On n'entrait pas sans émotion, sans quelque fierté intime, en des salons où l'on aurait occasion d'approcher des hommes que l'on admirait, de juger un peu sur eux ce qu'est la forme mondaine et souriante du succès. Que d'escaliers montés allègrement, parfois à la suite d'une femme qui, tout à l'heure, ôtera son manteau puis, ses épaules nues, sous les armes brillantes du soir, nous tendra la main après avoir tiré avec soin ses longs gants de Suède jusqu'au coude !

Les maîtresses de maison, on en a souvent médit. Elles représentent cependant une tradition très française. En France, la littérature a toujours été très mêlée à une vie de société. Elle s'est attachée à la peindre. Les romantiques eux-mêmes sont assez vite revenus de leurs solitudes. Il y a ainsi toute une aimable chaîne de salons à travers notre histoire. On les voit se succéder avec les styles des époques, des éclairages plus ou moins intimes, de hauts lambris ou de bas plafonds.

Lorsque l'ambition de gouverner un salon vient à une femme, elle ne s'appartient plus guère. Elle n'appartient plus à sa famille. " Il n'y a qu'au déjeuner du matin qu'elle ne m'invite personne ", disait le mari de l'une d'elles, qui apportait une bonhomie résignée au milieu de conversations que, d'ailleurs, il entendait mal. On composerait une curieuse galerie de ces maris. Celui-ci s'efface, s'endort un peu, car il s'est occupé d'affaires depuis le matin. Et il ne manque jamais de dire à ses voisines de table : " Avez-vous été au théâtre, ces temps-ci ? " Celui-là montre parfois un peu de mauvaise humeur. Il voudrait tenir quelque place chez lui mais il fait ainsi souffrir sa femme, ne s'en aperçoit pas sans jalousie. Il en est qui seraient éloquents sur les gens de lettres, les artistes, d'autres qui n'ont pas résisté à la contagion des vanités. Il sont les maris. Les égards qu'ils reçoivent à ce titre ne les contentent pas.

Les maîtresses de maison ont aussi des familles qui n'ajouteraient pas toujours, par leur présence, à l'agrément d'un salon. Il faut donc les écarter, au moins en partie. On devine les sentiments qui en résultent, mais on ne saurait arriver à rien par la faiblesse. Ce qui compte, ce sont les amis et il est parfois nécessaire de les disputer à d'autres. Il convient aussi de ne pas offusquer les anciens et d'accueillir cependant des nouveaux. Quel problème que celui de mêler les générations et d'éviter les brouilles, les jalousies ! Souvent il y a. un maître incontesté et tout se fait à son ombre. Et comme on est friand des histoires qui se racontent sur d'autres salons ! Chaque maîtresse de maison a sa rivale de choix, celle qui s'est trouvée, à son début, dans les mêmes conditions de monde, de fortune et, parfois, d'ignorance littéraire.

Tenir un salon, c'est appartenir à l'histoire. Du moins, on le suppose et les Immortels qui le fréquentent semblent lui apporter une part de l'immortalité. Ici, Marcel Prévost, Grosclaude se montrent brillants causeurs. Prévost détient sur les femmes, sur les jeunes filles, des vérités qu'il ne lui déplaît pas de leur dire, de telle sorte qu'elles soient, en même temps qu'un peu inquiètes, touchées à fleur de peau par l'intérêt qu'il leur témoigne. Grosclaude a des histoires parisiennes ou coloniales. Elles vont du "manchon d'été" qu'il avait été proposer à une grande maison de couture où on l'avait reçu avec les égards prudents qu'on croit devoir à un fou, jusqu'aux nègres qui s'écriaient à un réveil dans la brousse : " Rats ont mangé pieds à moi!" Il est bon, d'ailleurs, que quelque ami, tel que Capus ou Hervieu, le ramène à l'humour. Il pourrait être tenté, surtout depuis ses voyages, de verser en des considérations trop sérieuses. " J'attends qu'il soit drôle ", disait une jeune fille qui avait tant entendu parler de lui et le voyait pour la première fois. Et n'est-ce pas de Grosclaude que Mme Aubernon demandait : "A-t-il été spirituel comme chez moi ou terne comme chez Mme B. ? "

La conversation a été bousculée, en France, par le train trop rapide du monde, par la séparation trop brutale entre les générations et, je dirai presque, par la fin de quelques snobismes. Rien ne vaut un échange de snobismes pour créer une atmosphère qui serait lente à se former s'il fallait attendre l'éveil des sympathies et les compréhensions réciproques. Il n'est pas si mal que des gens aient plaisir à se rencontrer pour des raisons qui ne tiennent pas à la raison. Les gens de lettres ainsi ne restent pas entre eux ni les gens du monde. D'anciens prestiges jouent près de prestiges nouveaux. La conversation était, au début du siècle, le délassement rêvé de beaucoup d'écrivains. Ils étaient heureux de rencontrer des femmes dans une maison familière. Leur esprit, après l'excitation et la fatigue du travail, avait encore quelques feux à jeter. La conversation n'est-elle pas nécessaire à ceux qui ont l'esprit de répartie, un esprit avant tout français. N'est-il pas bon d'être ou de se croire admiré ? Quelques-uns, car la naïveté n'est pas toujours absente du monde des lettres, s'émerveillaient de leurs propres trouvailles. Ils auraient dit ingénûment : " Où mon esprit prend-il toutes ces gentillesses ? "

 

Henri de Régnier n'était point de ceux-là. J'entends encore sa voix douce et timbrée. On ne l'entendait pas trop cependant. Nous admirions tous, alors, M. d'Amercoeur, les évocations du XVIIIe siècle dans les jardins de La double maîtresse, et tant de personnages de haut goût. Aujourd'hui, c'est plutôt la sonorité de quelque poème et la grâce d'un jet d'eau de Versailles ou d'un cristal de Venise qui accompagnent son souvenir. Son regard de myope ne s'aiguisait sous son monocle que le temps d'une histoire pittoresque ou d'un mot ironique. Il se voilait lorsque s'élevaient des discussions même littéraires. Régnier leur préférait l'entretien d'un de ses amis familiers, surtout celui d'une jeune femme. Son ennui savait garder figure de grande courtoisie. On avait d'ailleurs l'impression que, malgré les ressources de son imagination, il s'était très souvent ennuyé. Il y avait autour de lui, de sa silhouette fine, distinguée, comme un parfum de solitude. Ne passait-il pas des heures dans son cabinet de travail aux meubles vénitiens ! Il s'était composé un décor qui l'isolait parmi les souvenirs de ses voyages ou, plutôt, de ses séjours dans la ville des Doges, car il devait garder, même loin de chez lui, son humeur casanière. Et, dans les rues, séparé du mouvement par sa myopie, ne poursuivait-il pas la cadence de quelque strophe ? Mais il aimait qu'un cinq à sept à demi intime lui fut réservé par une jeune femme agréable à voir et compréhensive. Il m'apparaît ainsi en quelques maisons près de tables à thé. Je l'ai vu souvent aussi chez René Boylesve, dans ce salon de la rue des Vignes à Passy, où la verdure d'un jardin, maintenant détruit, jetait son ombre au printemps.

Mais, à ce moment, le salon dont on avait le plus parlé, dont on parlait encore, était celui de Mme Aubernon. Là, comme on sait, la conversation était dirigée. Il n'était pas permis de redemander des petits pois. Un sujet était jeté sur le tapis, sur la nappe et les convives devaient se le partager sans désordre. Tant pis pour ceux qui avaient préparé l'inceste quand il n'était question que de l'adultère. Mme Aubernon craignait les femmes qui sont des éléments de trouble parce qu'il leur est difficile de n'être pas coquettes. Je devrais écrire : parce qu'il leur était, car elles croient bien aujourd'hui, dans leur égalité avec les hommes, avoir changé tout cela. Mme Aubernon disait : " je donne à causer, je ne donne pas à aimer. " Au moins, car elle était loin d'être hostile aux amours, ne le donnait-elle pas à la même heure. Elle portait des robes très claires, des rubans de couleur, des souliers pomponnés qui faisaient d'elle une étrange poupée. Ce n'était point par coquetterie mais, simplement, pour éloigner toute idée de tristesse. Tout autre snobisme que le snobisme intellectuel était exclu. Pas de poids morts en ces dîners. Cependant, quelques veuves d'hommes illustres les encombraient parfois. " Ce sont mes monstres sacrés ", disait Mme Aubernon. Son caractère ne manquait pas d'indépendance. Elle n'entendit pas, un jour, sacrifier un de ses amis à Dumas fils, le plus brillant peut-être des causeurs. Pour ma part, je ne l'ai qu'entrevue.

Dans le salon de Mme de Caillavet, on se flattait de voir et d'écouter Anatole France. On l'écoutait même parfois un peu plus que certains ne le désiraient. On sait qu'il apportait quelque lenteur à ses récits, que la maîtresse de maison quêtait avec un "Monsieur" qui sentait son autre siècle. Mme de Caillavet cachait une nature volontaire et passionnée sous l'aspect froid et imposant d'une idole hindoue. Elle avait décidé, pour son bien, d'en prendre avantage sur le caractère un peu faible de France. Ainsi recueillerait-il toute la situation qu'il pouvait devoir à son esprit. Elle assurait les rencontres, le jeu des influences. Il serait le Voltaire de son temps. Tout le passé de l'affaire Dreyfus continuait à peser dans l'air de ce salon. On y voyait les barbes de quelques hommes politiques, celle de Jaurès, entre autres. Le voici qui se carre en un fauteuil, avec son visage ouvert et coloré, la confortable masse de sa personne, sa bienveillance d'élu et son accent méridional. Il n'oublie pas son socialisme. Peut-on ne pas être socialiste ! Et tous autour de lui, ne le sont-ils pas, même sans le savoir ? Mais il serait très peu galant de déposséder une hôtesse qui vous reçoit si bien. Jaurès s'est montré, d'ailleurs, ami des arts, connaisseur à sa façon, qui était bien un peu celle de Michelet, c'est-à-dire en goûtant surtout l'oeuvre d'art dans la phrase qu'elle lui suggère car la beauté pour lui est dans les mots. Il s'est montré gourmet. Quel homme politique n'a pas un heureux appétit ? " Il est bien entendu, dit-il, que le socialisme ne doit pas détruire ces plaisirs. Il doit les multiplier au contraire. Tout appartiendra au peuple mais il ne sera pas défendu que ceux ou celles, qui en ont particulièrement le goût et l'amour, aient la garde des choses venues de famille ou recueillies avec soin. " Tout le monde sourit à l'idée consolante qu'il y aura des privilégiés dans la révolution.

France respirait, en ce salon de l'avenue Hoche, l'encens qui lui était préparé ! Et il fut, malgré tout son scepticisme ou à cause de ce scepticisme, docile aux influences. Il s'est ainsi éloigné de ce quai Malaquais dont il a pourtant si bien parlé, où, dans la beauté de tant de soirs, il avait touché des yeux le passé vivant et familier. Le livre qu'on espérait après Le Crime de Sylvestre Bonnard, n'a pas été écrit. Ce qu'il y avait là de sensible, d'un peu tendre, s'est évaporé. L'esprit, tout à coup, l'a trop emporté sur le coeur, l'esprit et, aussi, une sensualité qui se passait d'âme. Il s'est accepté avec quelque orgueil et des satisfactions secrètes.

 

*

 

Mme Straus, dans son hôtel de la rue de Miromesnil, tenait le premier rôle. Elle le tenait naturellement, sans avoir l'air de le prendre parce que tous ses amis s'empressaient de le lui donner. Chez elle voisinaient agréablement des oeuvres du XVIIIe siècle et des tableaux impressionnistes. La courbe délicate d'un Falconet, statuette aux épaules tombantes qui ne sont plus à la mode, se détache au-dessus d'une console aux rondeurs Louis XV. Des yeux spirituels rient dans un masque de La Tour. On aperçoit un tournant de la Seine dans la brume irisée d'un Monet. L'ensemble est clair avec les tapis, les boiseries, le marbre très blanc de la cheminée. Au temps de l'affaire Dreyfus, quelle importance avait connue ce salon ! On en était presque surpris parce que la maîtresse de maison montrait, avant tout, le goût de la frivolité et de l'agrément. Mais elle avait su renoncer à bien des relations décoratives et qu'elle paraissait priser. A quelles forces secrètes avait-elle alors obéi ? Elle vous disait volontiers, pour justifier la présence d'un homme sérieux, savant, que, cependant, il n'était pas ennuyeux. C'était, d'ailleurs, toujours exact. Elle avait d'admirables yeux noirs, les yeux de son portrait par Delaunay, des yeux au regard vif, net, sans rêverie. Je les vois largement ouverts et posés sur celui qui parle. En son salon, tout lui était dédié. Nous connaissons quantité de ses mots comme sa réponse : " J'allais le dire! ", à Gounod qui avait qualifié d'octogonale je ne sais qu'elle musique. Mais les mots qu'on cite déçoivent souvent. Ils valent dans le train de la conversation. Ils ne gagnent point à être refroidis. Ils ont su heureusement réveiller le sourire, briser un ton qui risquait de trop s'élever ou de se prolonger sur la même note. C'est ce sourire que je vois autour de Mme Straus assise au coin d'un canapé et dont le visage garde encore le petit éclair du mot jeté. Parfois on réclamait d'elle une anecdote qu'elle racontait fort bien, avec préparation, effets mais sans longueur. Les anecdotes étaient en honneur, presque un peu trop, car il en était quelques-unes auxquelles certains habitués ne se tenaient pas de revenir souvent. Ainsi de plusieurs concernant Vandérem qu'on ne se privait pas de taquiner parce qu'il montrait une susceptibilité chatouilleuse. A Trouville, où Mme Straus possédait une villa sur la hauteur et dans les roses, on ramenait un jour Vandérem pour un déjeuner. - " Qu'y a-t-il donc entre vous et le prince d'Aremberg ? " lui dit, je crois, Hervieu. - " Mais rien, répondit Vandérem avec quelque inquiétude. " - " C'est qu'il a dit : M. Vandérem vient demain, je ne déjeunerai pas. " Et Vandérem d'interroger sur le ton de cette phrase, un ton qui faisait toute la chanson et pouvait bien n'exprimer que l'effet du hasard ou même un regret.

Mme Straus parlait plus volontiers de gens que de livres ou d'art. Les livres, les pièces de ses amis ne pouvaient être que fort bien. Il était entendu qu'on le dirait très haut. A quoi bon en trop parler entre soi. Mme Straus était avant tout très femme et savait mettre une flatterie dans la recherche de votre hommage. Elle n'appréciait, disait-on, que ceux des gens d'esprit. Marcel Proust, son ami, m'a dit, un jour : " Comment se fait-il que nous préférions la conversation de Mme Straus qui s'intéresse, au fond, assez peu à tout ce que nous aimons, à celle de Mme X si versée dans les questions de littérature et d'art ? " Le secret doit être dans la séduction des dons naturels.

Meilhac, Halévy et combien d'autres étaient venus chez Mme Straus. On respirait le souvenir du meilleur esprit parisien, en même temps que Capus, Hervieu, Abel Hermant vous apportaient celui du jour. Entre ces murs, l'esprit était depuis longtemps apprivoisé et il y a un charme à ce que les mots ne sonnent pas dans un air trop neuf.

Hervieu, au visage énergique et distingué, avec un menton de jeune chef, demeurait volontiers discret. Mais on se tournait naturellement vers lui pour obtenir une opinion réfléchie et fine. Il la disait doucement. On y reconnaissait l'observateur de Peints par eux-mêmes et de L'Armature. Un sourire accueillait la piquante expression d'une vérité. De fait, il avait percé le mobile, la secrète intention de celui ou de celle dont on parlait. C'était plus simple qu'on n'aurait cru et si humain. Il réservait à l'intimité une gaîté d'esprit très réelle. Il riait alors dans une détente où se révélait tout un charme jeune et franc. Il gardait pour lui-même, pour son oeuvre, toute son intelligence de la passion et son pur idéal de loyauté scrupuleuse.

Abel Hermant découpait ses phrases d'une voix un peu métallique et son regard conservait sa froideur d'expression au-dessus du sourire des lèvres.

Je vois encore à ces déjeuners du dimanche, aux réceptions qui les suivaient, Jacques Bizet si pareil aux portraits de son père, le docteur Pozzi avec son beau et séduisant visage, Joseph Reinach que son physique n'empêchait pas de lancer quelque trait galant souligné d'un rire trop large. Il se piquait d'exciter la jalousie de Straus. Celui-ci était fier de sa femme, de son salon, de ses collections, fier aussi de ses roses dans sa propriété de Trouville. Mais tous ses instincts de propriétaire n'étaient pas sans lui infliger des tourments. Il mâchait volontiers quelque boutade. Il n'eut pas détesté d'exercer quelque tyrannie. Mais c'était bien impossible avec Mme Straus qui se réfugiait si bien dans ses maladies nerveuses. Ses amis partis, elle n'était plus qu'au souci de sa santé.

J'entends aussi, dans ce salon, Bernstein qui martelait ses opinions, ses jugements, amusait par l'audace avec laquelle il déchirait des voiles. Il s'élançait alors un peu tête baissée à travers la vie, possédé par l'idée d'une pièce ou le désir d'une femme, assuré de tout ce qu'il faut avoir de ténacité et d'orgueil pour servir son talent.

Louis de Turenne évoquait "un temps qui, déjà, s'éloignait. Il paraissait un peu, comme on eut dit alors, d'un autre bateau, par son élégance aristocratique et sportive, par une fine politesse et des souvenirs qui touchaient à d'anciens diplomates. Mme de Chevigné témoignait d'une liberté d'esprit qui est dans une tradition très française. Avec quelque chose d'un peu coupant dans le profil et dans la pensée, elle prisait ceux qui étaient capables de la surprendre, de la distraire. Elle était sensible à l'intelligence de Marcel Proust. Il lui plaisait d'écouter Reynaldo Hahn, Madrazzo.

 

*

 

Sans doute, il m'est difficile de parler de Claude Ferval, Mme de Pierrebourg, en raison même des liens qui m'unissent à elle. Pourtant, elle tient dans mes souvenirs une très grande place ; pourtant, il est impossible d'évoquer la société de Paris, au commencement de ce siècle, sans la revoir entourée de ses amis, dans l'appartement de l'avenue du Bois, sans qu'elle se détache par les qualités très particulières, très marquées qui ont gravé son image dans bien des mémoires et lui gardent toujours des fidèles. Je ne dirai point qu'elle n'a eu que des amis, elle avait pour cela trop de caractère, trop de franchise naturelle.

Maintenant qu'elle n'est plus, j'évoque des attitudes, des traits se précisent. La voici chez elle, donnant aux lampes, au feu, un dernier coup d'oeil avant la réception.

Elle excellait à recevoir. Cependant, ce n'est point pour des satisfactions trop personnelles qu'autrefois elle a créé peu à peu son salon. C'est pour qu'une chère présence soit entourée comme elle le méritait. Le cercle, d'abord étroit, s'est élargi. Elle s'est toujours défendue de prendre un trop grand rôle. Elle sait que ses amis, souvent hommes de lettres, lui sont surtout reconnaissants de ce qu'ils disent devant elle, de ce qui paraît leur être inspiré par le plaisir de l'heure et de la réunion. Tout en goûtant leur supériorité, elle ne s'aveugle pas sur leurs sentiments et leurs vanités. Pour cela, elle a été à bonne école et initiée aux vérités humaines. Elle donne liberté aux esprits par toute l'intelligente et vive attention qu'elle leur prête. Cette attention très sincère est une part de l'activité curieuse et constante de sa pensée, n'a pas couleur de flatterie et n'en flatte que mieux. L'air de sa personne lui assure de ne jamais manquer de relief. Elle ne saurait s'effacer. La présence de son jugement sensible, même si elle ne l'exprime point, encourage les uns, inquiète les autres. On sait qu'elle ne comprend pas les demi-mesures, qu'il y a peu de chance de faire appel de ses impressions. Elle est capable, au même degré, de sympathies et d'antipathies. Ni son esprit, ni son coeur ne connaissent la détente et ils ne se dispersent ni l'un ni l'autre. Ainsi, il lui faut travailler et ses études sur Mme du Deffand, sur Jean-Jacques Rousseau, sur Mirabeau, témoignent de beaux dons, marquent toujours des progrès.

Ainsi elle a pénétré tout ce que contient de souffrances un sentiment et on lui doit d'émouvants poèmes. Dans l'esprit, les observations aiguës, rapides, les traits d'un La Rochefoucauld ou d'un Rivarol, ont ses préférences. La simple gaîté de l'intelligence la touche peu. Possédant une ferme raison, elle s'applique constamment à voir clair en elle-même et dans les autres. Elle repousse toute illusion ou ce qu'elle croit en être. En vertu des principes qu'elle tient de ce XVIIIe siècle dont elle a apprécié quelques côtés si français, trop français, elle écarte ce qui demeure indécis, ce qui s'enveloppe de nuées. Elle sait ce qu'elle aime, ce qu'elle veut. Elle a plus de générosité naturelle que d'indulgence.

Que de représentants des lettres, de la politique, du monde, ont passé dans ce salon agréablement Louis XV, à l'intimité verte et rose, rehaussée de quelques laques et s'ouvrant sur le plus élégant paysage de Paris, les ciels et le décor des arrivées de souverains et des anciens retours de courses. Il est lié pour quelques-uns qui ont eu de brillantes carrières, de célèbres réussites, à l'éveil de leurs jeunes ambitions. On y respirait un véritable amour des lettres. Des écrivains se sentaient chez eux, certains d'être compris. Ils n'avaient pas une impression de mondanité, mais l'amitié de la maîtresse de maison les relevait à leurs propres yeux. Ils étaient choisis et bien choisis. Si d'heureuses rencontres ont favorisé des candidatures à l'Académie, Claude Ferval ne prétendait pas exercer une action personnelle. Elle connaissait trop pour cela les gens de lettres et les académiciens. Mais sa discrétion pouvait être efficace. Elle a écouté et su écouter bien des confidences. Elle a même su faire accepter parfois d'utiles vérités. Je ne doute pas qu'elle ait entendu de fort beaux mots de candidats. Le salon eut la réputation de porter bonheur.

Je revois un cercle sous les lampes. Des répliques se croisent et, tout à coup, quelques mots ont un succès. Chacun apporte sa manière, son jeu. Près du fin pessimisme d'Hervieu, voici l'optimisme désabusé de Capus. Prévost explique une situation ou juge un livre. Donnay est spirituel pour le plaisir. Grosclaude lance une incroyable anecdote. Gregh s'éclaire et s'anime dans sa courte barbe. Il s'approche d'un groupe, dit son mot. L'éveil des idées pétille dans son binocle. Combien toutes lui plaisent ! Il est impatient de les exprimer. Parfois il cite un vers de Hugo, un de ceux perdus dans les longs poèmes qu'on ouvre rarement. Il en fait briller les facettes. On lui doit de ne pas l'oublier.

Richepin, au teint basané, aux yeux chauds, fait figure de romantique. Il est plein d'élans, de franchise, d'adresse. Aucun tour de force poétique ne l'effraie. N'est-il pas maître des rythmes ? Il a éprouvé l'ivresse du lyrisme, celle des passions. Sa conscience d'artiste et d'homme est satisfaite et il vieillit en académicien avec une belle et vivante érudition.

Mme Bartet qui nous a apporté tant de révélations artistiques, humaines, est une des amies les plus anciennes. Elle a créé bien des héroïnes d'Hervieu, s'est montrée merveilleusement apte à comprendre et à traduire leur loyauté un peu farouche. Elle vient surtout dans l'intimité. Toute la distinction que lui a donnée l'intelligence de tant d'œuvres où se sont manifestés le génie français, le génie grec, l'enveloppe doucement. Tout ce qu'elle a su exprimer de passion ou de sentiments finement nuancés, tout ce qu'elle a évoqué par des gestes et des attitudes est comme présent, mais voilé de son sourire. Les intonations de sa voix si délicates dans le texte de Bérénice, ont un grand charme dans les mots de l'amitié.

Mme de Noailles a vu, dans le salon de Mme de Pierrebourg, toute l'aube de sa jeune gloire. Elle y a trouvé un foyer d'admiration et d'affection. On a travaillé généreusement à étendre son succès. Que de rencontres lui ont été ménagées ! Une des dernières en date fut celle d'Annunzio. C'est là, peut-être, qu'elle a été le mieux connue. Dans l'intimité, elle se confiait avec une sorte d'amusement et quelque audacieuse franchise. On riait alors de ce qu'elle avouait sur elle-même et des expériences qui l'auraient tentée. Il lui eut fallu, pour le moins, l'amour d'un aigle. Des aigles, elle en connaissait bien, mais leur physique et, d'ailleurs, d'une façon générale, le physique la gênait. Elle était hantée par des vers de Racine. Son désir d'amour se reliait peut-être à l'ambition d'attirer à elle toutes les couronnes.

Ferdinand Bac avec son visage expressif que termine en pointe, au menton, une impériale à laquelle lui donne droit, laisse-t-il entendre, la naissance de son père en Autriche, se fait remarquer par un geste, par l'accent particulier de la voix. Ses yeux s'agrandissent et s'éclairent à une pensée soudaine, ou à une parole entendue, trahissent le plus spontané à la fois et le plus constant plaisir d'esprit. Il est hanté par des énigmes historiques et par l'écho des histoires les plus parisiennes. Il vous parlera de Frédéric II, de Talleyrand, de Louis II de Bavière puis du salon de Mme Germain à Nice. Il voit le pittoresque. Son crayon de caricaturiste chatouille le bout de ses doigts. Il agrémente volontiers une lettre d'un croquis. Ses moyens d'expression, dans leur rapidité, se complètent. Que de livres il a écrits d'inspiration ! Et il a créé aussi, à Compiègne, dans le Midi, de beaux jardins aux terrasses élargies, aux pierres décoratives, aux points de vue délicatement encadrés. Quelle perspective offre ainsi le vieux Menton à la villa des Colombières !

Le comte Marcel de Germiny qui s'est fait applaudir en tant de pièces représentées par des compagnies d'amateurs chez Mme Aubernon, chez Mme Hochon, chez Mme de Trédern, qui a même abordé le théâtre d'Ibsen, Marcel de Germiny qui a composé autrefois quelques chansons dramatiques pour le répertoire de Félicia Mallet, est souvent là. Sur son visage clair, sous de courts cheveux frisés, jadis blonds, un sourire aimable ne l'empêche pas de voir et de bien voir. Son expérience même d'acteur lui permet de discerner toutes les petites comédies jouées par des femmes de tous âges. Il s'en amuse doucement, sans aucune méchanceté car il est bon.

Que d'amis de Claude Ferval on pourrait citer Poincaré, Barthou, Léon Bérard, le docteur Maurice de Fleury, Henri-Robert, Georges Lecomte, André Chaumeix, Henry Bordeaux, l'éditeur Arthème Fayard, Charles Du Bos, J.-L. Vaudoyer, Mme de Saint­-Victor, Mme Clemenceau-Jacquemaire, précieuse de distinction dans le culte de l'amitié et dans celui des lettres, émule de son père pour le courage ; Henri de Régnier, Gérard d'Houville aux yeux brillants d'un feu spirituel et doux, baignés aussi de la lumière qu'on retrouve en ses poèmes.

Maurice Rostand soulevé par ses vingt ans et sur ses pointes, dirait-on, a récité ses premiers vers, conté son dialogue avec la gloire dans l'escalier de Cambo. Cocteau a mis en scène tout un thé chez la duchesse de Rohan, imitant tour à tour de vieilles dames et des jeunes gens; il a imité aussi Catulle Mendès le retenant dans une embrasure de fenêtre pour lui lire sa Sainte Thérèse. Jaloux, dont Le reste est silence vient d'être couronné par le jury Femina, aborde Paris, le monde littéraire, avec un calme souriant et fin qui dit la conscience de son talent, celle aussi de son courage au travail, de sa patience. Il n'a jamais changé.

Je m'en voudrais de paraître oublier Abel Bonnard. Ce qu'il a pu devenir ne peut effacer ce qu'il a été. On ne saurait nier qu'il ait écrit de précieuses pages pleines de claires visions, sur l'Italie, sur la Chine, sur l'Amérique du Sud. Au début de ce siècle, avant l'autre guerre, où il a d'ailleurs témoigné de bravoure, il est un causeur aux images jaillissantes qui donnent des ailes à son intelligence. Elles donnent aussi des armes à ses passions car il couve de violentes passions sous le voile d'une parfaite correction d'attitudes. Des phrases passent entre ses dents, tandis qu'un reflet d'acier est dans ses yeux. Elles atteignent même parfois ceux qu'on croirait rapprochés de lui par leurs opinions. Il trouve les expressions qui se détachent, font médaille. Sa présence dans un salon promettait nombre de traits brillants, une éloquence subtile ou mordante, des surprises.

Près de lui, je vois le comte Primoli, la comtesse Murat. Le comte Primoli, descendant de la famille Bonaparte, au visage empreint de finesse romaine, reluit du plaisir d'observer tout ce qu'il peut y avoir d'intéressant et d'un peu vif dans la société parisienne. Agréablement lettré, il a refait les Promenades de Stendhal dans Rome. Dans son appartement de la place d'Iéna, il s'entend à grouper les gens, se pare de ceux qu'un succès met en vedette. Il sait tourner un compliment. Il écoute les petites histoires dont il est friand, avec une expression malicieuse dans le sourire.

La duchesse de Rohan qui vint à Mme de Pierrebourg avec tant de spontanéité, d'enthousiasme, est heureuse de voir son amie reconnue pour ses talents, son charme, fêtée comme elle le mérite; la princesse Lucien Murat, née Rohan, depuis comtesse de Chambrun, montre par de spirituelles saillies qu'elle n'est pas prisonnière des idées du faubourg Saint-Germain dont, cependant, elle garde quelque chose dans le ton même de ses plus vives réparties. Un jour, il y aura entre elle et Mme de Noailles rivalité de propos un peu révolutionnaires. Le calme des temps le permettait.

J'aperçois encore Robert de Flers au visage aimablement ouvert par le succès; Estaunié avec sa physionomie tourmentée où se marquent tous les frémissements de sa pensée. Il est sensible à l'excès à toutes les impressions. Il est de ceux qui ont su pénétrer la véritable nature d'Hervieu, sans être son intime. Il a le goût des qualités discrètes, un peu voilées, facilement douloureuses. Son regard paraît hanté par la vision des âmes qu'il a su découvrir ou qui se sont créées en lui pour animer les profonds décors provinciaux de ses romans.

François Porché et Simone sont aussi parmi les hôtes familiers. François Porché est venu plus tard. Il ne se plaît pas dans le bruit d'une réunion trop nombreuse. Il semble avoir le calme de ces grands paysages de France, de ces paysages solides qui nous rappellent au goût de la vérité. Cette vérité, il la dit avec agrément et, poète, il a su la chercher, la découvrir dans le cœur d'autres poètes. On quitte à regret sa conversation parce qu'on était comme embarqué sur le mouvement même de sa pensée et qu'on avait encore devant soi tant d'horizons.

Simone est toute en éclats vifs, en pénétrations rapides. Tous les contacts tirent de son esprit des étincelles, raniment le feu qui ne s'éteint jamais. Il lui faut le sentiment d'une sorte d'action continue. On dirait qu'elle veut épuiser la vie, n'y rien laisser qui puisse la toucher ou l'intéresser. Elle brûle les planches dans l'intimité comme sur la scène où elle a remporté tant de succès. Les héroïnes qu'elle incarne doivent être passionnées, volontaires. Il faut une rencontre entre leurs personnalités et la sienne. On ne l'imagine point dans le marivaudage. Le théâtre lui conviendrait mieux s'il ne fallait pas, en raison même du succès, se répéter si souvent. Elle n'aime pas se répéter. Elle passerait volontiers le rôle à une autre, après avoir si bien marqué ce rôle qu'elle y demeura présente. Elle veut créer constamment, c'est pour cela qu'elle s'est jetée dans le roman, qu'elle est devenue aussi auteur dramatique.

Louis Bertrand a prisé en Claude Ferval, en même temps que les fermes qualités de l'esprit, les vertus de sincérité et de courage. Ils ne seront peut-être pas tout à fait d'accord sur la question religieuse.

Un jour, en la quittant, il lève un peu les deux bras à, sa manière et scande : " Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne." Le voici narrant les visites faites à des académiciens pendant la guerre de 1914, à l'époque où l'on craignait les bombardements. Il se livre à des boutades qui pourraient lui nuire. Il n'a aucune prudence et croit de bonne foi avoir renoncé à toute ambition académique. N'a-t-il pas publié sous le titre Flaubert et l'Académie, une petite brochure où il a dit, pour d'anciennes erreurs, son fait à l'illustre assemblée ? Il a parlé, il n'est pas fâché de parler devant son heureux rival Boylesve qui lui rappelle que, tout en connaissant déjà de l'Académie ce qu'il vient d'en dire ou d'en écrire, il s'est cependant présenté. On craint que la discussion ne s'envenime, mais Boylesve a la victoire généreuse. Il connaît Louis Bertrand, il sait que son talent et sa nature sont liés, apprécie l'un et l'autre pour leur spontanéité. Il s'emploiera à le servir et l'Académie lui donnera sa revanche.

Jusqu'à la fin, Claude Ferval a su se créer de nouveaux amis : Duhamel, Valéry, Gabriel Marcel, François de Bondy, Octave Aubry, le docteur Thierry de Martel. A Thierry de Martel, qui a en lui le sang des Mirabeau et toute la hardiesse des décisions les plus graves, les plus héroïques, comme il ne l'a que trop prouvé, elle dédiera son dernier livre : La jeunesse de Mirabeau.

Mme de Martel, autrefois Mme Marcel Ballot, partage avec nous bien des souvenirs d'où se détachent la beauté classique de ses traits et les élans généreux de sa nature.

 

*

 

Chez Mme de St-Victor, le ton était tout autre que chez Claude Ferval. Les discussions montaient entre hommes jusqu'au diapason le plus élevé et les éclats de quelques voix féminines fusaient par instant. Le nouvel arrivé croyait parfois entrer dans un meeting. Que de monde en un espace étroit ! Le petit salon était seul ouvert aux réceptions de l'après-midi. Les uns s'entassaient sur un large divan, d'autres prenaient place sur de petites chaises volantes noir et or et capitonnées. Tour à tour, la littérature et la politique étaient en jeu, avenue Marceau, dans ce décor un peu poussiéreux et très Second Empire. Il y avait eu une réception à l'Académie, une première. Le livre d'un ami avait paru. Ici, l'on ne pouvait douter que ce fussent des événements. Des séances à la Chambre avaient aussi leur écho. On se jetait à la tête des phrases de Viviani, de Barthou, de Poincaré.

Les jours de déjeuner ou de dîner, on se tenait au grand salon. Je revois les cheminées encombrées de pendules et de candélabres massifs, les meubles et les fauteuils en bois contourné, les vieux velours, le dessus de piano, les portières. Des objets un peu bizarres, des turqueries, un Bouddha se perdaient dans le désordre de l'installation. Isolés par leur nombre même et leur confusion, ils semblaient peu mériter un regard et ils étaient peut-être pleins de souvenirs. D'où venaient-ils ? Quelques-uns avaient peut-être connu Victor Hugo.

Mme de Saint-Victor, fille de Paul de Saint-Victor, le grand critique romantique, avait été familière, dans sa première jeunesse, chez le poète et, d'avoir approché une gloire aussi grande, il était demeuré en elle un foyer d'amour pour la poésie, les lettres, l'intelligence. Il devait durer toute sa vie. Dans sa petite taille, elle était un peu comme une flamme avec le toupet vif et haut de ses cheveux, son profil au nez busqué, ses yeux mobiles et le frémissement continu de sa personne. A travers son face-à-main, elle semblait boire des yeux les paroles d'un Louis Bertrand, d'un Bellessort. Quelle inquiétude d'en perdre ! Elle se rapprochait, se haussait. Comme ses amis étaient brillants, supérieurs! Sa fille, Mme Béard du Dézert avait reçu des étincelles et brûlait, brûle encore du même feu.

Pendant l'affaire Dreyfus, Mme de Saint-Victor se précipitait en quelques salons, m'a-t-on dit, avec des poignées de journaux à la main : Le Figaro, L'Aurore, La Petite République. On l'appelait Notre-Dame de la Révision. Depuis, si elle tentait un peu de s'accrocher aux idées, aux sentiments de sa jeunesse, elle n'en était pas moins secouée au vent des opinions les plus diverses. Elle écoutait Marcel Prévost, Georges Lecomte puis Louis Madelin, Octave Aubry. Louis Bertrand défendait Louis XIV, Philippe II. Jacques Bainville apportait une ironie qui, pour sembler discrète, n'était pas moins incisive. Chéradame exposait, non sans trouver de contradicteurs, sa politique balkanique, son organisation de l'Europe. Comme j'ai dit, on parlait fort et Mme de Saint-Victor était sensible à ce que tel mot un peu frappant eut été dit chez elle. Louis Bertrand, à ce point de vue, la gâtait. Ses mots étaient toujours frappants. Il ne craignait pas de bousculer les convictions républicaines, de déranger les optimismes. Et sa voix, sans que le ton fut élevé, s'insinuait, s'imposait comme aidée par la masse de sa personne, l'air même et l'ampleur de son visage et jusque par un léger tic dans sa respiration, à la fin des phrases. Parmi les familiers, je ne veux pas oublier Marcel Boulenger, au visage plissé par un sourire finement ironique et témoignant dans sa mise, dans ses attitudes, d'une élégance physique, morale, intellectuelle. Il gardait le culte de la langue et de la pensée française, goûtait le beau son classique d'une phrase et se montrait un écrivain fort surveillé. Hôte de Chantilly, il y recueillait des traditions de l'Ile-de-France, les nobles échos des forêts et les souvenirs de Sylvie. Il observait et sans trop de complaisance, les moeurs du jour. Il tenait pour des règles anciennes, ne blâmait pas le duel. La crainte d'un duel possible n'était-elle pas pour quelques-uns le commencement de la sagesse et un obstacle à là montée du panmuflisme ?

Mme de Saint-Victor bravait souvent tout l'inconfort des tribunes de la Chambre pour entendre une des vedettes : Briand, Clemenceau, Tardieu, Barthou. Elle aimait connaître des enthousiasmes. Lorsque commença de régner le "front populaire", elle éprouva de fréquentes indignations. Il y avait en elle des sentiments qu'il ne fallait pas offusquer et elle gardait le culte de quelques hommes. Poincaré lui paraissait un roc de patriotisme et d'honnêteté politique. Il semble qu'elle soit un peu morte de la disparition de tant d'amis, de la fin de tout un monde qui l'avait tant passionnée.

 

*

 

Quelques maîtresses de maison recevaient tous les soirs avant dîner. Ainsi n'impose-t-on pas aux amis des efforts de mémoire et leur donne-t-on des habitudes. Parfois, à quelque jeune et nouvelle recrue qui venait de bonne heure, avaient-elles le plaisir de prodiguer des encouragements, d'expliquer un peu, avec toutes les promesses du sourire, la carrière des lettres. On parlait de l'académicien qui étendait sur le salon son ombre attirante. On parlait souvent aussi de Mme de Noailles dont la visite était quelquefois annoncée. Ces jours-là, comme ni la maîtresse de maison, ni Mme de Noailles peut-être, n'avaient laissé ignorer cette visite promise, il y avait foule.

Mme de Noailles se faisait toujours longuement attendre. Ses arrivées ont été souvent décrites. Tout concourait à l'effet jusqu'à l'excentricité d'une plume de chapeau ou la couleur d'un voile. Dès qu'elle était installée il y avait silence. Elle interpellait alors un assistant, jetait les premiers mots sur une question politique ou littéraire. Ces mots, je les entends encore articulés et détachés à dessein pour qu'ils atteignent les auditeurs trop lents à se rapprocher, attardés près de la table du goûter ou entre deux portes. Quelques admirateurs et admiratrices tenaient, au premier rang, les miroirs du succès. Ils étaient parfois littéralement à ses pieds. L'interlocuteur ne pouvait être que de choix. Ce fut, un jour, d'Annunzio, rencontre d'aigle et d'aiglonne où l'aiglonne se haussa si bien du regard et de la voix. Son regard, elle le dirigeait comme une épée un peu flamboyante. Et il semblait, à son port de tête, qu'elle fut coiffée d'un casque de déesse.

Parfois elle s'étourdissait et nous étourdissait par toute la vivacité légère de ses observations, sur la société rencontrée chez ses beaux-parents et leurs amis. Elle témoignait d'un esprit jeune et presque gamin qui n'a trouvé place ni dans sa prose, ni dans ses vers. Elle n'était pas fâchée, en s'élançant vers le ciel des gloires littéraires, de cribler de ses traits les gens du monde. L'un d'eux, en la conduisant un soir à table, ne lui avait-il pas dit : " Il paraît, Madame, que vous écrivez des vers ". Puis : " N'avez-vous jamais eu l'intention d'en publier quelques-uns ? " et enfin, un correctif lui ayant sans doute, paru nécessaire : " pour des amis ". A ce moment, deux volumes de vers étaient déjà édités. Tout le monde ne le savait donc pas.

Malheureusement, de plus en plus, elle aima surprendre par des opinions politiques audacieuses. Ce fut la faiblesse par quoi elle croyait montrer de la force. Hugo, Michelet, Lamartine à ses heures, n'avaient-ils pas été de gauche ? Elle espérait, peut-être, éveiller ainsi de plus nombreux échos, des échos hors des salons, sur des places publiques. Elle goûtait peut-être elle-même le contraste entre ces propos presque socialistes et sa personne menue, délicate, fragile, faite pour être entourée et servie en princesse. Combien lui souriait aussi l'idée que telle ou telle douairière fussent choquées ! Ces douairières demeuraient dans un coin de sa pensée. La vraie liberté eut été pourtant de les oublier.

Il arrivait aussi qu'elle fut dominée par la crainte de voir pâlir son étoile. Qu'apporteraient les générations montantes ? Comme elle voulait se renouveler ! C'est peut-être ce qui la précipita dans la douleur, dans " l'honneur de souffrir ". Elle cherchait parfois à se défendre en attaquant. Ses improvisations ne témoignaient donc pas toujours de beaucoup de mesure ni de prudence. Toutefois, après tant de phrases que les meilleurs de ses amis auraient préféré ne pas entendre, son intelligence de poète se faisait jour par un aperçu, par un trait. Voici que tout à coup, elle rencontrait juste sur un fait, sur un homme. Elle vous disait aussi, au moment de partir, lorsqu'elle vous tenait si bien, pour une seconde, sous la souveraineté brillante de ses yeux, le mot particulier qui vous ferait plaisir.

Ces séances, qui avaient commencé tard, se prolongeaient. Quelques femmes s'inquiétaient qu'on les attendît chez elles. Mais rompre le cercle ! La maîtresse de maison ne leur eut jamais pardonné et Mme de Noailles eut-elle été plus indulgente ? Leur plaisir était un peu gâté. Elles voyaient l'aiguille avancer sur la pendule. Comment leurs maris accueilleraient-ils leurs excuses ? Ils n'étaient pas tous assez épris de littérature pour bien comprendre. N'y a-t-il pas tout un monde où la vie intellectuelle est surtout réfugiée chez les femmes ? Et c'était surtout vrai à cette époque.

Voici qu'enfin Mme de Noailles se levait. Tout à coup, elle aspirait sans doute au silence, à la solitude. Elle gagnait l'escalier dans un sillage de derniers éclats de voix et de compliments. Puis on se sauvait à la hâte et la maîtresse de maison restait seule avec un beau sourire d'orgueil à son salon tout chaud encore, dans le désordre des fauteuils, d'une réunion dont on parlerait.

Mme de Noailles comptait des amis dévoués. Ils ne manquent jamais aux êtres ainsi doués. Il semble,que la nature y ait pourvu avec un soin particulier. Ceux-ci, celles-ci plutôt, souvent l'accompagnaient. Au départ, elles reprenaient, pour ainsi dire, possession du poète. Elles espéraient bien être enviées. Leur regard le disait clairement mais leur rôle comportait peut-être souvent beaucoup d'abnégation et de patience.

Mme de Noailles recherchait tous les suffrages et particulièrement ceux des personnes assez importantes pour que leur admiration ait plus de rayonnement. Elle croyait un peu que les gloires se réfléchissent les unes les autres même s'il n'y a pas entre elles de bienveillance. Je l'ai vue, à une représentation de ballets russes, recevoir dans sa loge Jaurès pendant un entr'acte puis à l'entr'acte suivant, Maurice Barrès. Elle aimait que le pouvoir s'inclinât devant elle et recevoir l'hommage des ministres de la République. J'ai dit ce qu'elle apportait dans l'intimité. Elle était vraiment innombrable et bien plus que ses lecteurs ne pourront l'imaginer. Elle a emporté avec elle bien des aspects de son jeune génie.

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