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Robert de Montesquiou
DOUZE STATIONS D'AMITIE |
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CHAPITRE XII
sempiternam fore. De Amicitia. Il
repose à Versailles, dans le cimetière du Petit-Montreuil, Paroisse de
Sainte EIisabeth. Sa
sépulture, il me fut aisé d'en fixer l'emplacement ; nous l'avions désigné
ensemble. Maintes fois, nous nous en étions entretenus. A plusieurs reprises,
nous avons, dans cette intention, visité les nécropoles de Versailles.
Cette ville lui était chère, entre toutes, il en goùtait le silence, la
splendeur morte, l'éternel retour vers le passé qu'elle suggère à tous
ceux qui l'aiment. Il
en avait revécu tous les recoins, reparcouru tous les méandres, ressuscitant,
d'un trait d'histoire, tel détail oublié, telle rétrospective rêverie.
Mes Perles Rouges, dont il a si noblement parlé, le lui rendaient
encore plus ami. C'est bien là qu'il devait gésir. Le
Cimetière du Petit-Montreuil fixa notre prédilection. Il me suffit donc
de retourner seul à ce champ du repos, de gravir la colline auguste, où,
vers l'orée d'un large bois, s'étagent d'humbles tumuli, s'érigent de
fiers mausolées. J'ai fait choix, d'un terrain en pente, contre le mur
du fond, au sommet de l'éminence. De ce lieu haut, le regard passe par
dessus les tombes, va jusqu'au faite du Palais, lui-même plus vaste tombeau
de bien des choses ensevelies. Le
monument que je fais construire répond au type souverain, froid et fort,
durable et altier, qui me parait devoir être choisi pour assurer la dignité
du sépulcre des solitaires. Certes,
ce n'est pas que je me fie aux familles de se montrer toujours déférentes
et fidèles ; quand le respect ni la constance ne font défaut, les formes
qu'ils revêtent, la plupart du temps, sont les sœurs de l'irrévérence.
Fleurs fanées, couronnes de faux jais, n'ont d'égales que de banales inscriptions,
parmi lesquelles les noms des défunts, de sonorités sans harmonie et
d'aspect sans charme, mettent comme une disgrâce de plus sur ces fautes
du granit et sur ces erreurs du marbre. Ces
noms, laids pour la plupart, n'est-ce pas assez d'en avoir été affligé
durant sa vie, sans encore en infliger l'hiéroglyphe gauche, à des stèles,
à des dalles, à des urnes, à des pylones ? - Et ces noms, même s'ils sont
doux, me semblent griffer vainement le grain des brèches et des porphyres. Du
silence, même sur les flancs des cénotaphes où l'on doit dormir ! Et
pas de végétaux envahissants, de lierres rongeurs, sous lesquels, en un
temps donné, forcément, lui-même, s'ensevelira, ce dans quoi l'on est
soi-même enseveli. Un
mort, de ceux qui peuvent prétendre au souvenir des humains, a droit à
de la beauté, pour cent ans, tout au moins, ou deux cents années. Encore,
pour cela, faut-il que ses soins irréfléchis ne livrent pas d'avance
son marmoréen vêtement à la vague des végétations, qui monte comme un
flot et ronge comme une marée. Le
monument que je fais construire est comme un autel de pierre, où se célèbre,et
se célèbrera, le saint sacrifice du regret. L'ombre du nuage qui glisse,
de l'oiseau qui passe y doit seule tracer de changeantes épitaphes. Il
est encore comme un pupitre veiné où les dessins naturels du marbre inscrivent
des runes mystérieux et d'indéchiffrables versets. Tout
autour, un banc familier invite au repos ceux qui sont las de vivre. Il
enseigne encore l'hospitalité, conseille l'accueil, et, pour son compte,
ne le limite pas à ces agenouillements dont on fatigue les trépassés ;
mais permet qu'assis non loin d'eux, on s'entretienne, comme s'il était
là, de l'absent, qui peut-être y veille. Cependant,
si quelque voix monte, un Génie ailé fait le signe de parler plus bas.
A ses pieds, un chien audacieux triomphe d'un serpent. - -
Un chien : symbole de fidélité ; un serpent : symbole de perfidie. Cette
statue, elle aussi, nous l'avions découverte ensemble. Elle date du XVII°
siècle, et provient du château de Vitry. Elle est saisissante et énigmatique.
L'allégorie que je viens d'indiquer, et qui y est contenue, avait enflammé
Celui qui, tant d'années, joua, près de moi, le rôle exprimé par ces deux
symboles. Il souhaitait de l'avoir sur son tombeau. Elle s'y dressera,
et d'elle-mème, silencieusement, à ceux qui sauront l'entendre, elle fera
l'éloge du fidèle ami qui, pour dompter, sous mes pieds, les venins perfides
et les fourbes anneaux, ne se lassa jamais de donner de la voix, de l'élan,
de la griffe et de la morsure. * Ce
monument de Gabriel de Yturri, mon désir avait été de l'inaugurer pour
le Jour des Morts, le premier depuis son départ. Mais les travaux se trouvèrent,
ralentis. Il fallut attendre jusqu'au 20 novembre. J'avais convoqué un
petit nombre d'élus. Entre ceux que la neige n'arrêta point, se trouvaient
le Marquis de Clermont-Tonnerre, le Comte A. de Montesquiou, Pierre de
Nolhac, Paul Helleu, Maurice Lobre, le docteur Mardrus, André Maurel,
Gabriel Mourey, Ochoa, Joseph Renaud, Georges Richard, Charles Meunier,
etc... Je
l'ai dit, la neige était tombée en abondance, elle couvrait le sol avec
épaisseur. Il y eut une éclaircie, vers le milieu du jour, à l'heure fixée
pour notre cérémonie intime. Le saint Prêtre qui avait reçu, les dernières
confidences du défunt, et qui avait été ému de la chaleur, de la noblesse
et de la sincérité de ses accents, était revenu tout exprès pour bénir
sa pierre. Un voile noir enveloppait le Génie mystérieux. Et quand, tout
d'un coup, on le découvrit, une grave, une profonde émotion étreignit
les cœurs. Le
lendemain, je reçus, d'un des assistants, les lignes suivantes, qui résument
bien, je le crois, l'impression de tous : "
Je tiens à vous dire ici, cher ami, ce que je sais mal faire de vive voix,
mon émotion d'hier devant cette tombe, digne du sentiment qui l'élève,
et si méritée par Celui qu'elle glorifie. "
Vous avez bien fait de me convoquer à cette commémoration. J'en ai senti
toute la piété et la beauté. Je vous en remercie. "
Quelle sobriété dans la magnificence ! " Henry
Bataille, qui devait être des nôtres, et qu'un malaise avait retenu, m'envoie
alors cette inscription, à la fois palpitante et lapidaire : A Robert de Montesquiou Pour l'inauguration du Monument qu'il a fait élever Mourir, c'est dire à l'âme unique, à l'âme en peine Quelques
jours plus, tard un autre artiste rare, Reynaldo Hahn, m'adresse la lettre
qui suit : "
Je suis allé au cimetière, et j'ai longuement contemplé la tombe qui produit
une impression de mystère et de silence, tout-à-fait saisissante. " La
couleur de la pierre, la forme à la fois mystique et libre de la stèle,
la noblesse sombre du marbre, et enfin l'expression et la beauté de cette
statue singulière, imposent la méditation, le recueillement, et, pourtant,
dégagent quelque chose de chaleureux. "
On reconnaît, dans cet arrangement supérieur, la main de l'artiste et
le cœur de l'ami tout ensemble. "
Quand les arbres auront leurs feuilles et que le printemps épandra, autour
de ce site funèbre, sa majestueuse frivolité, votre œuvre acquèrera encore
plus de signification et de profondeur. "
Je suis heureux de l'avoir admirée, et, m'identifiant aux sentiments de
votre âme, je suis certain que le mort n'aurait pas pu désirer une plus
affectueuse et plus magnifique sépulture. " Si
belle que soit cette lettre, je ne dirai pas : elle erre sur un point
; mais elle omet une transposition. Il
est d'autres, et, sinon de plus magnifiques, du moins, de plus affectueuses,
et par suite, de plus désirables sépultures, même que celles qui méritent
le beau nom de Poème de pierre, donné à celle-ci. Une
de ces plus affectueuses, de ces plus désirables sépultures, apparaitra,
j'espère, dans ce livre-ci, que plusieurs, je n'en doute pas (je ne dirai
pas même que je l'espère, cela m'est indifférent) trouveront ou feindront
de trouver excessif et inopportun. Il me suffit qu'il donne satisfaction
à certains bons cours qui l'attendent, qui s'attristeraient de ne pas
me voir l'écrire, et se réjouiront d'y voir exalter Celui dont ils avaient
compris la valeur. Il
y a aussi les autres, ceux que Goncourt nommait bien : " les amis
futurs de la mémoire de l'Ami. " * Il
repose surtout dans mon souvenir. C'est à lui de me fournir les derniers accords de ce lamento d'amitié. Ce mot
de Cicéron la définit bien : requies plena oblectationis, un repos
plein de charmes. C'est
par là que son influence est essentiellement différente de celle de l'Amour,
dont elle est le reflet, et comme la fraternité spirituelle. Amor otiosœ
causa sollicitudinis, dit encore une belle définition latine que je
traduis par cet alexandrin : L'Amour est un sujet d'inquiétude oisive. Au
contraire, on pourrait dire de l'Amitié qu'elle est un lien d'affection
sans trouble. C'est qu'une des plus cruelles, des plus imprescriptibles
lois de l'Amour, puisqu'elle constitue son essence, c'est d'agir en raison
inverse de son intensité et de sa générosité. En
amour, plus on aime, moins on est aimé. En amitié, c'est l'opposé. Elle
agit en raison directe de sa ferveur. En elle, plus on aime, plus on est
aimé. La
mienne est morte ; mais morte comme l'oiseau qui renait de ses propres
cendres. - " Les affections mortes sont les plus puissantes ",
écrit un poète anglais. Je pense comme lui. Si
je cessais un seul jour de pleurer Celui qui n'est plus, et de véritables
pleurs, j'aurais honte d'avoir des yeux ! Ce
cher Être créé pour l'allégresse, à qui la destinée infligea cette contrainte
d'accroître ses personnels maux, au contact de mes propres blessures,
et qui ne s'en est plaint qu'en m'écrivant, en s'écriant " Jusqu'à mon
dernier accent sera pour vous bénir ! " Aussi,
jamais personne au monde n'eut plus de droit à se couronner de ce doux
vers de la Muse, que je lui appris à admirer : Pour calmer les chagrins, j'en ai fait mes douleurs. Je
l'ai souvent dit, de lui, qu'il était un grain d'encens consumé sur l'autel
de l'Amitié. C'était vrai. Puisse monter vers les astres jumeaux, la bonne
odeur de son sacrifice ! Elle
me semble se diriger vers le Ciel quand, dans cet Artagnan qu'il aimait,
qu'il jugeait si simple et si grand, je brûle ses lettres par monceaux
et regarde se disperser leur sentimentale fumée. Comme d'elle, on peut
dire, de son âme, le mot de Lélius : " Ex tam alto dignitatis
gradu, ad superos videatur deos, potius quam ad inferos pervenisse. " - Il semble que, d'un si haut degré de dignité, il n'ait pu que monter
vers les dieux, plutôt que d'aborder chez les mânes. * Il
repose dans mon souvenir. Mais
que dis-je : il repose?... un tel mot n'est pas fait pour lui. Non
! Il va, il court, il brûle, il se prodigue. Il circonvient les événements
hostiles à mon projet, et fomente ceux qui lui sont favorables. Seulement,
comme les difficultés de mon caractère et celles de mon existence, brillante,
mais compliquée, multiplient les obstacles, il s'ébroue, il trépigne sur
place, comme un coursier généreux. Il
possédait encore le don merveilleux de tout extérioriser, j'entends de
faire jaillir des êtres, des choses ou des minutes, tout ce qu'ils contenaient
de plus précieux, pour le faire concourir à son dessein du moment. Mon
don, à moi, était contraire ; plus subjectif, et plutôt de transformer
en miel le pollen butiné. On comprend de quel secours pouvait m'être
un tel collaborateur. Il était la diligente abeille du dehors ; moi, l'ouvrier
de la ruche. Elizabeth
Browning, parlant d'un de ses personnages, fait dire de lui, pour donner
l'idée de la noblesse prêtée aux discours, par son langage : " Il
faisait l'église avec ce qu'il disait ! " S'il
m'arrivait parfois de " faire l'église " dans mes paroles, de l'avis du
cher disparu, ses discours, à lui, n'avaient pas moins de pouvoir :
ils faisaient la flamme ! Cette
flamme, elle est loin de ne palpiter que pour les décors joyeux ; je la
retrouve aux chevets des mourants, au son de leur glas. Il assiste aux
funérailles, comme au bout de l'an de Daudet, puis de Rodenbach. Je suis
absent, il me représente, puis m'adresse de beaux récits, émouvants et
évocateurs. A Broussais ou rue d'Armaillé, quand des circonstances d'intérêt
et de sympathie lui font visiter Paul Verlaine et Marcel Schwob, il porte
la déférence, l'affabilité, la consolation, l'espoir. Toute noble cause
le trouve passionné, il m'en parle avec conviction ; il me persuade, il
m'entraine. Même lorsqu'une diffèrence d'appréciation, ou une saute d'humeur
nous divise un instant, ii fait trêve pour ne pas nuire au développement
d'une bonne action ou d'un geste charitable. Souvent,
il me disait : " Je suis venu pour vous humaniser. " Pour
une part, c'était vrai. Il m'avait connu assez ombrageux, et pas le contraire
de farouche. Dans une mesure, ces dispositions cèdent à sa passion des
jardins, à son goût de l'humanité, à sa prédilection du dehors. Seulement,
il y a des échanges de natures. A mesure que je me fais moins casanier,
plus communicatif, il se concentre, il réfléchit, il apprend à apprécier
la méditation ; et, quand il meurt, les souffrances, les réflexions et
les chagrins ont transformé cc jeune homme antique, dont elles ont fait
un ascète émacié, non moins qu'un Saint François d'Assise. Sa
faute, ou, si vous préférez, sa noblesse, fut de croire en moi. La
première peut se discuter; j'en sais qui l'admettent. Mais là n'est pas
la question. Chacun a sa foi, et, fût-elle erronée, en tire espérance,
consolation, réconfort. Il dut à la sienne des minutes d'enivrement, d'autres
de trouble ; mais, parmi ces dernières, jamais sa croyance ne l'abandonna,
qu'il se dépensait pour une noble cause. Cette
croyance, les jours qu'elle était mienne, il la partageait avec moi ;
il me la faisait partager, les jours où l'on doute de soi-même. Et
si j'étais, (ce qu'à Dieu ne plaise !) assez modeste, en mène temps qu'assez
puéril, pour regretter de n'avoir jamais attiré sur mes œuvres, pas plus
que sur leur auteur, la passagère consécration des dignités officielles,
ce ne serait qu'en songeant à l'importance qu'il paraissait parfois attacher
aux sociales distinctions, et à la gracieuse exaltation quelles lui auraient
inspirée, une heure. Mais
lui-même, en dépit de son goût un peu barbare pour quelques hochets brillants,
savait entendre plus haut que leur grelot enfantin. Quant à ce qui le concerne, ses ambitions sont simples. En dehors de celles
qui l'attachent à ma personne, et à ma destinée, (car cette différence
est bien marquée, et je la préciserai) le bonheur lui apparait principalement
sous deux formes : l'une, sédentaire, teintée d'un reflet de home dont une phrase de lui, que j'ai citée, présente un aimable tableau ;
l'autre, attestée par des récits de ces voyages, dont il avait aussi le
goùt, mais que lui gâtaient sa santé délabrée, et, surtout, il faut le
dire, ce démon du jeu, dont il avait pourtant bien décrit " l'espoir tentateur
et renouvelé " et qui fut sa grande misère. - Elle l'empêche de tirer
tout le fruit qu'il se pourrait, de ces exodes réitérées, lesquels, par
ailleurs, lui offrent des occasions d'enseignement et de plaisir. "
Je jouis de tout cela (m'écrit-il d'Italie,) avec intelligence, je le
crois ; avec émotion, j'en suis sûr. " Mais
en ce qui me touche, c'est tout autre chose. Rien ne lui semble assez
beau, ni assez grand. Il ne veut entendre parler que de triomphes ; et,
quand il a constaté que les formes de mon art et de ma carrière ne s'allient
pas avec le genre de succès auquel on donne ce nom pompeux, sa conviction,
et sa prédilection, qui ne veulent pas céder, lui font ranger mes productions
parmi celles qui sont vouées à la flatteuse réparation de l'avenir; et
reprennent leur rang ; tandis que celles qu'on avait exaltées indûment,
redescendent à leur niveau. Car
il est bien vrai que le temps sait dire : " Mon ami, montez plus
haut ! " aux cœurs, comme aux conviés, dans le festin de l'Évangile. Cette
foi qui m'est chère, qui m'a fait rechercher, pour les célébrer surtout,
ceux dont elle a régi l'existence, il m'en applique la loi, et elle lui
fournit les déductions les plus éloquentes, comme les plus touchantes. On
comprendra que je m'abstienne d'y insister une fois de plus. Certes, j'en
avoue tout l'excès. Mais on comprendra aussi qu'elles ne m'en attendrissent
que davantage. Alors,
son écriture grandit, dans les proportions de son ambition pour moi et
devient démesurée. C'est
en de tels moments qu'il va jusqu'à s'écrier, comme un sorcier bénévole
: " Je te salue, Glamys ; je te salue, Cawdor ! " J'ai
dit que j'insisterais sur le dédoublement de ses sentiments, à l'égard
de ma personne et de mes travaux. Et, encore, ce n'est pas tout à fait
cela. C'est, (bien qu'il l'apprécie) moins l'écrit que l'écrivain qui
le passionne. On
sourira toujours de cette question d'un employé de comédie, duquel son
maître exige des contributions multipliées, et qui demande à celui-ci,
auquel il désire parler, des deux serviteurs qui ne font qu'un en sa personne. J'aurais
pu dire de même à mon étonnant compagnon : " Est-ce à l'auteur ou
à l'ami, que vous vous adressez ? " Le
premier, il a, pour lui, tous les égards; quant à l'autre, c'est fort
différent : il le malmène, il le rudoie, dans son intérèt, parfois assez
bruyamment, à la surprise de la galerie. Il lui reproche de négliger ses
affaires, et ne craint pas de lui donner à entendre une voix un peu criarde,
presque toujours bien inspirée, et dont les bienveillants éclats finissent
par profiter. C'est un des plus estimables côtés du caractère de cet homme,
que les malveillants accusent de se maintenir auprès de moi, par la flatterie
ou la flagornerie. Oui, plusieurs ont pu aller jusqu'à se scandaliser
de l'entendre me parler avec rudesse. Mais quelques-uns se sont repentis
d'en avoir conclu que, moi absent, on pouvait me manquer, en sa présence ! Je
relève, dans ses lettres, deux phrases typiques, lesquelles reflètent
exactement celte différence délicate : " Je
suis prêt à me soumettre à votre décision, par suite de ce respect que
vous m'inspirez, qui est aveugle, puisque je vous l'accorde, même quand
je crois que vous n'avez pas raison. " Voilà
pour une part de ce sentiment. En voici une autre expression plus nette,
plus indépendante et plus belle : "
Ma présence ne vaut plus rien, puisqu'elle représente des vérités que
je n'ai pas le droit de taire. Ma correspondance ne vaut pas davantage,
puisqu'elle présenterait forcément des observations que je n'ai pas le
droit de faire. J'attends donc d'obtenir la preuve que vous avez raison,
ou celle que je n'ai pas tort. La première me trouvera de bonne foi, et
la seconde, de bonne volonté, comme de bonne humeur. " Heureux,
encore une fois, ceux à qui leurs amis parlent avec cette autorité déférente !...
Elle leur épargne des fautes. Mais, s'ils les commettent, elle sait ne
pas les leur reprocher d'une part ; et, de l'autre, les aider à réparer. Chose
curieuse - mais tout n'est-il pas curieux de ce qui eut trait à ce type
extraordinaire ? - son efficacité dans les choses domestiques consistait
en un adjuvant moral, était due à une influence de zèle répandu, qui se
communiquait aux êtres, et presque aux faits; mais nullement à une intervention
personnelle. Jamais je ne l'ai vu toucher à un colis, faire un rangement,
disposer une plante. Il ne savait, ne pouvait, ne devait qu'inspirer et
que diriger. Aussi, dans les instants où la direction purement spéculative
et uniquement spectatrice a quelque chose d'un peu déplaisant pour ceux
qui paient davantage de leur personne, il comprenait son devoir de s'effacer,
de disparaître. C'est ainsi que, par suite d'un accord convenu, un des
articles de notre dualisme m'attribuait tacitement les apprêts de départ.
La récapitulation n'était pas de son goût, ni dans ses moyens. Les arrivées
lui convenaient mieux. Il se plaisait à me les émailler de surprises. Il
me semble que le tour donné à sa fin, par de mystérieuses volontés, et,
peut-être, par des secrètes concordances, s'est plu à transposer, dans
les régions de la Mort, ce qui avait été le partage de nos attributions,
dans les habitudes de la Vie. A moi, de récapituler, de demeurer ici-bas,
pour consommer ces derniers apprêts qui sont comme le commencement d'une
fin et le lever d'une espérance. A lui, de disposer, au-delà, ces surprises
qu'il aimait à m'apprêter, cette fois, en des régions plus radieuses. Je
lui disais parfois : " Vous ètes entré dans mon existence comme
par un prodige ou par un miracle. Mentor à côté de Télémaque, Raphaël
auprès du fils de Tobie. - Vous disparaitriez, d'auprès de moi, aussi
mystérieusement, que je n'en serais pas surpris. " L'évènement
s'est réalisé. On
affirme que, certains jours, les amputés ont mal au bras qui leur fait
défaut, à la main qui leur manque. Comment, moi, ne soufrirais-je point
de ne plus me sentir ce cœur amplifié que la Providence m'avait fait,
en ajoutant à la mienne toute la cordialité d'un autre ? "
C'est de votre faute, m'écrivait-il, c'est pour avoir été trop bon dans
votre vie que vous vous voyez maintenant assailli par des lettres de doléances,
et des compte-rendus de luttes ; vous qui ne devriez recevoir que
des louanges, et ne précipiter votre esprit que dans des choses souveraines. " Certes,
je puis dire qu'une telle compagnie m'a donné à goûter avec intensité
le sentiment naguère exprimé, par moi, dans ces vers : Qu'importe ? si quelqu'un eut foi Aussi
plusieurs qui, sans en connaître l'étendue, savent que ce coup me fut
rude, s'étonneront sans doute de me voir continuer ma vie avec sérénité,
avec force, presque avec gaité, et dans l'exercice d'un esprit assez mordant
et assez vif, qui en représente un des ressorts. A
ceux-là je répéterai le mot de Cicéron. " Tel est le bonheur que je goûte,
au souvenir de notre amitié, que je puis passer pour heureux. " En
outre, il suffira de réfléchir un instant, comme j'ai fait moi-même,
pour comprendre à quel point il serait illogique, et, par suite, impie,
envers le souvenir de Celui qui donna sa vie pour mes travaux, de ne pas
les poursuivre avec une ardeur d'autant plus grande. Enfin,
j'emprunte encore au grand orateur latin cette explication de mon attitude
: " Un homme constant ne permet à nul événement, fût-il le plus douloureux,
et fût-ce un instant, de le détourner de son devoir. Et surtout, cette
pensée que chaque, jour en est un de moins pour regretter, adoucit, le
regret. " A
nous autres, qui avons perdu de tels compagnons, la mort nous devient
trop facile. Je
ne vois pas de plus grande différence et, par suite, de plus grande injustice,
entre les humains ; car, enfin, la pauvreté peut se compenser de
clairvoyance et se contrebalancer de goût; comme la richesse peut s'alourdir
de maladresse et s'appesantir d'aveuglement ; la laideur peut se dédommager
d'intelligence ; tous les maux, tous les biens ont leur contre-poids et
leur contre-partie. - Mais quelle plus grande inégalité devant la Mort,
que de l'attendre avec sécurité, au lieu de s'en écarter avec horreur
? Or,
je le répète, à nous autres, qui avons perdu de tels compagnons, mourir
devient trop aisé ; car ce nous semble une grâce de quitter une vie que
leur présence n'embellit plus. L'espoir de les retrouver donne de l'attrait
au trépas ; et ne plus séjourner en un lieu qu'ils ont déserté, nous apparait
déjà comme une faveur. Mon âme est désormais attachée à des rivages hérissés d'arêtes. Quoiqu'elle
fasse, elle ne peut que souffrir. Si elle s'en éloigne, elle languit.
Si elle s'en rapproche, elle se blesse. Se blesser vaut mieux que languir. Si
je meurs sans avoir accompli de belles œuvres, je veux qu'on sache combien
j'en suis coupable, parce qu'une telle foi en moi m'en créait le devoir. En
tout cas, jusqu'à mon dernier soupir, je me dois, je dois à cette ardente
Mémoire, d'employer ce qui me reste de jours, à faire de mon mieux pour
ne pas démériter d'une telle confiance, et d'une telle espérance ! Et
maintenant, Oreste et Pylade, Achille et Patrocle, Scipion et Lelius,
Horn et Egmont, Cinq-Mars et de Thou, Montaigne et la Boétie, Edmond et
Jules de Goncourt, qui sûtes accomplir ce miracle de transformer en affection
les sentiments de famille, et vous, Flaubert et Bouilhet, vous, les, Mythes
de l'Amitié, et vous ses Héros, qui sûtes affirmer, jusque chez les morts,
la vertu de cet attachement, accueillez dans votre groupe vénérable, pur
et fier, doux et fort, fraternel et serein, Ceux qui ont bien mérité de
l'Amitié fidèle et dévouée ! |
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