Robert de Montesquiou

Le Chancelier de Fleurs

DOUZE STATIONS D'AMITIE



 

VII

 

CHAPITRE SEPTIÈME

 

IMAGES ET EMPREINTES

 


 

J'ai décrit, en quelques lignes, au chapitre II, le premier portrait de Gabriel de Yturri. Je veux poursuivre.

J'ai choisi, entre beaucoup, après réflexion, l'unique image de lui qui doit orner ce volume. Mais je dois en décrire d'autres. Ce ne sont, la plupart, que des photographies. Elles n'en représentent que mieux les divers et successifs aspects de Celui qui était le mouvement et la vie. Le présent chapitre, consacré à la nomenclature et à l'examen de ces effigies, peut donc être considéré comme l'illustration du Livre.

Quand on y songe, il est étonnant (c'est regrettable) qu'une figure si originale n'ait pas été reproduite un plus grand nombre de fois par des œuvres d'art. Mon ami, en cela, comme dans tout le reste, s'attachait toujours plus à ce qui me concernait. La réelle amitié qu'eut, pour lui, Antonio de la Gandara, aurait dû avoir pour résultat un beau, un définitif portrait d'Yturri par cet artiste de mérite. J'ai le regret de devoir dire qu'il n'en est pas ainsi. Quand ce modèle rencontra ce peintre, ce dernier n'en était pas même à ses débuts dans la notoriété, que le premier favorisa de tout son pouvoir, qui était réel. Gandara fit alors quelques études peintes, pas très attachantes, de très jolis dessins à la mine de plomb, malheureusement emportés au pays, dont ils ne sont pas revenus. Plus tard, il y eut encore deux intéressants fusains ; mais, je le répète, le grand, le beau, le vrai portrait qui était projeté, et sans doute allait s'accomplir, je le pleurerai toujours ; et si mon compagnon revit dans ce Livre, l'avenir regrettera ce noble frontispice.

Un autre similaire regret va au portrait par Boldini, également projeté, semblablement ajourné, pareillement pleuré. L'honneur d'avoir rendu cette fascinante personnalité revient donc et reste à la seule Mademoiselle Breslau, dont le modèle admirait l'art et estimait le caractère. La sympathie était réciproque et fut, en partie, probablement, génératrice de l'œuvre qui en résulte. C'est un pastel de forme rectangulaire, qui demeure ma propriété, entre toutes précieuse. On peut en apprécier plus ou moins le costume, sans doute un peu fantaisiste, un peu " rapin ", que le peintre inflige assez habituellement à ses modèles hommes. Il est, je crois, destiné à éviter la date par l'habillement. La théorie est contestable. Mais cela importe peu. Cette fois, c'est un feutre à larges bords, d'un gris délicat, un pardessus négligemment jeté sur les épaules. Mais ce qu'il faut admirer, sans réserve, ce qui demeurera, comme disait Madame Valmore, " beau pour toujours " et beau pour tous, en même temps que, pour moi, éternellement poignant, c'est le visage, resté agréable, de cet homme jeune encore, mais mûri par la douleur humaine. Son expression est mystérieuse. On pourrait inscrire au-dessous cette devise d'un félin, parole qu'il aimait et s'appliquait volontiers : " Sachant à qui je plais, connais ce que je vaux. " Cette devise aussi, que j'avais tirée pour lui de son nom : Itlurus, il ira loin, laquelle devait douloureusement se compléter et s'achever en moriturus, destiné à mourir.

Contre la joue droite, s'appuie le médius de la main, expressive et noblement dessinée. Et le regard, couleur de grain de café brûlé, semble lire profondément dans le cœur de ceux qui contemplent cette reproduction saisissante, et leur dire : " Tenez-vous pour heureux, si vous avez, ainsi que moi, dépensé, sans compter, votre existence et vos énergies, pour une cause qui vous a passionnés au point d'en emporter la foi, jusqu'au-delà de vos terrestres jours ! "

En passant, un détail ; en son inlassable bonté pour moi, le modèle de Mademoiselle Breslau s'était infiniment réjoui de la révélation qui lui fut faite, par ce peintre, du talent de Mademoiselle Feurgard, une admirable artiste en enluminures, à laquelle il en fit exécuter une série d'après mes Prières. Ce sont des chefs-d'œuvre. Je les lui dois. Rien de plus surprenant que de penser qu'il existe encore, à l'époque du modern style, de ces âmes du moyen âge, éprises de dessiner le pli laissé dans un coussin par un agenouillement pieux, et la caresse appuyée par un Papillon sur un pétale de fleur.

Tous les autres portraits d'Yturri ne sont que photographiques. Ils sont nombreux, presque innombrables. Examinons-les.

Voici, d'abord, de Buenos-Ayres et de Lisbonne, de ces photographies juvéniles qui n'ont jamais toute la jeunesse que le modèle développera plus tard. La jeunesse est une beauté qu'il faut apprendre à mettre en valeur. Les portraits d'adolescents ne la représentent presque jamais.

Les portraits qui suivent en sont plus conscients. C'est qu'ils ont, les premiers, été faits à Paris, ainsi que les vêtements qu'ils reproduisent. C'est dire qu'ils sont élégants, ainsi que ces costumes. Celui qui les porte désire plaire, il y réussit ; dirai-je qu'il y est passé maître ? Et toute la satisfaction en apparaît sur son visage, à cette heure paré de santé et de florissant attrait.

Voici maintenant une série qui date de l'année de notre connaissance. Elle est due au talent d'un amateur et, par suite, représente le Sujet avec familiarité.

Il se promène, en vêtements du matin, parmi les ombrages d'un parc. Il s'appuie aux glycines, s'assied aux perrons, s'allonge aux pelouses, ou aux rochers, apparaît aux lucarnes. Il porte tour à tour le bonnet de Louis XI ou le chapeau du canotier. Son expression est parfois souriante, souvent soucieuse ; elle épanouit tour à tour ou contracte ses traits de jeune héros de l'Antiquité, fier, robuste et gracieux.

Le voilà devenu un Parisien accompli, qui pose chez Otto, le photographe à la mode. Ses cheveux sont droits, son rire est éclatant. Il porte un col d'astrakan, il a confiance en la vie.

Le voici à Londres. Les modes ont changé, se sont faites plus sérieuses et plus amples ; c'est la redingote de Poole, le chapeau à huit reflets, la cravate volumineuse, le parapluie aux plis serrés, et cette ample boutonnière en violettes de Parme, que les Anglais ont accoutumé de porter, le dimanche, au Church parade.

Puis, nous le retrouvons, auprès de moi, à Charnizay, en grand manteau de voyage ; aux Bouleaux, en blouse de cuir, sur un pont à la japonaise ; en cycliste, avenue de Paris ; en visiteur, à Trianon ou au Bosquet du Roy ; en touriste, à Saint-Moritz, à Venise, sous des colonnades ; sur la terrasse maudite de Monte-Carlo, entre les palmiers et les agaves.

La scène suivante est, entre toutes, caractéristique ; elle représente l'introduction de la Vasque, au Pavillon des Muses. Une suite de quatre tableaux. J'intitule le premier: l'Arrivée. Le bloc est sur le lourd charroi. Don Gabriel occupe le siège du cocher. C'est l'hiver. Les arbres dénudés laissent voir l'architecture Louis XVI. - Le second, c'est l'Attelage. Il apparaît imposant. Six chevaux de Van der Meulen, que le nouvel automédon feint de conduire, en brandissant un fouet qui a l'air d'un sceptre. - Le troisième, c'est le Triomphe. Le conquérant de la Vasque a pris place dans ses flancs. Il en émerge comme un prédicateur qui semble prononcer un sermon, du bord de cette- chaire de marbre et de volupté, peut-être l'oraison funèbre de l'Amour. - Le quatrième, c'est le Trône, car la chaire est devenue un trône, où le conquérant souriant et proclamé, s'est assis pour goûter sa gloire.

Ce sont, à présent, des instantanés, avec Helleu, Boldini et Sem. - Encore le souvenir d'un bal déguisé chez notre grande amie, Madame Madeleine Lemaire. Yturri m'y accompagne, et fait partie d'une entrée orientale dont nous disposons le groupe. La Marquise de Clermont-Tonnerre est en Turque Louis XV. Je lui donne la main, en Aladin bleu ; Yturri est le grand vizir Giafar, aux velours somptueux, aux colliers reluisants, et le mari de l'aimable Turque, porte avec exactitude un costume rapporté de voyage.

Aux fêtes du centenaire de Victor Hugo, je l'ai conté dans un précédent chapitre, Yturri est convié avec moi, dans la tribune réservée, où son visage attentif et édifié, apparait parmi ceux des privilégiés qui assistent à l'apothéose.

Le voici encore en gentleman français, puis en Tunisien de marque, sous des burnous et des turbans du pays, qu'il revêt avec une complète aisance. Les photographies qui représentent mon ami sous ce déguisement, porté avec tant de désinvolture et de naturel, sont au nombre de deux ; des tableaux de genre, dans la bonne acception de ce mot. Dans l'un, qui est rectangulaire, il est assis sur des tapis, et prend son café, contre un fond de rosiers aux rameaux noueux, pareils à ceux dont Burne Jones dispose les décoratifs enchevêtrements au-devant de ses pelerins qu'ils arrêtent. L'autre reproduit, une fois de plus, et sans presque y songer, la parabole du Bon Samaritain. En revêtant le costume du charitable voyageur, mon ami, sans le savoir, en a pris l'aspect, l'allure et presque l'onction. Il s'achemine paisiblement dans le beau décor de soleil et d'ombre. Derrière lui, l'éternel secouru suit sur sa monture qui trottine et bute au chemin caillouteux, d'un côté rougi de lumière, et de l'autre humide et frais, sous des éventails de palmes.

Le dernier portrait de l'album est celui que j'ai choisi pour illustrer ce livre, parce qu'il résume le mieux, et de la plus ressemblante façon, les divers et multiples aspects du modèle, dans les derniers temps de sa vie. Il est debout en élégant et simple costume de jour, sur un paysage de tapisserie. Sous un petit chapeau de rue, en feutre dur, son expression est aimable, reposée, légèrement souriante. Il se promène la canne à la main et la cigarette aux doigts, et ces deux détails familiers témoignent que la rencontre est intime, et l'instant sans trouble.

Un autre petit album contient deux séries d'instantanés, l'une prise à Dieppe, l'autre à la Bourboule. La seconde est due à Henry Bataille ; on est assis devant l'hôtel banal, et Berthe Bady joue avec Kaïno et Yahna, nos beaux lévriers russes. Plus loin, Yturri les promène et les fait admirer par les voies de la petite station auvergnate. Son aspect n'est nullement celui d'un malade. Rien ne traduit une angoisse intérieure. Néanmoins, le mal nerveux suit son cours, accentue ses ravages. La série de Dieppe se déroule dans le Château d'Arques, où l'on voit reparaitre, parmi les entrecolonnements, ce brillant valétudinaire.

Et, pour en finir avec les effigies, je citerai deux portraits écrits choisis entre plusieurs.

Le premier a été tracé par la main d'un grand Maitre, celle du prestigieux auteur de Sagesse. C'est un honneur que d'avoir posé devant un tel poète. Je suis heureux que les circonstances, sa bonne étoile, et, aussi, un pieux dévouement maintes fois témoigné au triste et glorieux habitué de Broussais, fassent à jamais briller le nom de mon ami, entre le petit nombre de ceux qu'entraine avec lui, vers une sûre immortalité, le douloureux et lumineux Paul Verlaine.

Il est bien plaisant, et très agréable ce petit sonnet, ce petit portrait, où l'auteur veut qu'on se représente son modèle, d'après les sonorités de son nom, qui lui semblent un peu hérissées et rébarbatives, tel que le chef d'une bande montagnarde, toujours prêt à détrousser les diligences et à rançonner les voyageurs. Tandis qu'on a la charmante surprise de le voir apparaitre, sur la fin, le plus affable des hommes, tout à son dévouement et à sa complaisance pour son maître, comme à sa galanterie pour les voyageuses.

En réalité, ce nom de sonorité basque, signifie, je crois, source d'eau vive, et me paraît, en effet, à moi, reproduire harmonieusement un bruit d'onde sur des cailloux clairs.

 

 

GABRIEL DE YTURRI

 

 

Yturri, c'est un nom terrible,
Évocateur des Pyrénées,
Prises, reprises, rançonnées
Par un chef au visage horrible. 

Oeil de feu sous le sombrero,
Il se moque un peu du bourreau ;
Tel, le torero, du taureau. 

Balles pleuvent comme d'un crible,
Femmes se sauvent dépeignées,
Par quels bras affreux empoignées !..
Tout voyageur lui sert de cible. 

Fi ! c'est un cavalier exquis.
Tout à l'ami qu'il a conquis,
Sans parler des Amaëguis.

 

Broussais. juillet 1893.  PAUL VERLAINE

 

Le second portrait date de 1904 : il est en prose, et a paru dans le Figaro, le matin même du duel que j'eus cette année-là. Il est signé Horatio. Yturri (l'on s'en souviendra peut-être) m'en parle dans sa correspondance : " tâchez donc de savoir quel est cet Horatio si favorable. " Je le sais et tout le monde le sait avec moi ; mais comme, seul, cet Horatio, feint de l'ignorer et semble tenir à cet incognito mal gardé, n'en disons pas davantage. Voici le portrait :

" il (1) avait souvent auprès de lui un Espagnol dont le nom était Yturri, et que j'avais connu lors de mon ambassade à Madrid, comme il a été rapporté (2). En un temps où chacun ne pousse guère ses vues plus loin qu'à faire distinguer son mérite, il avait celui, à la vérité, fort rare, de mettre tout le sien à faire éclater celui de ce Comte, à l'aider dans ses recherches, dans

ses rapports avec ses libraires, jusque dans les soins de sa table, ne trouvant nulle lâche fastidieuse, si seulement elle lui en épargnait quelqu'une, la sienne n'étant, si l'on peut dire, rien qu'écouter et faire retentir au loin, les propos de Montesquiou, comme faisaient ces disciples qu'avaient accoutumé de venir toujours auprès d'eux les anciens sophistes, ainsi qu'il appert des écrits d'Aristote et de Platon.

" Cet Yturri avait gardé la manière bouillante de ceux de son pays. lesquels, à propos de tout, ne vont pas sans tumulte, dont Montesquiou le reprenait fort souvent et fort plaisemment, à la gaité de tous, et tout le premier, d'Yturri même, qui s'excusait en riant, sur la chaleur de la race, et avait garde d'y rien changer, car cela plaisait ainsi. Il se connaissait comme pas un en objets d'autrefois, dont beaucoup profitaient pour l'aller voir et consulter là-dessus, jusque dans la retraite que s'étaient ajustée nos deux ermites, et qui était sise, comme j'ai dit, à Neuilly, proche la maison de M. le Duc d'Orléans. "

Images fugitives et durables, vivaces et défuntes de Celui que j'appelais : l'Argentin d'Or.

 

*

 

Quant aux Empreintes laissées par le modèle de ces Images dans le souvenir de ceux et de celles qui l'ont plus ou moins bien connu, compris et apprécié, le chapitre X nous en fournira de gracieuses preuves et de glorieuses épreuves ; mais je veux anticiper ici sur ce funéraire contingent, et préciser quels furent, de son vivant, les rapports de Gabriel de Yturri avec la Vie Parisienne et la Société française.

Le point de vue de ce jeune homme, en matière de relations, était éminemment simpliste. Les personnes, pour lui, existaient ou non, s'amplifiaient ou se diminuaient, étaient couronnées ou condamnées, dans la mesure où elles me témoignaient de l'estime, de la bienveillance et de la sympathie. Et, cela, avec une exactitude, une fixité, une continuité, une ténacité et une clairvoyance qu'il me fallait admirer, en soi, et en dépit de son excès, dont je cherchai, plusieurs fois, vainement à le faire revenir. Il était intraitable sur ce sujet. Mais réduire la question à ce point de vue généreux, quoique borné, ce serait inintelligent et mesquin ; il n'en sera donc rien. Ce fidèle Achate sait que les circonstances, servies par mon caractère, me valent des inimitiés qui ne sont parfois que des malentendus ; alors, ceux-là, il rêve de les dissiper, il s'y applique ingénieusement et sensiblement, en sauvegardant ma dignité, avec un soin jaloux, une scrupuleuse vigilance. Et quand il réussit, comme souvent, ce sont ses bons jours.

Une prédilection qui lui aurait été marquée, à lui seul, sans réversibilité à l'égard de Celui qu'il appelait son Maître, ne pouvait que lui sembler déplaisante, ou plutôt vaine, et non avenue.

En revanche, il était extrêmement sensible à la bonne grâce que lui témoignaient mes amis, et s'appliquait à leur démontrer qu'il en était digne et la méritait pour lui-mème. Aucun de ceux qui se montrèrent, pour moi, vraiment dignes de ce nom, et jugèrent de bonne foi, comme avec lucidité, le rôle joué dans mon existence, par cet allié merveilleux, ne manqua de lui en témoigner son admiration et sa gratitude. C'est à mon tour aujourd'hui, de doser, à ces mêmes amis, ma reconnaissance selon le degré de compréhension qu'ils ont marqué à Celui qui n'est plus. Je m'y applique avec passion et avec patience.

Une fierté et une dignité naturelle, en même temps qu'un tact singulier mais réel, quoique varié par son caractère, et curieusement soumis aux lois de violence de ce tempérament emporté, le faisaient se tenir sur la réserve avant de bien connaître les dispositions de son interlocuteur. Et s'il se trouvait que celui-ci, par sa situation, ses avantages, ce qu'on appelle le rang, et plus expressément ce qui se nomme le mérite, lui devait faire une faveur en le désignant pour une invitation ou une préséance, il savait se tenir à égale distance entre ce qui eût été s'imposer et ce qui aurait pu paraitre attacher trop de prix à son acceptation et à sa venue. Certes, c'était une mesure délicate à observer ; je l'ai toujours vu y réussir. Mais, dans l'alternative, il se prononçait toujours pour la discrétion, même (et souvent surtout) quand le prestige de la personne ou de l'engagement lui faisait craindre de sembler y trop tenir. - " J'aime mieux passer pour impoli que de paraître snob ! " lui ai-je entendu dire souvent. C'est, au temps où nous sommes, une mémorable parole et que pourraient méditer avec fruit beaucoup de ceux qui se croient dans la note.

Cette maxime de La Rochefoucauld : " La confiance fournit plus à la conversation que l'esprit ", l'enchantait, et il la mettait en pratique.

Je n'en ai jamais vu de si frappant exemple. Il se dilatait jusqu'à l'expansion, dans un milieu favorable, ou, au contraire, se contractait, dans la méfiance, jusqu'à la maussaderie et à la fureur.

Je retrouve, dans sa correspondance, beaucoup de noms qui m'en deviennent plus chers. Je ne l'ignore pas et j'en suis touché (plus encore rétrospectivement,) c'est le désir de m'être agréable qui le faisait traiter tout d'abord avec faveur. - Mais plusieurs, beaucoup, l'apprécièrent pour lui et firent bien.

Je citerai parmi ceux et celles-là, tout d'abord la Comtesse Henry Greffulhe, la Duchesse de Rohan, et Madame Madeleine Lemaire qui, toutes trois, lui marquèrent avec continuité une estime de jour en jour mieux méritée. - J'ai dit de quelle noble sympathie mutuelle était résulté son beau portrait par Mademoiselle Breslau. Le Marquis et la Marquise de Clermont-Tonnerre le traitèrent toujours avec affabilité, avec amitié, l'assistèrent sans interruption durant sa dernière maladie, et l'accompagnèrent au tombeau. La Marquise de Casa-Fuerte, Madame Mathilde Serao, Madame de Brantes, née Cessac, Madame de Monbrison, Monsieur et Madame de Madrazo, Miss Marbury, reconnaissent ses dons et leur rendent hommage. C'est fréquemment qu'il est invité à prendre avec moi sa part des repas ou des réunions que donnent Monsieur et Madame Alphonse Daudet, le Professeur et Madame Albert Robin (qui, non seulement le traitent, mais le soignent avec bonté) ; le Professeur et Madame Pozzi, la Princesse de Brancovan, Monsieur et Madame Camille Groult, Monsieur et Madame Henri Rochefort, Monsieur et Madame Maurice Barrès, Monsieur et Madame Albert Besnard, Monsieur et Madame Hugues Le Roux, Monsieur et Madame Jeanniot ; Monsieur et Madame Noël Bardac. - C'est de la vénération que lui inspire Alfred Stevens, qui le lui rend en affection.

Il professe, pour l'auteur du.Jardin de Bérénice, une admiration verbeuse. Chacune de ses rencontres, avec lui, sur un de nos chemins de Saint-James, me le ramène subjugué par la pensée lumineuse, la parole éclairée et l'abord courtois de cet éminent voisin. --Au théàtre, il est fasciné par la passion contenue que rayonnent le jeu intense et les yeux brûlants de Madame Berthe Bady ; comme il goûte avec volupté le talent vivant et souple, l'art bien français de Mademoiselle Cécile Sorel ; et quand elle quitte la salle éblouie pour redevenir la plus fastueuse des Parisiennes, cet étranger chaleureux s'étonne d'entendre battre un cœur sous les atours de cette Célimène : de voir une flamme palpiter dans ses propos colorés et dans ses yeux clairs. Quant à " Messieurs les ennemis ", il leur en veut de leurs attaques à l'égard de ma personne et de mes travaux. Puis, il croit y reconnaitre des boutades, plutôt que des coups de boutoir; il sait que la mauvaise humeur n'est pas toujours la mauvaise volonté ; et, sans feinte, sans ruse, rien que par la réverbération de son dévouement et de sa foi, il change le cours des mauvais propos et les transforme en paroles affables. - Notez que tout cela se passe a mon insu. Je m'aperçois seulement que Josué a changé le cours d'un bolide, que Moïse a divisé, ou rapproché les flots, fait jaillir une source ; mais comme je sais mon compagnon coutumier du prodige, je m'en remets à sa clairvoyance doublée de sentiment, et je laisse agir mon faiseur de miracles.

Paul Helleu, Maurice Lobre, Antonio de la Gandara, Georges Hœntschell, Ochoa, Marcel Proust, sont de ses amis ; et, parmi ses distingués compatriotes, le Général et Madame Mansilla, Monsieur et Madame Edouard Garcia-Mansilla. - Et je vois quelque chose de moins banal que le superficiel bonjour de la main qu'échangent entre eux les Parisiens de marque, dans le salut affectueux que lui envoient Forain, Caran d'Ache, Sem, Cappiello, Henry Bataille, Léon Bailby, Joseph Renaud, Albert Flament, comme firent autrefois Paul Verlaine, Emile Gallé, Jean Carriès, Marcel Schwob et Lucien Muhlfeld.

Enfin cette jolie lettre dit la grâce de celui qui l'a écrite, non moins que de celui qui fut digne de se la voir adresser.

 

" Mon cher Yturri,

 

 

" Je vais donc tâcher de fixer ce qui s'envolerait : Vous venez à Guernesey. Je vais faire apprêter pour notre cher Comte la belle galerie de chêne. Il couchera dans le fameux lit destiné à Garibaldi, et dans lequel ce farouche républicain n'a heureusement jamais couché ! - Dès son réveil, par les longues petites fenêtres (il y en a quatre), il verra la mer et le ciel, et les voiliers approchant du port ou le quittant. Devant ce lit, à une grande table de chêne, trois grands fauteuils où Victor Hugo a sculpté : Pater, Mater, Filius. Aux murs, d'inoubliables tapisseries ; et partout, partout, des inscriptions taillées dans le bois, par mon Grand-Père. Montesquiou ira travailler dans la petite chambre où furent écrits Les Travailleurs de la Mer, L'homme qui rit et tous les vers nés après 56. - Dans cette petite chambre il y a deux panneaux sculptés et peints par Victor Hugo : l'histoire de la Belle et de la Bête, et du Chevalier qui rapporte la tête bleue du Dragon. Dans tout cela, la réverbération enthousiasmante de la mer qui entre par les fenêtres avec le soleil.

Vous aurez une grande chambre, celle qu'habitait mon Grand-Père à la fin de l'exil, et qui fut aussi celle de mon père, et de mon oncle.

" Voilà. Maintenant, pour voir toutes ces merveilles, il faut remettre l'Engadine - qui vraiment a le devoir de pâlir après ce simple tableau - à l'an prochain, et prendre, un soir, à la gare Montparnasse, un train qui part vers neuf heures et arrive à Saint-Malo à 6 heures du matin.

" Il faut prendre à Saint-Malo un paquebot qui vous met à Jersey vers midi, et d'où vous repartez immédiatement pour Guernesey, où vous êtes une heure après.

" Arrangez-vous, et demandez-moi bien vite des renseignements plus précis.

" Je vous serre amicalement la main.

 

Guernesey, 97. GEORGES VICTOR-HUGO

 


 (1) Moi.

(2) L'article feint une transposition des Mémoires de Saint-Simon.

 

 

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