si ces héros de Murger étaient des gens propres au lieu d'être vêtus en " spectre solaire ", leurs actions sembleraient odieuses. Mimi, par exemple, quitte Rodolphe parce qu'elle a des ambitions d'élégance. Elle fait tout son possible pour "trouver quelqu'un ". Elle ne " trouve pas " et lui revient : preuve irrécusable de la toute-puissance de l'amour. Et puis, enfin, tous ces gens sans talent, ces fainéants, presque des escrocs !

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Parc de Versailles. -
Quinconce du Nord. - Des marronniers rouge-feu illuminent tout le quinconce après l'averse... Le ciel est rose tendre ; un feu d'artifice de feuillage. Je tourne la tête. Le château est en flammes dans un arc-en-ciel. Il flamboie tout entier dans la. lumière. Apollon et ses chevaux surgissent du canal avec le soleil. Personne dans le parc... L'arc-en-ciel, soudain, est pareil à un jet d'eau... Les arbres remuent et chuchotent. Ils sont verts, noirs, lilas. Les flaques d'eau sont incandescentes ; elles reflètent les fenêtres de la Galerie des Glaces. Splendeur claire, inimaginable magnificence. On éprouve comme une dilatation de l'être entier, tant tout est vaste, pur, mystérieux, doré ! Et vraiment le Roi était presque excusable, devant ces prodiges et dans son désir de les favoriser, d'oublier parfois les souffrances du peuple.

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Déjeuner chez Sarah. Arrivée de Laurent Tailhade étrennant son œil de verre à travers lequel il me reconnaît. Il me raconte en détail sa maladie et son opération. Il est bien élevé et affecte les façons de Mallarmé.
Sarah descend en redingote, culotte collante et bottes montantes, les cheveux relevés d'un coup, fixés avec une épingle, comme autrefois. C'est la coiffure qui lui va. Ce costume est un essai pour l'Aiglon. Pendant tout le déjeuner elle est exquise de vivacité et, par moments, admirable de fureur quand, revivant chaque scène, elle raconte de vieilles histoires. Au fond il semble qu'elle ait toujours raison et malgré tout ce qu'on peut dire il y a en elle un élément " brave femme " qui, très souvent, prend le dessus.

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Ce soir, Hamlet. - Sarah, inclinée, morte, sur l'épaule d'Osrick, les yeux mi-clos. Beauté inoubliable. Aussitôt après le baisser du rideau,, dans sa loge, je l'ai trouvée qui écoutait une petite fille de dix ans réciter des vers. Chagrin de la quitter, maintenant surtout...

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Le second volume du Journal de Delacroix et même la fin du premier dénotent un orgueil quelque peu déplaisant. Il y tranche de tout avec une assurance qui n'est point du domaine de l'homme. Sur la musique il dit sans broncher des choses absurdes, comme par exemple que Mendelssohn manque d'idées; et il le compare à Berlioz ! Sur Chopin, à côté de quelques observations assez artistes, tout un point de vue faux et un peu bébête. Enfin, désillusion.

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Dîné ce soir chez Mme Alphonse Daudet avec Drumont, Rochefort et Arthur Meyer. Une remarque de Rochefort : Où commence, où finit le chantage ? Ce mot est défini dans le code " menaces sous condition ". Donc, quand on dit à son tailleur : " Si vous ne réussissez pas mieux mon prochain gilet, j'irai chez un autre tailleur, ce serait du chantage ? " Lucien n'assistait pas au dîner, ne voulant pas s'attabler avec Rochefort, qui a jadis si mal parlé de l'Impératrice.
Ce dîner avait pour but la réconciliation de Meyer et de Drumont. A qui ferait-elle plaisir ?

 

 

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Une gaffe. Entendant le Grand-Duc Wladimir qui chantonne en fumant son cigare, je lui dis : " Monseigneur, est-ce que vous n'avez jamais chanté ? " - Non, me répond-il, d'une voix tonnante, dans ma jeunesse j'ai un peu chantonné, mais le commandement en plein air, le tabac, tout ça fatigue la voix; c'est à peine maintenant si je peux murmurer (sic) ; et puis, un prince qui chante, c'est ridicule. " Après avoir fouillé dans ma mémoire pour trouver un précédent illustre, je ne trouve à lui dire que : " Cependant, Monseigneur, Néron ?... " Et j'entends derrière moi ces mots prononcés d'une voix douce :
" Mais, mon cher, nous ne tenons pas à ressembler à Néron. " C'était la Grande-Duchesse.

 

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Mercredi 16. - Dîner Pourtalès. Le duc de Mouchy, vieux beau gras et futile, bienveillant, aimable, pomponné, cinglé, perché sur de hauts talons, le cou énorme et ridé bouffant au-dessus du col rabattu. La duchesse, une ruine harmonieuse; elle est simple et positive, comme toutes ces vieilles darnes du second Empire, mais aimable et douce; et puis, sur son visage où persistent quelques vestiges d'une beauté fière, les larmes ont laissé des creux profonds. Pendant que je chantais Cimetière de campagne, la pauvre femme ne pouvait se tenir de pleurer.. Elle se lève ensuite, et vient me trouver dans une pièce voisine où je bois un verre de champagne; et là, seule à seul, elle m'exprime son émotion. " Et j'étais tellement émue tout à l'heure, que je n'ai pas pu vous remercier. " Cette amabilité ponctuelle et simple d'une femme de son âge, si imbue de ses prérogatives et surtout d'une mère désolée, m'a vivement ému moi-même.
A noter : Mme de Pourtalès mettant un tabouret sous les pieds de Mme de Mouchy ; amitié de cinquante années !

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Déjeuner chez Mme Hayem. Ce vieux Izoulet (12) m'amuse. Il a le sens du comique, affiné par la familiarité des auteurs anglais. Ses anecdotes sont innombrables : il en a d'excellentes sur Hugo, sur Mérimée, sur Lamartine... " La vie de Swift est une comédie pour ceux qui pensent et une tragédie pour ceux qui sentent. " En sortant de ce déjeuner, j'avais mille idées en tête, le désir d'écrire de la musique sur les strophes supprimées du Lac... Mais une heure après je n'y songeais plus !...

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Ce soir, Esther chez Mme Duglé. Pourquoi ne pas avouer que je suis satisfait du chœur en sol ?

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Déjeuné seul avec Mme de Chevigné. Femme du dix-huitième, chez qui le sentiment se mue bientôt en esprit. Elle m'a raconté que la vieille Mme Delessert, dont Maxime du Camp est devenu amoureux quand elle avait soixante ans et qui, jusqu'à ses derniers jours, fut un modèle de luxe délicat et de distinction, disait à sa jeune amie Laure : " Quand une femme n'est plus toute jeune, si elle veut rester jolie, il lui faut très peu d'air. Vous autres ne serez pas de jolies vieilles; vous sortez en voitures découvertes, sans voile, vous ramez au soleil, vous vous exposez aux changements de climats, à la poussière... " Et je me rappelais ce que je disais, moi, à cette jolie miss X..., éprise de sports et de " fresh air ", et dont la peau commençait déjà à prendre ces tons de terre cuite que les Anglais trouvent " healthy "...
On disait à Mme Talma : " Quelle fierté ce doit être pour une femme de partager la couche d'un grand génie ! " - Détrompez-vous, répondit-elle ; tout ça f... le camp dans les tragédies ! "
On reparlait de l'entrevue que Bonnat avait ménagée au duc d'Aumale et à la princesse Mathilde dans son atelier, et pendant laquelle tous les deux, ne s'étant pas vus depuis trente ans, s'efforçaient de se mettre à contre-jour, afin de se dissimuler l'un à l'autre les altérations de l'âge. C'est toujours la même scène touchante; les deux vieux, dans l'Arlésienne et, dans les Mémoires d'Outre-tombe, la visite de lady Sulton à Chateaubriand.

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Les Origines de la France contemporaine (je veux parler surtout du tome 1er), n'est-ce pas un des plus beaux livres de la fin du dix-neuvième siècle ? Tout y impose le respect : l'amas des lectures et leurs corrélations innombrables avec le sujet; la sagacité; l'équilibre presque toujours irréprochable des idées; la sagesse des arrêts, l'ingéniosité des arguments : le style, autrement fort et sobre que dans d'autres ouvrages du même auteur et qui, par moments, égale celui des grands écrivains où il a fallu que Taine puise ses " documents humains " et dont il a gardé souvent le ton. De plus, ses conceptions sur la politique et la morale me semblent justes et telles qu'on n'en saurait proposer de meilleures.

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3 décembre. - Exaspération causée par certaines pièces d'Augier. Elles font prendre en horreur la vertu. Une implacable pruderie règne en ces ouvrages médiocres. Dans le Mariage d'Olympe, par exemple, certaines répliques des gens " vertueux " font dresser les cheveux. Et les invraisemblances de détail ! Et le faux bon ton ! " Une comtesse de Puységur ne doit pas porter des bijoux faux ! " Je n'ai jamais entendu des gens du monde s'exprimer ainsi. La bourgeoisie, si fière de ses droits " chèrement acquis ", comme elle est impressionnée, malgré tout, par la noblesse !

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Profonde émotion ce matin; passé deux heures au Conservatoire avec le manuscrit de Don Juan.

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L'homme qui, à l'heure qu'il est, sait mettre le plus d'amabilité dans un salut, c'est Little Titch.

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Judic m'a vraiment charmé ce soir par ses chansons. Elle a une vilaine petite voix, elle est grosse, âgée, et elle chante des chansons de jeune fille avec une telle grâce, que pas une seconde on n'est choqué. Son tact est inouï. Elle dit des chansons " raides ", aussi ; mais elle les dit de la façon fine et légère d'il y a trente ans, du temps de Meilhac, - de son temps, à elle ; cela passe tout seul, et pourtant il y a un petit couplet sur " la mousse "... Yvette n'a rien de plus indécent dans son répertoire. Mais Yvette le soulignerait, tandis que Judic le sauve par la candeur sans recherche du ton et du regard.

 

 

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Je pensais à la mort, au bord de l'eau, près du pont Royal, sous ces arbres qui font une ombre si douce et si sévère. L'eau caresse les grandes dalles de la berge.. Un pas, et c'est la fin de tout. Comment ne cède-t-on pas, quand la mort invite si paisiblement ceux qui souffrent sans répit dans ce monde misérable et où rien ne devrait les retenir ? J'ai jeté dans le fleuve ma cigarette brûlante; elle s'est éteinte avec un petit bruit semblable à un souffle.
En arrivant au pont Alexandre, je vois un attroupement; je m'informe : une femme s'est jetée dans l'eau du haut du parapet. Une demi-heure après, je suis repassé; on venait de la repêcher, morte; elle était jeune et jolie, assez bien mise et portait dans son corsage une lettre : " A mes sauveteurs "

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L'esprit, se perd quand on songe à ce qui eût pu survenir si Waterloo avait été une victoire, si toutes ces petites coïncidences malheureuses ne s'étaient pas produites : l'insuffisance de Drouet d'Erlon, la précipitation de Ney à interpréter l'ordre - peu clair, d'ailleurs - de l'Empereur, sa fougue impétueuse qui, après qu'il avait trop peu agi, le faisait trop agir et trop subitement, usant ses hommes; ceux de la réserve; et enfin ce lourdaud, cet entêté de Grouchy qui obéit lentement, qui, peut-être royaliste malgré lui, malgré son dévouement, obéit sans conviction. Jusqu'à la fin, Napoléon espérait que les petites erreurs du commencement seraient réparables, réparées (surprenante patience chez un tel homme, et que, peut-être, il n'eût pas eue avant l'île d'Elbe !). Mais lorsque les derniers instants sont arrivés, quelle douleur de s'apercevoir que, décidément, le hasard est contre lui ! Quel beau mouvement de désespoir que celui qui le pousse à vouloir combattre jusqu'à la mort Et quelle farouche résignation, quand Soult saisit la rêne de son cheval et l'entraîne...

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Dans Bajazet, pas un personnage attachant. Une jeune fille trop éprise et qui gaffe, une insupportable furie, un jeune homme d'abord plein de duplicité et ensuite de raideur, un ministre faux bonhomme. Le Sultan a bien raison de les haïr tous. Mais des vers admirablement coulés, et qui semblent venus comme viennent les soupirs et les armes.

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Bien des choses auraient choqué Gœthe dans l'œuvre de Wagner ; et ce sont précisément celles qui nous déplaisent aujourd'hui.

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Chateaubriand... Vigny... Poètes mouvants et sereins comme des arbres ! Ils ont les mêmes majestueux balancements, la même indulgente fierté.

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Qu'elles sont belles, ces pages aérées de l'Itinéraire ! Une brise lente et forte y circule. On y trouve aussi des passages piquants où l'homme se trahit et, qui ont dû faire bien plaisir à Sainte-Beuve ! Celui, par exemple, où, après avoir tracé le portrait grotesque d'un guide (avec un naturel qui atteste la sincérité du sourire), il a soin de se reprendre et d'effacer, pour ainsi dire, ses plaisanteries. Il ne veut pas qu'on le prenne en flagrant délit de blague.

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Il manque à la littérature moderne une Vie de Louis XIV par Sainte-Beuve. J'y pense chaque fois que, sous la plume de ce vieux bonhomme, passe le nom du roi.

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J'ouvre parfois Michelet à un endroit de l'histoire que je connais un peu, par exemple les dernières années de Louis XIV. Tout d'abord, je suis révolté : cette hâte insolente, ce manque de respect voulu et constant, ce ton bref qu'il prend devant les hommes et les faits, cette prétention à la sagacité infaillible, me crispent, ils détonnent avec le tableau que je me fais. Mais, peu à peu, je ne sais ce qui se passe, un charme agit sur moi, je cède au mouvement, j'épouse le coup d'aile, je ne me défends plus...

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N'est-ce pas à un M. de Montgomery que Sainte-Beuve, quelque part, adresse un avis vertement lancé finissant par ces mots : " Apprenez à mieux parler de Mme la duchesse de La Vallière. " Et, si je ne me trompe, c'est sur un autre Montgomery que Macaulay a écrit un article cinglant dans les Essays.

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26 mars, Nice. - Des hôtels, beaucoup d'hôtels, une foule énorme, des vieilles dames maquillées, des palmiers poussiéreux. Les villes de soleil, de prospérité lumineuse sont plus tristes que les autres au moment où le soleil se couche. Je l'ai remarqué à Séville, à Grenade, à Rome. Le contraste s'y accuse plus douloureusement entre le jour et le soir. Le regret de la clarté qui s'éteint répand dans l'atmosphère comme une angoisse.
Sensation de cuisante mélancolie, au crépuscule, en marchant sur la Promenade des Anglais. Le soleil disparaissait derrière la mer teintée d'orange et de rose et qui commençait à gronder sous le vent du soir. La ville, les réverbères s'allumaient et j'ai été assailli de réminiscences. Mais d'où ? de quand ? de quoi ? N'était-ce pas de Villers sur. Mer ? Peut être d'ailleurs ?...
Et puis, le frémissement de la mer est plus lugubre à proximité d'une vraie ville, d'une ville par elle même qui n'est pas seulement le complément d'un fragment de mer, la confrontation des efforts humains et de la mer, ce symbole de toutes les résistances de la nature, a quelque chose de tragique.

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J'ai assisté à une représentation de la Passion donnée par une troupe italienne. Médiocrité, saleté, ineptie. Quelques détails comiques et absurdes. Pourtant une chose vraie (à l'insu du régisseur) : Pilate était très sympathique.
Pendant les entr'actes, on jouait des petits morceaux de genre : mais tout à coup s'est glissée dans ce méli-mélo une valse de Strauss. Aussitôt, mon attention à quitté Jésus, Caïphe, le Mont des Oliviers pour s'envoler vers Vienne à l'appel de cet air mondain, amoureux et tournoyant.

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Le duc d'Elchingen me racontait ce soir qu'un vieux monsieur de ses amis, ayant eu les deux jambes fracassées dans un accident de chemin de fer, s'était traîné jusqu'au bord de la route et là, attendant les événements; avait allumé une cigarette. Il est resté deux ans au lit et marche maintenant comme tout le monde.

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Dax. -
Promenade dans la campagne avant de dîner, avec Mme de Saint-Marceaux. Deux belles filles hâlées et blondes préparaient de grandes bottes d'osier séché, courant autour d'une chaumière, dents blanches, corps souples, robustes, jambes nues sous leur jupon court. Impression singulière, trop violente, peut-être.
La maison natale de saint Vincent de Paul, toute petite et comme courbée, dans la campagne. On y a, naturellement, installé une chapelle avec tout ce qu'il faut pour prier. Dans un coin, une vitrine contenant un sabre, des épaulettes, des galons, une croix d'officier de la Légion d'honneur et cette inscription : " A saint Vincent de Paul, une famille désolée. " What rubbish !
En revenant, nous avons bu, à la porte d'une auberge, un petit vin du pays, dit " Vin Paillet ", fait d'un mélange de raisins blancs et de raisins noirs. Jolis verres rustiques sur lesquels sont gravées des pensées et autres fleurs gracieuses.
Relevé, sur le mur d'une petite chapelle du village de Buglose, entre cent autres inscriptions au crayon, celle-ci : " Vierge sainte, veillez sur mes actions et sur ma mère. "

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Je n'ai jamais vu d'aussi ravissant coucher de soleil que celui de ce soir, en revenant de Biarritz. Cette couleur " de la fleur du pêcher " que note Chateaubriand, miroitait dans la rivière argentée. Des petits arbres, dont la verdure pâlissait dans le jour déclinant, bordaient le chemin partout, une tranquillité délicieuse.
Jolie promenade hier à un moulin appelé le " Moulin d'Oro ", à travers les bois de sapins. Tous ces arbres minces et puissants sont munis de petites cassolettes en zinc qui reçoivent sans cesse l'écoulement baveux de la sève ; j'ai mouillé mes lèvres de cette sérosité odorante et j'ai été surpris de la trouver extrêmement fade. Des genêts jaunes, des fleurs de navets d'un jaune plus pâle; sous le ciel bleu roulaient des nuages ; une poule au plumage éclatant trottinait dans l'herbe.
Quelle fatigante mobilité que la mienne ! Hier, en lisant un article fort bien fait, d'Émile Michel, sur Vélasquez, j'étais plein du désir d'aller à Madrid revoir le musée du Prado. J'ai même consulté l'indicateur et télégraphié à Madrid pour demander s'il y avait, ces jours-ci, des courses de taureaux. Après quoi, j'ai flanché; le travail que j'ai à terminer, les petits embarras d'argent que me causerait ce voyage, - puisque je ne sais pas voyager sans beaucoup dépenser - l'ennui de ces dix-huit heures de train, m'ont calmé. Et ce matin, je ne pense plus à ce projet. que pour constater combien il m'est devenu indifférent !

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La lourdeur, l'ennui, voilà ce qu'il faut à tout prix éviter; les Muses ne portent pas de lunettes.

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Aujourd'hui, entendu pour la première fois la Patti, qui m'a stupéfié. Affreusement émue tout d'abord, elle a chanté l'air terrible de Linda de Chamounix d'une voix inégale, avec de nombreuses défaillances dans les passages d'agilité. Puis, un peu remise de son trac, Pur Dicesti ; un pauvre style; mais une voix dont la rondeur, la transparence, la douceur brillante, sont absolument incomparables. Ce larynx, après quarante-cinq années de travail incessant, garde une miraculeuse jeunesse; les muscles, les muqueuses, les cartilages sont intacts. La nature a veillé sur ce chef-d'œuvre né d'un de ses caprices.
Elle a chanté aussi Voi che sapete, Batti, batti; on sent l'absence de goût dans tout cela. Mais le charme de la voix est tel, qu'il comble les lacunes et masque les défauts de l'interprétation. Je suis allé la saluer et elle m'a parlé de Si mes vers avaient des ailes  (!).

 

 

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Pourquoi, chez les femmes, ce perpétuel besoin d'être une amie, qui gâte tout.

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Exposition des Whistler. ---- Le dernier mot, le comble, le triomphe du Goût. Chez cet artiste, tout est suggéré par le goût. Ce n'est pas seulement le goût dans la couleur, dans la ligne, dans l'arrangement, mais aussi et surtout dans l'idée.
Mais, il faut l'avouer, de la maladresse et quelque pauvreté se mêlent parfois à ce raffinement. En sortant de là, on aspire à voir une main vraiment dessinée, un nez correctement attaché, une figure belle et inexpressive.

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On sent toujours, chez Händel, le poète, le dramaturge emprisonnés dans la scolastique officielle. Bach n'est pas enchaîné; il est libre dans sa bourgeoisie, s'y meut sans entraves. Mais aussi, il n'a jamais rien exprimé qui se puisse comparer au " grand Darius baignant dans son sang " ou bien à l'inquiétude d'Alexandre contemplant sa mystérieuse Thaïs (13). L'intelligence, chez Händel, est sans cesse éveillée, en travail. Chez Bach, elle est envahie, noyée par les contrepoints qui pullulent dans son cerveau, qui circulent dans son être tout entier, par une économie mécanique et ininterrompue. Händel est visionnaire, objectif. Bach est toujours lui-même; il se substitue à tout et sa personnalité grandiose mais massive se place devant les images qu'il tente de se représenter.

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Franck est mort (22) sans avoir traité le sujet qui lui convenait. Il aurait fallu qu'il pût montrer, dans sa continuité, dans sa sérénité, son génie angélique. Dans les deux recueils de Pièces pour harmonium édités chez Enoch, on trouve des sublimités d'innocence, de piété contemplative, d'extase candide et dorée. C'est sous cet aspect-là qu'il est grand, inimitable. On a beau dire, la passion ne lui convient pas. Il ne s'élève vraiment jusqu'à la beauté absolue que par la rêverie ou par la béatitude brûlante et immobile. Il connaissait mal l'amour, il ne connaissait pas du tout la vie; mais des voix lui parlaient du ciel. C'est un illuminé doucement joyeux, souriant, un Fra Angelico, un émule de sainte Cécile.

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Versailles. -
J'y suis depuis plusieurs jours. L'automne est près de finir. Il n'a pas été aussi beau que de coutume, mais depuis hier le parc a revêtu son manteau d'or. Chaque allée, chaque quinconce a sa couleur particulière, mais toujours domine l' " amarante, que nous voulons trouver plus jolie que le vert (14) ", - et qui l'est !
J'ai fait une belle promenade; je me sentais imbibé de l'amertume de tout ce qui m'entourait. Le même combat qui se livre dans la nature est en moi. Tantôt j'étais ébloui, tantôt attristé, envahi de pensées désolantes. Un Apollon que j'avais oublié m'a retenu longtemps près d'un carrefour de buis taillé; sa placidité hautaine m'impressionnait, au milieu de la dévastation générale. Je pensais au statuaire qui l'avait sculpté et qui n'était même plus de la poussière, pendant que d'un regard intelligent la statue contemplait encore et semblait dominer le spectacle de la mort, de la ruine, de l'irrémédiable vieillesse qui s'étendaient tout. autour d'elle.
Et puis, j'ai longuement pensé à Marcel, à son isolement. Je le revois toujours près du lit de mort de Mme Proust, pleurant, et souriant au cadavre à travers ses larmes.

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Dîner chez Mme de Pourtalès. Élégance et futilité. Les L..., lui, d'une insigne insignifiance, elle, l'air d'une pipelette qui a fait ses classes. Les C..., personnifiant, lui, le Cercle, elle, la Myopie. Le ménage B..., la marquise de G..., férue en ce moment de spiritisme... Elle est d'ailleurs infiniment plus éclairée que bien d'autres. Alexandre de Gabriac, agréable et reposant. Je ne peux m'empêcher, pourtant, de me rebiffer quand il déclare que " Diémer l'assomme ", que " ce qui est intéressant dans la musique, c'est ce qu'il y a autour des notes " ; ce sont là des choses que nous autres avons le droit de dire, mais qu'il ne faut pas laisser dire aux profanes.
On parle d' " art ", on parle de politique, on ne dissimule pas les transes causées par la menace de l'impôt sur le revenu, on déblatère contre la démocratie, ce qui n'empêche pas Mme de C... de déclarer avec des frissons " qu'elle n'a jamais rien vu de plus sinistrement sinistre que le regard du Sultan ! " Le marquis de L... me confie avec mille réticences, pendant le dîner, " qu'à son avis (peut-être un peu osé, dit-il) la mort est un accident nécessaire auquel il faut se résigner ".
Cuisine exquise : des demoiselles de Caen farcies, des sarcelles préparées d'une façon qui ne se rencontre plus que là.
La maîtresse de la maison est réellement supérieure dans sa partie d'illustre mondaine. Sa coquetterie pour ainsi dire matriarcale, son amabilité savante et, avec une notion fort simpliste de la psychologie, sa perception aiguë des choses du monde composent un ensemble probablement unique aujourd'hui.

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Dans un article de Veuillot sur Hugo, il lui reproche, avec une ironie acrimonieuse et triomphante, de constamment contrevenir à ses propres lois, d'employer des périphrases quand cela lui convient, de ne pas dédaigner le " mot noble " dès qu'il se trouve dans l'embarras. C'est sans doute que Veuillot, grand prosateur, n'avait pas le sens des vers, ou n'était pas assez artiste pour comprendre qu'il n'est pas de formules, si défraîchies soient-elles, dont on ne puisse parfois tirer un parti brillant.

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Exposition des dessins de Beardsley (15). Ils m'ont laissé froid. Je ne goûte guère l'imagination arbitraire. Si l'imagination ne prend naissance dans le naturel, je ne la suis ni ne l'admire. Je n'aime pas les interprétations qui créent à côté du sujet qu'elles prétendent traduire. L'idéal de l'interprétation, c'est de dégager toute l'essence, de rendre tout l'esprit d'une idée, non de substituer à la lettre un esprit qui n'y est pas enserré et de méconnaître ce qu'elle recèle vraiment. Voilà pourquoi ces dessins, malgré leur fantaisie et leur habileté, ne m'ont causé que peu de plaisir. En outre, il y règne une continuelle laideur plastique; les corps, les visages sont affreux. Tout ce qui est ornements, hallucination linéaire dans l'arabesque, est délicat, intéressant et beau. Mais est-ce assez pour justifier tant de curiosité, tant d'enthousiasme ? La sûreté du trait, quelle que soit sa valeur et même sa mystérieuse poésie graphique, ce n'est pas tout !

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Il y a beaucoup à apprendre en scrutant la musique de Messager. Ses défauts sont exaspérants, ses charmes sont adorables; tout ce qu'il y a d'impatientant dans l'insouciante spontanéité d'un peuple demi-artiste, demi-lettré, demi-sentimental, y apparaît sous les formes les plus diverses. Messager est plus important qu'on ne croit dans la physionomie du caractère musical français. Et ce qui est certain, c'est que Massenet ayant dévié, Messager est vraiment le plus parfait représentant - on pourrait dire le seul représentant - en musique de l'âme parisienne. Moins épique, moins lyrique, moins grand, en un mot, Chabrier aurait pu l'être; Offenbach l'a été en son temps et pour son temps. Messager commence, peut-être, à dater un peu, non comme musicien, mais comme poète d'une époque.

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Cet après-midi, à Bruxelles, Salomé. J'ai donc enfin entendu le " chef-d'œuvre " ! Il m'a laissé bien froid. La danse de Salomé, d'un thème quelconque, se développe magnifiquement dans une lumière violente, crûment orientale, dans une atmosphère sensuelle jusqu'à la folie; cette danse est excentrique, mystérieuse, enveloppante ; ce passage est vraiment beau, malgré l'horrible motif chantant que râlent les violons à l'unisson et la vulgarité d'une sorte de strette à deux temps. Ce qui suit est beau également : la ténacité froide et terrible de Salomé. J'aime moins, je n'aime pas du tout, les offres d'Hérode et le silence qui accompagne l'attente générale. Mais la scène finale est franchement répugnante et la musique ne fait qu'en souligner l'horreur et l'erreur. Par-ci par-là des pages singulières, un orchestre toujours varié, puissant, partout une dextérité hardie, une plume frénétique, jamais lasse. Mais que de brutalité ! que de mauvais goût ! Des aspirations vers l'extase psychique qui retombent lourdement dans le plus grossier matérialisme ! Un continuel paroxysme de volupté hurlante, bavante ! Une lourdeur, une laideur harmonique dont on se demande si elle est toujours voulue, une totale incapacité de toute grâce, de toute simplicité... Mais surtout de l'hypertrophie, une grandiloquence débridée, des visions chargées de matière, de chair, de sang, une recherche perpétuelle de la monstruosité; une continuité fatigante, épuisante, tuante, de polyphonie, de combinaisons, de superpositions, de détails accumulés, une prolixité qui rebute.
Salomé ! Jérusalem ! La fatalité insoucieuse et terrible du temps qui passe; la poésie pénétrante des nuits d'Orient, qui aurait rendu plus effrayant l'affreux épisode sanguinaire; l'aspect extérieur des choses, - tout cela n'est même pas indiqué.


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La plupart des gens ne peuvent désassocier l'admiration que leur inspire un être vivant, du désir de le posséder. C'est comme si l'on ne pouvait admirer un arbre sans avoir envie de coucher avec. Et on peut se demander s'ils sont vraiment, capables d'admirer un arbre.

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Après avoir fait d'Oscar Wilde un demi-dieu, on méconnaît aujourd'hui ses rares et grandes qualités d'esprit; on le trouve démodé. Que dirait-il de cela, lui qui a si bien parlé de la " fashion " et qui en connaissait les retours autant qu'il les redoutait !
Lady Windermere's fan est une jolie pièce, très brillante, à la Dumas fils, mais avec une sorte de poésie dans l'esprit, que Dumas n'avait pas.

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Hier soir encore à l'Opéra-Comique : Iphigénie en Tauride. Que c'est beau !
J'ai particulièrement remarqué, et plus que l'autre jour, l'intervention des cris plaintifs des jeunes filles dans l'air d'Iphigénie.
Elle les hypnotise, elle les force à pleurer par ses plaintes persistantes et implacables, elle leur arrache un éclat de douleur qui, brusquement, la laisse comme sur un piédestal de clameurs.
Un petit accident a troublé le calme de la scène du sacrifice, mais sans altérer l'impression profonde de cet admirable moment.
Mme Caron très bien.
Au milieu de tant de beauté, il y a des longueurs qui viennent de la pénurie d'harmonies marquantes. Il s'en trouve parfois, mais pas souvent. Gluck manque de vocabulaire. Mais, comment lui reprocher un si petit défaut ? Je n'y songe pas et ce n'est là qu'une observation en passant. J'ajoute qu'une autre cause de longueur dans les moments de violence (car elle n'apparaît que dans ceux-là) est la distribution souvent trop lente de la parole. (Erreur grave à éviter soigneusement : voir l'Invitation au voyage de Duparc.)

 

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Oh ! le sourire, à la fois hébété et malin qui apparaît sur la face des imbéciles lorsqu'ils entendent une " parodie musicale " ! Il suffit de mélanger la Marche des Petits Pierrots avec la Mort d'Yseult, de présenter sous une forme fuguée le Père la Victoire ou de jouer la Bénédiction des Poignards en valse, pour être certain d'un " effet " : les auditeurs s'exagérant la science que nécessite un pareil exploit, s'exagèrent aussi le mérite qu'ils ont à l'apprécier; c'est d'eux qu'ils sont contents alors qu'ils vous font un succès.

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Au Louvre. -- Ce matin visite au Louvre. Je me suis mieux rendu compte des contributions architecturales des différents souverains.
Les nouvelles salles sont bien arrangées. Tout paraît nouveau. Bien des belles toiles sont révélées. La galerie de Rubens est éblouissante; les petites salles hollandaises attirent et retiennent par leur concentration. Beau tableau de Caravage : Un Concert. Intensité d'intention et de sentiment. Voilà ce que donnent bien peu de peintres italiens.
Dans son Dante, Delacroix préfère aux autres la tête de l'homme qui veut grimper dans la barque..Je l'ai longuement regardée ; elle est sinistrement sournoise et le regard serait effrayant si l'œil gauche n'était, ce me semble, d'une expression un peu faible, surtout à côté de l'autre, si terrible et si douloureux dans son éclat sanguinolent.

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Exposition Rodin. - Comment formuler une opinion sur cet artiste étonnant ? A côté des choses profondes, de véritables enfantillages ; des excentricités inconscientes, débordements d'un organisme puissant mais sans contrôle, et sans mesure.
Et puis, le naïf orgueil de cet homme ! Il a exposé des dessins qui dépassent tout en laideur ou en insignifiance. Il y en a, qui par un brusque raccourci, un mouvement souple et fort, montrent le sculpteur habile, savant. Mais la plupart sont inconcevables. Et il fait photographier en fac-similé des gribouillages informes, des divagations oiseuses, comme si chaque trait contenait des prodiges de beauté.
D'ailleurs, il ignore la pudeur de la création ; il aime à révéler ses projets, ses ébauches, ses tâtonnements. Par suffisance ? par naïveté ? par un manque de goût et de sens critique ?
Quand il veut exprimer une idée, ses symboles ne sont pas clairs; ses sous-entendus manquent de netteté. Il arrive toujours un moment où l'on est obligé d'y mettre du sien, de collaborer...

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Combien l'amour est parfois humiliant ! Pourquoi tenons-nous tant à certains êtres qui n'ont rien de plus que les autres et dont nous constatons nous-mêmes la médiocrité ?

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Malgré tout, quand je pense aux actrices dans l'intimité, je me dis que les " bourgeois " n'ont pas tout à fait tort en hésitant parfois à les recevoir. A part Sarah, déesse et reine, et Bartet, si comme il faut, si fine et si prudente, elles sont vraiment impossibles ! X..., malgré tout, pleine d'équivoques et de sourires à clin d'œil ; XX..., si bruyamment voluptueuse, débridée dans son rire, criarde et bavarde quand elle n'est pas maussade ! B... aux yeux noyés, semble-t-il, de larmes spasmodiques...

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Déjeuné dans un restaurant. chinois. Un des garçons (chinois) reçoit une lettre; il l'ouvre, la lit, sa figure grimace douloureusement, un profond soupir sort de sa poitrine et il pleure en remettant la lettre dans l'enveloppe. Puis il reprend son service.

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Chez Durand-Ruel. Je ne puis me faire à certains Degas, vraiment trop antipathiques. L'école du laid a régné. pendant bien des années ; elle règne encore. Mais ces paysagistes ! Rousseau est peut-être le plus poète des paysagistes, il sait mettre une aération sublime dans ses campagnes.
Chez Corot, le peintre est bien supérieur au poète. Ce qu'on prend chez lui pour du charme poétique c'est de la peinture.
Dupré, presque un émailleur. Matière riche, cuite, grasse, éclatante, aux tons de fournaise et d'herbages. J'aime Daubigny dans ses eaux.
Monticelli. Savoureuse bouillie de couleurs d'où surgit toute une fantasmagorie mondaine, avec des corps de femmes opulents; élégants.
Delacroix m'emballe et me déçoit tour à tour. Je ne parviens pas à savoir au juste ce qu'il m'inspire. Chassériau me charme ; c'est un lettré, un puriste influencé par Delacroix, mais qui n'abdique rien, pour cela, de son idéal linéaire.
Eugène Lamy a, dans ses ébauches élégantes, des traits de maître, un goût fin du coloris, un faire aisé et gentlemanlike.
Courbet. Rude et saine conception de la nature; aucune sensibilité nerveuse.
Étant aphone, j'ai passé ma journée à lire les Ennemis de Racine, livre amusant, profitable à tous ceux qui se mêlent de production théâtrale.

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L'intransigeance m'agace. Je ne puis concevoir qu'on ait assez peu de sens philosophique, de goût, de mesure et d'espace dans l'esprit pour se contenter d'apercevoir les choses d'un seul côté. Il me semble que le seul vrai charme de la vie, c'est cette délicate et sensible prudence qu'on doit apporter à toute appréciation, à toute solution, l'émotion tremblante de l'esprit à l'approche d'une proie (16)...

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Dans Chopin on est frappé du parfum amer qui flotte sur tout. Aux moments mêmes où il est souriant, idéalement lumineux, un regard sombre et désolé vient se poser sur cette magie. Traduit-il son âme ? Son cœur ? Ou bien sa chair ?

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Exposition de nids d'oiseaux. --- Quelques-uns sont merveilleux de grâce et de goût; on y voit des graines légères, des brins d'herbe colorés. D'autres sont couverts et entourés de duvet. Il y en a qui sont enlacés à trois branches ; d'autres fermés de partout. Il y en a d'une solidité, d'un condensé incroyables; aucune maçonnerie n'est mieux combinée pour tenir le vent,. Il y en a de si frêles et si légers qu'on s'étonne qu'ils puissent résister : ils doivent se balancer aux branches comme des fleurs, tout-puissants contre l'intempérie. Abris tissés par l'amour.

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J'ai essayé ce matin, et de la façon la plus maladroite, une petite " pochade " au parc Monceau. Énervant. On est affolé par la multitude de détails à indiquer. Mais quelle différence avec notre travail de musique, si aride, si ingrat ! Encore n'ai-je pas le droit de trop me plaindre, moi qui puis me jouer et me chanter ce que j'ai fait. Mais ceux qui, après avoir peiné sur des portées pendant des mois, n'ont pas même la consolation de pouvoir se faire entendre à eux-mêmes le résultat de tant d'efforts ! Je les plains et comprends leur aigreur, leur haineuse acrimonie.

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Hôtel de Soubise ; les Archives. La cour splendide m'emplit de cette mélancolie que provoque toujours en moi le style Louis XIV.
Autographes. François 1er. Sa signature est un dessin d'ornementiste ; l'Y, l'S, l'A, sont des fleurs élancées, très Valois. Le contrat de mariage du Grand Condé, ce contrat, signé malgré lui ou plutôt signé à condition qu'il y fût mentionné qu'il prenait Mlle de Maillé-Brézé contre son propre gré... Des signatures de lettres de Louis XIV, très belles, d'une majesté impérieuse.
Peintures de l'Hôtel de Ville : amas d'horreurs entassées au milieu de décombres encore.

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Donner des leçons de chant à une jeune fille peu douée est une piètre occupation et que peut seul justifier l'amour du lucre. Il faut renoncer à faire entendre à ces cerveaux parfois dociles mais généralement médiocres, le plaisir infini qu'il y a à bien chanter et les imperceptibles nuances qui distinguent quelqu'un qui chante bien de quelqu'un qui chante moins bien ou qui différencient deux personnes qui chantent mal.
Nul n'ignore qu'une voix incertaine, une prononciation incorrecte et un goût sordide sont presque toujours les principaux traits de la jeune fille qui chante et qu'elle n'est dépassée en horreur que par la dame qui " dit " !

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Il serait intéressant d'écrire une vie de Lully où défilerait toute la cour de Louis XIV et où l'on examinerait de près l'œuvre immense de ce maître, fondateur de tout ce qui est beau dans la musique dramatique française. Les Italiens d'Italie avaient le sentiment lyrique. Lully seul a eu l'intuition de ce qu'était la déclamation musicale française, Gluck, en Italie, a fait Orphée; mais quelle distance, au point de vue de la déclamation, entre cet ouvrage et ceux qu'il produisit par la suite, en France. C'est dans les derniers que son génie si verbal s'est le plus magnifiquement développé. En somme, ce qui me plaît dans Gluck, ce ne sont pas ses accords de septième diminuées aux trombones, ses sombres et terribles accents d'orchestre qui n'étaient pas difficiles à dépasser, c'est cet amour qui unit l'âme de la parole et celle de la musique ; et cela, c'est Lully qui, le premier, l'a fait voir.
J'ai passé de curieux instants à lire, à regarder la partition d'orchestre de Phaéton, d'Amadis; quels beaux efforts ! Les fautes qui, d'ailleurs, abondent dans ces manuscrits superbes et tracés à la française, se sont reproduites dans les éditions.
Je ne dis pas que je n'entreprendrai pas quelque jour ce livre important, mais qui sera bien ennuyeux à écrire !

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Bibliothèque de l'Opéra. Orchestre d'Ascanio. Dans les passages de chaleur sourde, doublure d'une ligne de cordes simple par une autre en trémolo. J'ai employé récemment ce moyen et suis fier de le retrouver ici. Ne pas craindre, dans des motifs bien établis, de conserver assez longtemps le même procédé.

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La Loïe Fuller n'a jamais eu l'idée de faire composer de la musique pour elle par un véritable artiste. Lacune.

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Un amour " profond ", " épuré " et " ayant ses racines dans l'âme ", résiste-t-il à un eczéma chronique sur le nez ?

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Je ne crois pas qu'on puisse être plus sensible que moi aux nuances de l'accent et de la voix ; je pourrais les classer par degrés infimes. Et je pourrais presque même deviner la voix d'une personne en la regardant.

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Lu un article intéressant sur les mines et les mineurs. Il y a je ne sais quoi de poétique dans cette vie noire, cachée, où s'élabore l'éclat du monde. L'or, le diamant, toutes les splendeurs péniblement arrachées des entrailles de la terre au prix d'efforts et de dangers incessants causent là-dessous des morts innombrables, tandis qu'au-dessus on en jouit insoucieusement.
Ainsi ces mineurs font cela pour vivre... De quelle vie ! Ce travail épuisant, à quoi leur sert-il ? A manger. Et pourquoi manger ? Est-ce pour pouvoir profiter des biens de ce monde, des trésors de la nature, du ciel, de l'air, de tout ce qui fait qu'on vit, de tout ce qui fait la raison de vivre ? Pas du tout. S'ils mangent, c'est pour continuer de fouiller la terre dans des caves sombres et glacées. C'est pour vivre ainsi que ces malheureux gagnent leur vie. Étrange prestige du mot vivre !

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Je suis entré ce soir un instant à l'Opéra-Comique : Manon. Le duo du Séminaire est vraiment beau et charmant. Le fragment. " N'est-ce plus ma main " ne me plaît plus, mais le reste m'enchante encore. Exécution pitoyable.

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On m'a conduit chez un Japonais qui fait des laques. Figure aimable, douce, appliquée. Il peignait des cigognes blanches dans de légers paysages d'herbe et de fleurs. Je lui ai acheté le petit plateau composé sous mes yeux ; je l'ai même prié de ne pas y mettre de ces petites fleurs rouges qui sont d'un ton commun, et de signer, ce qu'il a fait en souriant. Ce spectacle m'en a plus appris sur l'art japonais que bien des livres et des expositions. J'ai compris, en voyant cet homme, un des secrets de son art : la spontanéité préparée. Pas un trait inutile, pas une divagation. L'impression ressentie est longuement incubée et seulement quand l'artiste en est saturé, il la reproduit vivement, sans tâtonner.
Quel rare plaisir de voir s'épanouir cette fantaisie voluptueuse ! De grandes fleurs s'ouvrent au hasard, semble-t-il, dans l'air transparent d'une laque ou d'une porcelaine... Les cigognes, d'une vérité, d'une variété d'attitude inouïe sont formées par de petits traits sûrs, sans retouche. On voit naître des brins d'herbe, des fleurs blanches à cœur jaune, créés d'un petit mouvement rond de la main... Largeur de vision et minutie de touche.

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Banquet en l'honneur de Colonne. Toute la musique. "Cuisine infecte. Les toasts, modèles de fausse sincérité. Berlioz-Colonne, Colonne-Berlioz ! Le seul discours réussi était celui de Colonne lui-même, célébrant la mémoire de Pasdeloup et de Lamoureux, et dit avec un grand art des nuances. Pendant que parlait je ne sais plus qui, Fauré me dit, à l'oreille : " Moi, j'ai envie de porter un toast aux compositeurs qui ont fait la célébrité de Colonne. "

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Lettres de Glück. -- Une ou deux intéressantes comme profession de foi, quoiqu'il semble attribuer à sa volonté et à son travail ce qui n'a été que le fruit de son instinct, de son génie (c'est toujours la même chose). Un peu d'orgueil, mais cela ne choque pas.

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Ou nous embête avec les " éclairs de génie " de Pierre Dupont ! Je ne conteste pas qu'il ait parfois un sentiment assez juste de la nature. Mais dans l'ensemble, rien de plus plat, de plus nationaliste ! Et puis il n'y a pas dans tout cela un rythme, un refrain trouvé. C'est à des hommes comme celui-là que la France doit ses travers, ses défauts.

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Rencontré Georges Cain sur le quai. En apprenant que je ne connais pas l'ancienne Cour du Commerce, il bondit; ce lieu est son " Baruch " du moment. Il me saisit par le bras et m'emmène. Petit coin noir et frais, où des maisons, serrées les unes contre les autres, maintiennent, accumulées, des souvenirs sinistres. De là, nous allons visiter le Coche d'Orléans où des poules et des chevaux qu'on ferre ont un air d'autrefois, et que l'imagination peuple d'une foule remuante. Puis, au "Compas d'Or", où se trouvait également un départ de coche (rue Montorgueil), nous entrons aussi et humons, en même temps qu'une atroce odeur de foin pourri, un parfum ancien qui sort des vieilles poutres entre-croisées où se retrouve sous un aspect vulgaire le goût exquis du dix-huitième !

 

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Il est émouvant d'observer les machines en mouvement et surtout leurs parties les moins importantes en apparence. De petites roues lentes, des leviers à allure paresseuse qui font leur travail avec une périodicité infaillible ; de petites lames minuscules, rapides, violentes, à l'air étourdi qui vont et viennent comme des folles ; des barres plates, des tringles, des boules suspendues qui, longtemps immobiles, s'éveillent soudain en sursaut et retombent dans leur inaction pour un temps mystérieusement prescrit... Chacun de ces organes a sa physionomie propre, on pourrait dire humaine ; il est prodigieux, le travail du cerveau qui, une fois les grands mouvements créateurs imaginés, arrive à former la physiologie raisonnée dont il dote à son gré ce grand corps de fer.

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Essais de Taine. - J'aime à présent cet écrivain. Il me satisfait sans doute parce qu'il ne dépasse pas la limite de ce que mon esprit embrasse aisément. Je lui trouve une verve, une justesse de coup d'œil remarquables. Malheureusement, il écrit sans originalité; en le lisant, on n'est pas sollicité par tel ou tel attrait extérieur (contrairement à ce qu'affirment même ses adversaires). Mais il me semble que tout est bien pensé, vigoureusement construit et fortement dit.
Ses articles sur Michelet me confirment dans mon goût. Je pense et sens comme lui à l'égard de ce grand poète. Je l'admire peut-être avec plus d'abandon, parce qu'il me fascine et me possède dès que je commence à le lire. Mais je ne comprends rien à son Histoire de France, quand il s'enfonce dans la politique, dans la psychologie politique. Des éclaircies grandioses, des étapes de repos et de lumière où le génie et l'amour brillent et réchauffent. Mais comment trouver un renseignement précis, une clarté modérée et complète sur un point voulu dans cet amas d'apostrophes, d'idées complexes, de vaticinations énoncées dans la fureur ou dans l'extase ?

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Il ne faudrait jamais permettre à qui que ce fût de formuler une opinion sur l'art, sans la faire suivre d'éclaircissements et de justifications.
Si tous les artistes se donnaient le mot pour exiger des dilettantes ce même effort, on parviendrait à dominer, dans une certaine proportion, le nuage d'erreur et d'ignorance qui pèse sur les cerveaux en ce qui touche l'art.
Ne jamais souffrir, par exemple, que quelqu'un s'écriât, avec enthousiasme, entendant. prononcer le nom de Mozart : " Oh ! celui-là !... " sans lui adresser d'un ton sec, cette question : " Vous dites ? " ou bien : " Pourquoi aimez-vous Mozart ? " et ne pas céder d'un pouce !

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Versailles. -
Je commence l'Enfant de volupté. Sentiment amoureux répandu partout, mais que c'est bien d'un Italien ! Très intelligent, très supérieur, mais enfin un Italien d'aujourd'hui. Malgré tout, il est " en retard ".
Cette phrase est typique : " Une page classique d'O-Kou-Saï, le grand artiste. " Quelques banalités, de-ci, de-là : une table " ornée de portraits de femmes et de fleurs ", un " bras nu sur la manche d'un habit ".

 

 

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Assez bon dîner ce soir. Continué l'Enfant de volupté. Jusqu'à présent, ce livre ne me ravit pas; je suis énervé par la continuelle spécification des moindres objets : pas une broche qui ne soit de " Verrochio ", pas un meuble qui n'ait été dessiné par un tel, pas un verre qui n'ait été soufflé par tel autre. Mais je dois dire qu'il y a, dans le groupement de certains objets, un sens supérieur du beau.

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Taine continue à me plaire par son abondance fiévreuse, sa loyauté, quoique j'aie moins de goûts communs avec lui qu'avec Sainte-Beuve ; celui-ci me parait être la suprême expression du Goût ; c'est un butineur de la vie et de l'art. Son style m'enchante. Celui de Taine me laisse froid ou me fatigue par sa densité.
Taine aime par-dessus tout la force, le relief, les grands efforts, même stériles. Il ne peut, malgré son équité, sa. lucidité, s'empêcher de les préférer à ce qui est émondé, choisi, achevé. Mais quelle vision nette et claire, quelle suite dans la fougue ! On peut lui reprocher d'insister parfois sur les causes gagnées d'avance et de vous enfoncer dans la tête, à coups répétés d'éloquence, ce qu'une phrase aurait suffi à vous faire admettre.

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Le chapitre V de l'Enfant de volupté est très beau d'un bout à l'autre. Il s'agit de deux êtres unis par un lien uniquement physique. Il y a là des traits qui témoignent d'une exceptionnelle expérience voluptueuse ; et pourtant rien de vulgaire : tout se transforme sous la main de l'artiste.
Ce qui suit est moins heureux. Et puis, pour un roman, il s'y passe vraiment trop peu de chose ; car ce n'est ni une action matérielle, ni une action psychologique; rien que des faits courants, entourés de luxe et de rêverie et dont quelques-uns sont magistralement racontés (comme la course, le duel, etc.).

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Rapports entre les gens dix-septième siècle français et les antiques, surtout avec les Latins (car les Grecs connaissaient la frénésie), surtout dans le désir et l'habitude de dire bien et jusqu'au bout, sans se presser, tout ce qu'ils ont à dire.

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Terminé l'Enfant de volupté. Les derniers chapitres sont assez beaux, mais que de longueurs ! Le héros est insignifiant ; il a beau être grand seigneur, artiste exquis, voluptueux raffiné, créateur, poète, homme du monde, homme d'esprit, amoureux vainqueur, ce n'est qu'un très médiocre personnage et sa vie ratée ne vient pas seulement de son mensonge, mais de ce qu'il n'a pas grand'chose en lui. Et puis, il est irritant de lire la description de merveilles délicates et profondes créées par cet être conventionnel et banal. Où est-il, l'homme du monde sportif, flirteur, qui serait capable de composer ces admirables sonnets, de buriner ces gravures étranges, etc. ? Il n'existe pas. Or, c'est une erreur que d'appliquer un système d'observation juste à des personnages faux.

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A Trianon aujourd'hui. Jolie lumière dorée dans le salon de musique aux riches broderies de bois blanc, dans la chambre à coucher, sur le perron. A travers les fenêtres je regardais la splendide dévastation de l'automne. Solitude, silence de ce parc ! Et puis, comme disait le gardien : " La Reine n'a pas vu les arbres aussi beaux que nous les voyons maintenant. C'est dommage ! "

 

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Paris. -
Je n'ai fait que parcourir le Journal d'Amiel. On y sent une âme d'élite, un esprit sensible et profond ; mais combien tout cela est suisse. Cet homme est à plaindre, mais n'est-il pas un peu ennuyeux ? Il n'a rien fait, rien du tout, et il craint tout le temps de n'avoir rien obtenu de la vie ! N'a-t-il pas perdu beaucoup de temps à se contempler soi-même ? Occupé sans cesse à épier les moindres mouvements de son âme inquiète, il a laissé. filer les heures, les jours, les années... Au fond, il était né pour écrire ce journal-là, et voilà tout.

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Depuis que les Études latines ont paru j'ai reçu exactement deux lettres " complimenteuses ". Aujourd'hui, j'en reçois une troisième qui n'est pas même cela : le prince de Polignac me remercie, après plus de deux mois, " de mon aimable envoi ".

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Rien en littérature ne me donne autant la sensation de la finesse et de la parfaite clarté intellectuelle qu'une Note de Sainte-Beuve. Les Appendices de Port-Royal me transportent.

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Hier soir, étrange dîner en tête à tête, dans son salon d'hôtel, avec la duchesse Paul de Mecklembourg, si l'on peut appeler ainsi un dîner avec une personne qui se lève à tout moment pour aller dans sa chambre d'où elle ressort, tantôt en peignoir, tantôt en robe de soirée bleu-ciel, avec les cheveux dans le dos et qui vous laisse seul chaque fois pendant plus d'un quart d'heure. Le garçon apportait et reportait les mets, dont je mangeais des bribes. A un moment donné, mon hôtesse, réapparaissant dans un accoutrement insensé, lui prit des mains un plat de goujons frits, qu'elle me présenta debout, à ma gauche, comme l'eût fait le garçon lui-même ; après quoi, elle redisparut. Ce n'est qu'au moment de la glace et du dessert, qu'enfin complètement habillée et couverte de bijoux, elle resta assise pendant quelques minutes en face de moi. Là-dessus est arrivé, à ma grande surprise, Mounet-Sully ! On est venu dire que la voiture était avancée et. nous voilà tous les trois en route pour aller assister dans un quartier lointain, chez des particuliers, à une représentation de marionnettes donnée par Judith Gautier. La duchesse ne m'avait nullement fait prévoir cette sortie ni ce divertissement, où trois fauteuils nous étaient réservés au premier rang. Séance inénarrable devant un public entassé et composé de gens bizarres. La pièce, jouée par les marionnettes, était de Judith ; drame japonais assez confus, avec musique de Bénédictus. C'était interminable et il faisait une chaleur atroce. Personne n'était " habillé ", excepté la duchesse, avec sa robe bleue et ses diamants, Mounet et moi. Isolés sur nos trois fauteuils, nous étions la cible de tous les regards. Enfin, à la seconde même où j'allais m'endormir, la duchesse s'est levée brusquement sans scrupule de troubler la représentation et après un geste d'adieu très aimable à la grasse poétesse, s'est frayé fièrement un passage vers la sortie, suivie de Mounet et de moi, gênés et ahuris. Tout cela m'apparaît à présent comme un cauchemar burlesque !

Judith Gautier
Mounet-Sully

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Les moindres épisodes de la vie courante que j'observe autour de moi se répercutent dans mon imagination avec des développements de toutes sortes. Je ne peux jamais me contenter de ce que je vois, de ce que j'entends ; c'est comme si en même temps qu'un son j'en en percevais les harmoniques...

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Versailles, -
Me voici de nouveau à Versailles. Très heureux de ma première journée. Ce matin, en entrant dans le parc par la grille de Neptune, j'ai sursauté. Je ne croyais pas que ce serait si beau et j'ai trouvé, tout le long de la journée, de nouveaux enchantements. On dirait que les jardins sont illuminés, à cause de l'amoncellement incroyable des feuilles d'or, de la transparence brillante des arbres d'or.
Cette tristesse au milieu de l'opulence, cet automne de pourpre, d'or, l'aspect barbare des horizons, les brusques rencontres scintillantes qu'on fait aux coins d'une avenue, l'accablement de l'eau dans les bassins où s'agglomèrent lentement des nappes d'or, l'égarement des statues dans cet embrasement (les Amours du bassin sont transformés en petits faunes gorgés de plaisir, qui triomphent bruyamment sur des débris piétinés), l'animation silencieuse de cet immense parc solitaire et peuplé !...

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L'automne n'est pas si triste à Versailles que l'été. On y sent moins de contradiction avec l'esprit du lieu. Et la magnificence des palais, la couleur barbare des arbres empêche, en captivant seulement les yeux, de méditer sur ce grand cadavre.

Le parterre d'eau ! Splendide merveille. Par cette heure d'automne, quel charme plane sur tout cela ! Le vent fait frissonner l'eau des deux grands bassins et passe comme une brise marine sur le front du palais. Trois petits amours, robustes enfants des fleuves éclos par une magie mythologique sous une main française, forment le groupe le plus charmant ; ils tiennent des couronnes de roses. Une colombe familière, un lin mouillé qui palpite au vent plus loin, une nymphe à demi couchée parmi les fleurs et les coquilles marines appelle d'un geste noble et gracieux ses compagnes invisibles, tandis que le vieux fleuve appuyé sur son dauphin ruisselant, sourit à un petit amour renversé. Des spectres, des couronnes, des vignes, des diadèmes légers, de l'eau, des fleurs, tels sont les ornements de ces personnages qui vivent, respirent, agissent dans un rythme ininterrompu, en ce lieu incomparable où l'art combat sans cesse les forces coalisées de la mort et de l'oubli.
Le parterre d'eau et la terrasse forment un des ensembles les plus complets de Versailles. On y évoque facilement des ensembles humains d'une passionnante vérité. On se figure, sans effort, par une belle soirée d'été, après le souper du roi, une affluence choisie qui vient, en potinant, respirer un peu d'air et de liberté avant de gagner les salons où s'accompliraient les rites inévitables de l'étiquette... Merveilleux champ de rêverie que ce mobile et majestueux parterre; que n'a-t-il conservé dans le miroir de ses eaux les figures immortelles et disparues de ceux qui l'ont animé de leur grâce, de leur génie, de leur étrangeté, de leur noblesse !

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Prodigieux effet de couleur ce soir dans le parc, où j'étais subjugué depuis des heures sans pouvoir m'en aller. L'allée du tapis vert est orange et le canal est bleu de France ! Si ce n'était admirable, ce serait horrible.

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Etonnant portrait du maréchal de Boufflers par Rigaud. Ce peintre n'est pas un vrai peintre de cour ; il est brutal sous ses dehors de courtisan ; il sait indiquer les imperfections physiques et morales. Dans ce portrait il y a deux choses incomparables tant au point de vue de l'observation que de la facture : le coin de l'œil droit, congestionné, un peu larmoyant, - seule faiblesse de cette physionomie vaine et courageuse, -- et les bouts des doigts d'un gant pas assez entré : ceci dépasse tout par la rapidité, l'infaillibilité hardie du coup de pinceau.

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Entré au tribunal correctionnel. La justice à Versailles est aussi injuste qu'ailleurs.

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Quinconce du Nord. - Rien de plus beau, de plus charmant, que la rencontre brusque d'une jeune statue au-dessus de laquelle brillent les dernières feuilles claires d'un arbrisseau jauni. On dirait que le prestige de la déesse empêche cet arbre-là de mourir comme les autres.
L'automne est le coucher de soleil de l'été.

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Ce soir, couple de jeunes mariés.
Ils ne se disent pas un mot : la femme est laide, l'homme a l'air bourru et sot. Il gourmande indolemment le garçon. Elle dit que le café est bon ? Il prend le Temps et commence à le lire. Elle prend le Figaro. Et il dit qu'on fasse du feu dans la chambre.
Fichue noce !

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Jeudi. - Mlle Aline (17) me raconte que du temps où Thiers était Président de la République, Mme Thiers avait conservé dans son intérieur, même alors qu'elle recevait, le train ou plutôt le train-train qu'elle avait toujours préconisé; elle était d'une avarice sordide et, quand elle commandait un repas, se bornait, comme entremets, aux petits fours au chocolat, disant " qu'on les aimait beaucoup". Quant à Thiers, il mangeait n'importe quoi, sans même s'apercevoir qu'il mangeait.

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Je ne puis, en marchant dans ces belles allées couvertes de feuilles mortes, me dire sans émotion que Mlle de La Vallière les a peut-être foulées, en proie à de cuisantes douleurs. Est-elle venue parfois ici, seule ou accompagnée de quelque amie, à l'heure mélancolique où le soleil couchant illumine comme un vitrail le ciel étroit entre les arbres ? A-t-elle, en glissant dans sa robe de satin, pensé alors à tout ce qui mourait une fois de plus avec le beau jour déclinant ? A-t-elle senti, à l'approche du soir, les angoisses de la jalousie ? Cette nuit qui s'avance n'abrite que son désespoir, tandis qu'aux premiers temps de Versailles le soleil, en sombrant dans les eaux du canal, marquait pour elle -- pour eux - l'heure délicieuse des rendez-vous secrets, des rencontres timides et passionnées où son âme défaillait de crainte et de bonheur.
Délicieux et funestes instants où son cœur éperdu trouvait aux côtés de son ami une joie profonde. Ah ! la pauvre Louise, comme ces promenades du soir devaient la faire souffrir ! Moins encore, pourtant, que le supplice éprouvé au milieu de la cour, alors qu'elle sentait tous les yeux dardés sur elle et que son triste cœur battait à se rompre aux souvenirs respirés dans les derniers parfums de l'automne !

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Ce qui fait le grand charme de Versailles, c'est qu'on y sent mieux que partout ailleurs le travail continu et inexorable du temps.

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Hernani reste encore debout. Invraisemblances, violences ridicules, hyperboles, enfantillages, tout cela n'y fait rien. La puissance lyrique, le sortilège du langage, les horizons qui s'ouvrent à tout moment dans ces vers incomparables assurent à cette fantasmagorie l'immortalité. Délicieux vers de Dona Sol au cinquième acte !

Paris, 9 décembre.
Très agréable soirée de musique et de gaieté chez le Duc et la Duchesse de Mecklembourg avec Mounet-Sully, Feydeau, etc... Fou rire avec Feydeau, causé par un médecin russe très gentil mais un peu ennuyeux, qui s'était mis au piano et en jouait infatigablement. La duchesse, de plus en plus démente, m'a raconté que, prenant, il y a quelques années, des leçons de philosophie avec un vieux professeur des plus illustres et se faisant passer pour une étudiante obscure, le vieillard était devenu éperdument amoureux d'elle. Il lui avait même demandé de l'épouser; mais elle l'éconduisit doucement, flattée d'inspirer un si grand amour à un tel homme. Un soir, qu'elle était dans la loge de l'Empereur, à l'Opéra, le vieux professeur, assis à un fauteuil d'orchestre, l'aperçut soudain et son saisissement fut tel qu'il tomba raide mort. "Voilà, a ajouté la duchesse, comment je veux être aimée. " Merci beaucoup !
Il y avait à ce dîner trop d'huîtres. Il en sortait de partout et sous toutes les formes. J'avais peur d'en retrouver dans mes poches en me déshabillant.

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Cet après-midi, à l'Ambigu, en voyant l'Autre France, j'ai passé par toutes les émotions qu'eût éprouvées une concierge. Je n'en rougis pas. Il y a, dans la somme des sentiments humains, une grande partie commune à tous les hommes, à tous les esprits. Pourquoi se défendre d'y céder ? Et si j'ai les yeux humides en voyant deux rivaux se serrer la main dans l'ardeur d'une même mission à accomplir, cela prouve simplement que je suis accessible à un élan généreux; il n'y a pas là de quoi être honteux.
Je retournerai d'ailleurs voir ce drame ; il se passe en Algérie et ces décors d'Orient, mal peints, suffisent à m'enchanter.

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Tant qu'une personne n'a pas ouvert la bouche et montré sa dentition, impossible de se prononcer sur son physique, ni sur son moral.

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Je demande un châtiment sévère pour les jeunes filles qui chantent mal, quand elles ne sont pas ravissantes; la peine de mort pour celles qui s'accompagnent elles-mêmes en regardant la musique, sans mettre la pédale ; la peine de mort, précédée de flétrissure publique et de torture pour celles qui s'accompagnent par cœur en faisant des fausses basses et en mettant la pédale tout le temps.

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Sarah, souffrante, me reçoit couchée. Jolie chambre somptueuse et calfeutrée. Les cheveux presque épars sur l'oreiller de dentelle, une chemise de satin qui serpente, Sarah est extraordinaire de fantaisie et de jeunesse. Clairin est là, à qui elle raconte ses souffrances. Elle met à côté d'elle les fleurs que je lui ai apportées et comme elles sont diamantées de givre, elle est bientôt couverte de paillettes étincelantes. Elle caresse et contemple un joli vase apporté par Clairin. Peu de personnes savent, comme Sarah, accueillir un présent. " On peut bien s'embrasser un jour de l'an, " dit-elle, et elle me tend les joues. En l'embrassant, je sens une peau douce et jeune.

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Ce soir, un moment au théâtre Sarah-Bernhardt, la Dame aux camélias. Sarah joue le dernier acte plus " en faiblesse " que de coutume ; elle est très fatiguée et tire parti de sa fatigue. Et comme elle a le sens le plus ténu qui soit de l'harmonie dramatique, elle ralentit et prolonge la fin, car, avec cette langeur excessive de l'ensemble, toute brusquerie serait déplaisante.

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Ce soir, encore la Dame aux camélias. Sarah tandis qu'elle se regarde dans la glace et met ses derniers fards avant d'entrer en scène, est vraiment ravissante dans sa robe de bal ornée d'or et garnie de camélias. Quand je pense à celle que portait la Duse à cet acte-là !
Je lui fais remarquer qu'elle se coiffait autrefois plus haut, avec un chignon plus pointu. Aussitôt elle ébouriffe d'un geste sec l'ardente crinière.
Elle joue l'acte du bal d'une façon prodigieusement " Sarah " avec les vrais mouvements traditionnels; il me semble que j'assiste à une extraordinaire imitation. Les " enlacements " de Sarah ! Quelle révolution dans la sensualité !

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Ce soir, Sarah porte une toilette noire en fourrure qui la rend toute mince et un chapeau noir. Comme je lui en fais des compliments, elle proteste de sa haine pour le noir.

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Sarah, ce soir, est tellement enrouée qu'en entrant en scène elle n'a pu parler; elle s'est excusée d'un geste et puis elle est sortie. Après quoi l'on a fait une annonce et elle a recommencé.

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Quand on accomplit un grand travail, qu'on écrit un ouvrage important, on s'aperçoit que c'est plus difficile que de noter des impressions fugitives et surtout qu'il y a plus de mérite à superposer, à coordonner cent impressions qui finissent par former un tout que de livrer, isolées de manière à les faire paraître plus précieuses, des sensations passagères qu'on a fixées.

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J'ai pris ce soir le tramway du service des théâtres. Le conducteur avait soin de dire à chaque arrivant " Service des théâtres, soixante centimes la place. " Certains montaient sans rien dire, certains s'en allaient, d'autres protestaient et s'éloignaient avec indignation, d'autres montaient en regimbant et une petite darne blonde, très bourgeoise, a fait un geste cascadeur qui signifiait : " Ma foi, allons-y ! C'est la grande noce ! " Puis elle est montée hardiment, comme à l'assaut !

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Malade. - Lycée de La Harpe. J'avoue mon goût pour cet aimable et solide ouvrage.
J'y ai trouvé ce vers isolé de Segrais :

Un vieux faune en riait dans sa grotte sauvage.

Or, ce vers, Hugo l'a cité (épigraphe de la pièce sur Versailles dans les Rayons et les Ombres) et je sais bien qu'Hugo savait tout. Mais a-t-il vraiment pris la peine de lire tout Segrais pour y trouver ce joli vers ? Je ne serais pas surpris qu'il l'eût trouvé à cette même place du Lycée de La Harpe et je suis confirmé dans mon idée par ce que j'ai trouvé, quelques pages plus loin, sur Mme Deshoulières ; La Harpe, qui se moque un peu d'elle, se demande pourquoi, puisque les fleurs sont " amoureuses ", elles ne pourraient pas être aussi jalouses et ajoute qu'il verrait très bien une pièce de vers où la rose se plaindrait de l'inconstance de son amant le Vent. - Le Vent, sous la plume d'Hugo, devient le papillon et il en résulte :

La pauvre fleur disait au papillon céleste
Ne fuis pas ! etc...

Ces deux coïncidences assemblées me font penser, décidément, que Victor Hugo lisait le Lycée de La Harpe...

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Je ne puis sans agacement lire de longs et spirituels éloges de Brantôme. La réputation de ce livre est exagérée. Amusant par les renseignements qu'il donne sur une époque, malicieux, indécent, et voilà tout. Mais on ne tarit pas sur cet ouvrage de dixième ordre auquel on s'ingénie à trouver des charmes de tout genre : " saveur du vieux parler françois, esprit de terroir gaulois, " etc... C'est, au fond, le même sentiment qui faisait aimer la musique d'Auber aux noceurs d'une certaine époque, l'amour de la polissonnerie, de cette polissonnerie qui est la plaie de l'art français, la tare de la gaieté française. La passion, le vice, l'amour tendre ou ardent, le léger émoi, si poétique parfois, des amourettes effleurées, tout cela, pour le Français moyen, passe après la petite friponnerie qui fait cligner de l'œil. Voilà ce que l'on s'est toujours plu à appeler l'esprit français, - et ce qui l'a tué !

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Je suis entièrement pris par Mozart, je ne vis qu'en lui depuis un mois. Don Juan, les Noces, Cosi fan tutte, voilà ma nourriture quotidienne. Ce charme musical m'enveloppe et me pénètre. Je n'avais pas compris tout cela jadis.

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A l'Olympia. - J'écoutais les questions et les " réflexions " d'une petite fille pendant le spectacle.
Niaiserie et banalité. Mais on sentait que tout cela prendrait, par la suite, beaucoup d'importance et grossirait le nombre des citations des mots d'enfants, à l'appui de l'intelligence de ces " petits êtres "... Cette petite fille, de plus, flanquait des coups de pied dans la banquette et donnait ainsi mal au cœur à vingt-cinq personnes ; mais nul n'osait protester : ses parents la trouvaient si gentille !...
L'affectation de gaieté espiègle des acrobates allemandes et viennoises est l'une de mes souffrances chroniques.

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Une jeune fille, Mlle B..., musicienne, jolie, petit gavroche parisien qui ne peut dire trois mots sans y mêler de l'argot, etc., vrai trottin musical, s'est écriée, comme j'exprimais ma préférence pour Mozart sur Bach : " Ah ! non, alors ! j'aime mieux Bbach que Mmmeuzart ! " d'un air cinglant et méprisant..J'ai pensé à Baron dans la Poudre de Perlimpinpin, quand il disait : " Il est bête, cet homme-là, il est bête !... "

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Aux Folies-Bergère, deux acrobates américains font un exercice vertigineux sur une échelle d'argent qui tourne et flotte dans les airs comme un long insecte silencieux; et ces deux hommes suspendus prennent des poses amples, légères ou méditatives qui rappellent certains détails du plafond de la Sixtine.

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Comme on sent, dans le récit de la vie de César par Michelet, que cet esprit humanitaire, profondément anti-guerrier, foncièrement pacifiste, aime, au fond, le maigre et pâle conquérant, si fin, si magnifique ! Il subit son attrait, son invincible intelligence. Autant il le détesterait véhément, grossier, purement soldat (comme il déteste évidemment Alexandre, militaire au point que ses attraits personnels sombrent dans le soldatesque, comme il déteste le vulgaire et bruyant Antoine), autant il aime cet épileptique élégant, sagace, maître de ses pensées, de ses paroles, cet homme génial et charmant, " cette âme immense ", comme il dit.
Le meurtre de César, je crois l'avoir déjà noté, me fait horreur parce qu'il symbolise la haine des médiocres contre le Génie.

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Observations, réflexions diverses, hier, après deux heures passées chez Liane de Pougy pendant qu'elle posait pour La Gandara. Beauté surnaturelle de cette femme, poésie céleste qui dérange ma sceptique quiétude.

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Hier, à la Scala, j'ai sérieusement admiré Polaire, bizarre, fine et grisante dans l'agitation érotique.
Elle a chanté avec un art sauvage et décadent à la fois le P'tit Frisson.

Qui m'donn'ra la p'tit' sensation
Qui fait qu'on dit : j'en suis baba !
Y a donc pas moyen d'trouver ça ?

demande-t-elle ; et cette question, elle la dit d'abord avec grivoiserie, puis avec mépris, puis avec un geste de rage sensuelle, et enfin avec d'imperceptibles tremblements hystériques, une tristesse amère et nerveuse.
Il v a d'ailleurs beaucoup de talent en ce moment à la Scala. Claudius est fin; un nommé Mayol a une dextérité extraordinaire, une sûreté qu'on n'acquiert pas en un seul jour. Polin est toujours charmant. Et parmi les " vedettes "  de second ordre, plusieurs ne sont pas du tout mauvaises.

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Que de difficultés pour écrire une simple page d'arpèges quand on aime le fini dans le détail ! L'arpège est une formule si simple, si banale, qu'il faut la rendre intéressante par le soin. Éviter les chocs ménager les contours, varier la disposition, broder autour d'un motif une guipure harmonique, voilà ce que c'est pour moi que d'écrire une page d'arpèges. Bien des grands maîtres n'ont pas pris cette peine. Saint-Saëns lui-même écrit les arpèges n'importe comment; il lui suffit qu'ils soient coulants et corrects. Moi qui ne suis pas et ne serai probablement jamais un maître, je veux me donner le luxe d'écrire mieux qu'ils ne le font une page d'arpèges toute bête.

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Eaux fortes de Whistler. Il arrive à donner la silhouette d'un être vivant par des moyens très différents de ceux qu'emploient les autres peintres synthétistes : ils décrivent les principaux contours; lui n'en pose que les secondaires, c'est par ceux-là qu'il suggère les premiers, qu'il fait se reconstituer le tout; l'œil fait un double travail en un seul mouvement. Ce procédé met une sorte de transparence entre les lignes de contour.

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Visite à Alphonse Daudet qui me parle très longuement de Stanley, qu'il admire énormément et qu'il a connu à Londres. Il le considère comme le plus grand réservoir d'énergie qu'il y ait eu depuis Napoléon. Il me raconte avec cette intensité que son débit prudent et son regard chercheur donnent à tout ce qu'il dit, des traits de Stanley. Il vante en outre la bonne humeur de l'homme et prétend qu'il dit dans un baragouin cosmopolite des choses magnifiques.
Ce soir à dîner chez Georges Caïn, Heugel me raconte qu'un organiste de province, ayant reçu mon Cantique de Racine a écrit pour demander des renseignements sur ce musicien du dix-septième siècle, Reynaldo Hahn, dont il n'avait jamais entendu parler.

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Marcel me disait qu'il y avait beaucoup de Goncourt dans Sainte-Beuve et je lui répondais : Oui, mais les trouvailles de mots, les assemblages particuliers ont chez Sainte-Beuve quelque chose de plus " autorisé" par je ne sais quel air de noblesse qui leur vient d'ancêtres littéraires très purs, tandis que Goncourt croit que les expressions heureuses n'ont pas d'histoire.
Au Jardin d'Acclimatation, l'autre jour, et plus encore avant-hier aux Tuileries, j'observais combien les oiseaux prennent facilement des airs mythologiques : les colombes poignardées, avec leur blessure rouge et comme chaude encore, ont l'air de nymphes qui se sont suicidées par amour et qu'un dieu a muées en oiseaux.

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Visite au Louvre avec Gustave Dreyfus. - Il est étrange qu'on ait pu pendant trois siècles prendre pour des dessins de Léonard la plupart des dessins qui composent l'album de Vallardi. Comment, en 1861, M. Charles Clément pouvait-il écrire qu'ils étaient indubitablement de la main de Léonard ? Il est vrai que Charles Clément a dit bien d'autres niaiseries. Il suffisait de connaître un seul dessin de Pisanello pour voir que ceux-ci étaient de lui; à part quelques têtes qu'on a` décollées, deux ou trois qui restent encore, certains projets architecturaux ou mécaniques et quelques dessins de l'École de Milan, tout est de Pisano ou de ses élèves (bien loin d'égaler leur maître). Mais qui pouvait l'égaler ? Le dépasser, peut-être, mais l'égaler non pas, car la beauté de ses dessins est particulière; elle consiste surtout dans l'exactitude stricte du contour, dans une minutie rigoureuse qui transmet tout et qui pourtant est large, aisée dans des modèles d'une finesse telle qu'il est impossible de discerner le procédé en collant son œil sur le papier. Quant aux aquarelles, elles sont de tons si riches, si frais, si inattendus, que je ne pense pas qu'aucune peinture soit capable de les égaler en harmonie et en éclat. Les lévriers, les oiseaux (merveilleuse perruche dont, les pattes sont effacées), les chameaux, les chevaux surtout, les singes, les renards, les tortues, le lion, le tigre sont miraculeux.

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Inauguration. du monument de Watteau au Luxembourg, un vilain buste sans expression, sans intention, sans finesse. Discours ridicule de Carolus Duran et du ministre. Poème en rimes plates (c'est le mot) d'Émile Blémont lu par Baillet, un autre de Samain ronronné par une demoiselle brune à l'œil féroce, cantate de Charpentier où il y a des passages fondus, poétiques, très Watteau. Mlle Wyns, qui la chante sans charme, jette des fleurs au pied du monument.
Le nom de Goncourt n'a pas été prononcé...

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Concert d' Isaye et Pugno. Déception quant à Isaye que j'ai trouvé très ordinaire. Grand, large, glabre et gras, les cheveux longs, une tête de chanoine. Le regard est doux, sans intelligence, le nez très court, la mâchoire épaisse et lourde; l'air de mépriser le public, ce qui déplaît chez un virtuose. Il joue avec un son magnifique, parfois d'une justesse imparfaite; il pontifie; trop d'intentions. Il est pesant comme beaucoup de Belges. Son rythme n'est pas ponctuel; il aime à s'étaler, il " respire à l'aise " dans les passages de sentiment, pendant lesquels il ferme les yeux. Malgré une grande autorité, un beau mécanisme et une évidente autorité, il est au-dessous de ce que j'attendais. J'ai en vain cherché ces élans, cette impétuosité qu'on m'avait tant vantés. Peut-être n'a-t-il pas joué ce qui lui convenait le mieux ?
Sonate de Saint-Saëns, magnifique, grave et lumineuse à la fois, d'une ordonnance admirable.

 

 


1- Pauline Viardot, célèbre cantatrice française, sœur de La Malibran (1821-1910).
2- Victor Maurel, célèbre baryton français, créateur du Falstaff de Verdi.
3- J. Faure, illustre chanteur français (1838-1914).
4-  Marcel désigne toujours Marcel Proust
5- Violoniste, très apprécié sous le Second Empire.
6- Le grand fabricant de pâtes alimentaires, dont la collection de tableaux anciens est célèbre.
7-Pianiste tchèque, née en 1834, fort appréciée pour son talent sobre et distingué. Le faubourg Saint-Germain la découvrit quand elle fut sur son déclin et la traita en idole.
8-Manet disait de lui : " On dirait le fils d'un prêtre et d'une danseuse. "
9-Francis Charmes, membre de l'Académie française, directeur de la Revue des Deux Mondes.
10- Opéra-comique de Félicien David.
11- Célèbre chanteuse légère viennoise.
12-Izoulet-Loubatière, sociologue, professeur au Collège de France, auteur de la Cité moderne. Traducteur des Héros de Carlyle (1858-1929).
13-Dans la Fête d'Alexandre.
14-Sévigné
15-Aubrey Beardsley, dessinateur et graveur anglais.
16 -" Léonard, dit quelque part Stendhal, tremblait en prenant les pinceaux. "
17-Directrice de l'Hôtel des Réservoirs à Versailles.
18- NDLR : peu après le 8 janvier 1896
19- NDLR : 23 janvier 1896
20- NDLR : du 5 mars au 21 mars 1896
21- NDLR : Julien Clément (1648 - 1729), médecin accoucheur
22- NDLR : 8 novembre 1890

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