M. Reynaldo Hahn, lui aussi, a, depuis quelques années, manifesté son activité productrice dans tous les genres jusqu'à celui du Quatuor à cordes. Même ceux qui peuvent avoir en art d'autres tendances que les siennes, ou concevoir de façon différente, les possibilités dramatiques ou symphoniques de la musique ne lui refuseront pas, je pense, le mérite trop rare d'avoir su de bonne heure distinguer sa route, y persévérer et même singulièrement l'élargir ensuite. Informé, certes, des diverses réformes qui, successivement, défrayent les discussions des groupes, des sous-groupes et prétendent trop souvent chacune, particulièrement dans le domaine lyrique, apporter la solution unique d'un problème fort heureusement inexistant pour l'indépendance et la dignité des créateurs, il a voulu avant tout écouter sa nature, suivre les suggestions de son tempérament. Renonçant à bouleverser le monde, il a su rester d'accord avec lui-même, sans renier les maîtres qui ont formé sa jeunesse, et sont restés l'admiration réfléchie de sa maturité. Il n'a pas attendu, notamment, pour révérer Mozart, que le magicien de Salzbourg fût devenu l'objet, jusqu'en ses esquisses les plus secondaires, d'un culte éperdu, global, et aux excès parfois divertissants. Il n'a pas cru opportun, comme d'autres, de lui sacrifier toute la musique, mais s'est contenté de lui consacrer le zèle du plus qualifié des interprètes et, quand l'occasion s'en est trouvée pour lui, du plus averti des disciples.
Aussi, - après avoir donné sa mesure sur d'autres terrains avec l'Ile du Rêve, la Carmélite, Nausicaa, la Fête chez Thérèse, la pimpante et tendre Ciboulette, Brummel et Malvina, où, à l'exemple d'André Messager, il donne à la musique dite légère, si souvent galvaudée ailleurs, ses véritables lettres de noblesse, - est-il naturel qu'il ait voulu faire revivre quelque chose de l'esprit du maître des Noces dans la partition du Marchand de Venise, que le public de l'Opéra a chaleureusement accueilli en mars 1935. Il semble que, si grande que soit la différence du cadre et de l'ambiance, il n'y ait point échoué : ce qui ne sera pas, à bien des yeux, un négligeable éloge.
Certes l'adaptation lyrique du texte shakespearien, offrait maints écueils que M. Zamacoïs ne pouvait toujours éviter en établissant son livret en vue de la musique. Utilisant sans heurts et avec une connaissance accomplie des exigences délicates de ce style, successivement le recitativo secco, des airs et des ensembles soigneusement construits, la partition de M. Reynaldo Hahn laisse sans cesse en évidence l'action dramatique. Elle permet, comme celle de la Pie Borgne, à toutes les paroles bien prononcées des chanteurs de parvenir à nos oreilles.
Si, au premier abord, le premier acte, varié, poétique et vivant, où le monologue de Schylock possède une réelle intensité d'accent, a eu mes préférences, et si la grande scène du tribunal, au fond malaisément musicable, fournit à l'interprète chargée du rôle de Portia, l'occasion de mettre en valeur toutes les ressources de son sentiment dramatique et de sa grâce persuasive, je tiens à signaler aussi, au deuxième acte, les séductions de la scène des coffrets, les entrées brillantes des princes du Maroc et de l'Aragon, les tendresses de Portia et de Bassanio, le quatuor final ; enfin, au dernier tableau le mystère de la nuit étoilée et le septuor conclusif : " Il faut que l'amour ait le dernier mot". Ou je me trompe fort, ou le Marchand de Venise aurait eu, s'ils vivaient encore parmi nous, les suffrages du compositeur de Don Juan, voire même de celui de Roméo et Juliette... Sans doute, M. Reynaldo Hahn s'en serait-il déclaré satisfait (1).

1944 


  (1) Survenue au moment où ce livre était déjà sous presse, la disparition de Reynaldo Hahn a suscité les regrets unanimes des amis de la musique qu'il a voulu servir jusqu'au bout, dans des heures troublées, sans compter ni avec ses forces, ni avec ses goûts. Il nous laisse plusieurs oeuvres achevées : le Oui des Jeunes Filles, trois actes sur un livret de René Fauchois (d'après Moratin) ; Aino, opéra bouffe en un acte, livret de Guy Ferrant ; Aux bosquets d'Italie, ballet en deux actes mêlé de chant ; un Concerto Hongrois pour piano, violon, cordes et batterie ; des fragments du Pauvre d'Assise, cinq actes sur un poème d'André Rivollet. Souhaitons les connaître bientôt.

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