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CHAPITRE V
I
- Je vais envoyer à East Grinstead aujourd'hui, annonça lady Béatrice en s'asseyant au breakfast le mercredi suivant. Quelqu'un a-t-il besoin de quelque chose ? Le dog-cart partira à onze heures.
Aucune demande ne fut énoncée.
Tout le monde était reparti la veille, même Austin. Gertie, malgré les reproches de May, avait déclaré qu'elle ne pouvait remettre un rendez-vous pris avec le photographe et elle était repartie pour Londres sous la garde d'Austin. Le professeur aussi était reparti. Avant son départ il avait recherché un nouvel entretien avec Val, dans le but de lui inculquer une philosophie plus riante, plus humaine que celle qu'il lui avait prèchée précédemment, mais il fut surpris - et un peu ulcéré - en constatant que le jeune homme ne semblait prendre aucun intérêt à ses paroles. Les Meredith étaient partis également tous les trois. (Tom et son père, imperturbables, avaient continué à traiter Val exactement de la même façon amicale et naturelle qu'avant les révélations du professeur.) Il ne restait donc à Medhurst que le général, lady Béatrice, May et Val (sans oublier miss Deverell).
Vers onze heures et demie, lady Béatrice résolut de mettre à exécution un projet qu'elle avait formé, celui de causer longuement elle-même avec son fils. Elle avait remarqué, durant ces quelques jours, son continuel isolement et plusieurs fois s'était efforcée de l'obliger à prendre part à la conversation générale, ne réussissant par là qu'à augmenter la gène du jeune homme. Il avait été polii, mais impénétrable. Maintenant que les invités étaient partis, l'occasion lui parut bonne de le voir seule à seul et de lui parler tranquillement... Elle éprouvait, de plus en plus, à mesure que les jours passaient, la sensation d'un fardeau.
Vers onze heures et demie, elle prit sa canne, traversa le hall en claudiquant et monta l'escalier. Le temps avait changé ; il pleuvait depuis l'heure du breakfast. Elle était persuadée qu'elle le trouverait dans la pièce qu'Austin et lui appelaient encore leur petit salon.
Elle suivit le couloir, frappa à la porte, selon sa coutume et, n'entendant pas de réponse, entra. Val n'était pas là. Avant de sonner, de s'informer, elle resta une minute à regarder autour d'elle. La pièce était telle qu'elle l'avait connue, plutôt en désordre : résidence de collégiens, affectant des airs de fumoir. Elle vit, sur le fauteuil, deux petits livres, les prit, les feuilleta. Ils lui parurent fort ennuyeux ; l'un avait pour auteur un nommé Haeckel, l'autre un nommé Laing. Elle sonna et s'assit.
Il se passa un assez long moment avant que l'on vînt et elle allait sonner une deuxième fois quand Charles, le valet de pied, entra.
- Savez-vous où est master Val ? demanda-t-elle ; trouvez-le, s'il vous plaît, et dites-lui que je suis ici.
- Oui, m'lady.
Charles disparut. Demeurée seule, elle se remit à feuilleter les livres de MM. Haeckel et Laing et les trouva de plus en plus ennuyeux. On y voyait des gravures fort laides représentant des hommes qui ressemblaient à des singes - ou des singes qui ressemblaient à des hommes, elle ne savait pas, car les légendes étaient en latin. Charles reparut.
- M'lady, master Val est sorti dans le dog-cart.
- Comment, il est allé à East Grinstead ?
- Oui, m'lady. Il est descendu aux écuries juste comme le dog-cart allait partir.
Elle se leva du fauteuil, prit sa canne des mains de Charles. A quoi bon attendre là ?
- Vous me préviendrez dès que le dog-cart sera rentré, dit-elle. Inutile de rien dire à master Val. Je lui parlerai moi-même.
- Très bien, m'lady.
Mais elle n'eut vraiment conscience de la profondeur de son malaise qu'en se trouvant brusquement en face de Val, dans le hall, à l'heure du déjeuner. A sa vue, elle éprouva nettement une sensation de soulagement. Il accrochait sa casquette aux bois de cerf cloués près de la porte d'entrée.
- Où étais-tu donc, mon petit ? Je t'ai cherché...
- Je suis allé à East Grinstead, répondit Val posément.
- Mais tu ne m'avais pas dit...
- Non. Je n'y ai pensé que plus tard. J'avais deux ou trois achats à faire.
- Et tu as trouvé ce que tu voulais ?
- Oui, merci.
- Eh bien, allons déjeuner.
Et elle lui prit le bras d'une façon maternelle et affectueuse pour s'aider dans sa marche.
II
Vers sept heures du soir, elle remonta péniblement l'escalier ciré qui conduisait chez Val. Il y avait encore une demi-heure avant le premier coup de cloche et elle aimait mieux aller chez Val ainsi, sans façon, que de fixer à l'avance une entrevue.
De plus, un petit dialogue échangé avec miss Deverell, après le thé, l'avait décidée à ne pas attendre au lendemain. Quand May et les domestiques furent sortis, lady Béatrice dit tout à coup :
- Jane, je suis inquiète de Val. Il a certainement quelque chose.
- C'est bien mon avis, répondit sèchement miss Deverell (à qui, bien entendu, on avait appris le désastre et qui s'était gardée de tout commentaire).
Lady Béatrice sursauta. (On ne pouvait s'habituer à ces façons de miss Deverell. Les petites phrases inattendues qu'elle lançait ainsi, une demi-douzaine de fois la semaine, surprenaient toujours).
- Ah ! vous le pensez aussi ? dit lady Béatrice plus faiblement.
- Ce garçon-là est malheureux, poursuivit Jane avec énergie. Mais je ne suis pas sa mère.
- Je vais lui parler.
- Je crois que vous ferez bien. Elle monta donc.
Elle eut plus de chance cette fois. La voix de Val répondit aux petits coups qu'elle frappa, et, en la voyant entrer, il se leva vivement de son fauteuil.
- Tu es occupé, mon fils ?
- Non, maman.
- Tu es là tout seul ?
- Tout seul, oui, répondit-il d'une voix absolument placide.
Elle s'assit avec lenteur, en ayant soin de ne pas le regarder trop attentivement ; mais elle discernait qu'il se passait quelque chose de grave. Ce qu'elle percevait en lui, ce n'était pas exactement de la dépression, mais plutôt une surexcitation très vive. Son visage résolu, sa voix calme décelaient une tension intérieure. Il n'avait plus ce morne laisser-aller, cette subtile intonation de méfiance qui, plus d'une fois, s'étaient manifestés devant le monde. Sa voix rendait au contraire un son ferme, assuré... Néanmoins, lady Béatrice se heurtait encore à une cloison mystérieuse qui ne laissait pas échapper son secret. Elle eut l'impression d'un état de choses anormal.
- Parle-moi de Cambridge, dit-elle. Es-tu content de ta période d'études ?
Val resta quelques secondes sans répondre. Puis, avec une parfaite possession de soi, se mit à faire une relation semblable à celle qu'un neveu ferait à sa tante, moins l'humour. C'était intelligible, plein de détails - et complètement superficiel. Il ne laissa percer aucune émotion, ne permit point que le moindre jour se fît sur ses sentiments personnels. Il parla des conférences, des courses du carême...
- Ah ! oui, dit lady Béatrice distraitement ; et qu'est-ce que tu comptes faire pendant les vacances ? Que dirais-tu d'un petit voyage avec Austin ou l'un de tes jeunes amis ?
De nouveau il observa ce petit silence délibéré.
- Je n'y avais pas pensé, dit-il ; j'avais plutôt songé à rester ici tout à fait. Alors, elle ne put plus se contenir ; il lui était intolérable de se sentir exclue de lui à ce point, un mur les séparait, par-dessus lequel et à travers lequel elle ne voyait rien. Elle devinait seulement que derrière ce mur il y avait de la souffrance. Et un flot de tendresse inonda son cœur. - Mon petit, qu'est-ce que tu as ? Il y eut un nouveau silence. Elle avait tendu vers lui, en un geste impulsif, sa main toute scintillante de bagues pour inviter son fils à y mettre une des siennes. Mais il ne bougea pas. Un instant, elle crut qu'il allait faiblir, car la contrainte était tendue à se rompre. Mais il tint bon.
- Je n'ai rien, dit-il.
- Ecoute-moi, mon petit, dit-elle en précipitant les mots. Je vois très bien que tu es malheureux, et, naturellement, je sais bien pourquoi. Mais je tiens à te dire que rien de ce tu as pu faire ou ne pas faire n'a d'importance à mes yeux. Il ne faut pas en vouloir â ton père ; c'est un homme, tu comprends ; il ne peut pas penser de même. Mais il a beaucoup d'affection pour toi... C'est justement pour ça qu'il voit les choses ainsi. Nous t'aimons tous, tu le sais !
Il fit un effort pour avaler. Et enfin toute son amertume s'épancha. Il pressa étroitement ses mains l'une contre l'autre et se mit à parler. Un venin terrible imprégnait chacune de ses phrases ; sa physionomie était redevenue mobile.
- Beaucoup d'affection pour moi ? Tiens, tiens ! Et pourtant il a dit devant tout le village que j'étais un poltron. Voilà ce qu'il pense de moi ! Vraiment ! En ce cas, je ne vois pas comment il pourrait avoir de l'affection pour moi... Et il n'a pas retiré le mot ; il n'a pas dit qu'il le regrettait.
- Val ! (Elle s'était dressée sur son siège, stupéfaite, épouvantée.)
- Il me traite comme un chien... Oui, comme un chien. Et il a peut-être raison. Je ne vaux pas cher, je le sais... L'ai-je jamais nié ? Mais je n'ai pas demandé à naître, moi. Ce n'est pas de ma faute... Seulement, il ne faut pas venir me dire qu'il a de l'affection pour moi... D'ailleurs, est-ce que ce serait possible ?
- Val ! Val ! (Sa voix n'était pas indignée, mais implorante.)
- Alors, pourquoi ne peut-on pas me laisser tranquillc, me laisser... me laisser retourner à mon vomissement, comme dit
- Val, c'est méchant à toi de me parler ainsi.
- Qu'est-ce qui a commencé ? Ce n'est pas moi. Je ne suis pas allé geindre auprès de vous, moi, tout chien que je suis ! Mais il arrive un moment où on n'en peut plus !
- Oh ! mon enfant ! je ne suis pas venue ici pour t'ennuyer, gémit la mère.
Il aspira profondément ; sa colère parut se calmer.
- Très bien, maman. Je vous demande pardon. Là, êtes-vous contente ?
- Je ne suis pas venue t'ennuyer. Je ne me doutais pas que tu fusses dans cet état. Je te croyais seulement un peu triste, je pensais que tu te sentais blessé, peut-être, et je...
Ses beaux yeux s'emplirent de larmes et sa voix s'étrangla.
- Pardon, maman, dit Val, se refusant obstinément à
Soulagée par les larmes, elle leva sur lui ses yeux mouillés. Il était assis très droit, les pieds grimpés sur le barreau de la chaise, les mains serrées autour de son genou. Son visage exprimait l'accablement, mais nul signe de douceur n'y était visible. Il avait rentré ses cornes, mais la carapace demeurait impénétrable. Sa mère comprit qu'il le voulait ainsi.
- Val, je ne veux plus t'importuner maintenant ; tu ressens tout cela d'une façon trop vive. Mais rappelle-toi, mon entant, que je suis tourmentée. J'ai été bien malheureuse tous ces temps-ci en pensant à toi !
Il resta impassible.
- Est-ce que tu n'aimerais pas causer avec quelqu'un d'autre ? Le père Maple, par exemple... si tu ne veux pas parler de tout cela au vicaire. Le père Maple est un homme très bon ; et il comprendrait, j'en suis certaine.
- Merci beaucoup, répondit Val, calme comme une eau stagnante après un orage.
- Tu veux bien ? Je pourrais lui faire porter un mot ou bien tu irais le voir demain matin.
- J'y penserai, répondit-il d'un air morne. Elle se leva ; il lui tendit sa canne comme il l'eût fait pour une étrangère. Le mur s'était dressé à nouveau entre eux ; mais elle s'en réjouissait maintenant. Elle se disait qu'il valait mieux, oublier le peu qu'elle avait pu entrevoir derrière cette cloison et qu'il finirait par se calmer.
- Donne-moi un baiser, dit-elle en s'efforçant de sourire.
Il l'embrassa. Mais ses lèvres et ses yeux étaient de pierre.
III
En allant se coucher, ce soir-là, elle s'arrèla au haut de l'escalier.
- Allez, Jane, dit-elle à miss Deverell. Il faut que je parle à Val un instant.
Le dîner s'était assez bien passé. Se trouvant seule avec son mari dans le hall avant de passer dans la salle à manger, elle lui avait dit quelques mots touchant leur fils ; mais il avait secoué la tête sans répondre. Elle avait conclu de son silence qu'il lui permettait de parler à Val comme elle l'entendrait. A dîner, elle avait fait avec May presque tous les frais de
Un peu d'appréhension faisait battre son cœur au moment où elle frappa à la porte du petit salon. Quelques secondes s'écoulèrent avant que Val répondît. Elle entra comme il se levait de la table-bureau placée devant la fenêtre, tout en fermant le grand sous-main en cuir.
- Je suis venue te dire bonsoir, mon fils. Elle s'approcha lentement de lui, appuyée sur sa canne ; il se tenait debout, tournant le dos à la table comme pour en monter la garde.
- Bonsoir, maman, dit-il. Et il l'embrassa. Mais elle ne se sentait pas aussi rassurée par sa vue qu'elle avait espéré l'être. Il paraissait tranquille ; mais l'excitation qu'elle avait remarquée dans ses yeux, trois heures auparavant, se devinait encore chez lui, profonde, dissimulée sous
- Tout ça est un peu défraîchi, Val, dit-elle. Si nous faisions changer les rideaux ? Ceux-là sont ceux d'Eton, n'est-ce pas ?
- Oui.
- N'aimerais-tu pas qu'on t'en mît de nouveaux ? Et peut-être aussi un nouveau tapis ?
- Oh ! ceux-là sont encore bons, dit-il.
Elle fit quelques pas, pour regarder de près un papier encadré, pendu au mur de la cheminée.
- C'est la liste des canots, n'est-ce pas ?
- Oui.
Elle examina
- Comme tu étais content ! dit-elle souriante en se tournant vers lui.
- Oui.
- Et ça, qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle soudain en regardant avec curiosité un objet placé sous un globe.
- Quoi ?
- Ceci, sous ce globe.
- Ah ! ça ? c'est le morceau de pierre du Matterhorn.
Elle sourit.
- Je me souviens, dit-elle. Austin l'a rapporté et nous l'a montré dans la salle à manger. Te rappelles-tu ? May en a un pareil dans sa chambre.
- Oui.
- Tu étais ennuyé de n'avoir pu grimper là-haut, toi aussi !... Val, n'aurais-tu pas envie de retourner en Suisse, et de le faire à ton tour ?
- Je n'ai pas la tête assez solide, dit Val d'un air plus sombre. D'ailleurs...
- Quoi ?
- Rien.
- Penses-y, dit-elle. Ton père te permettrait peut-être d'y aller en septembre. Tu irais avec Austin, s'il pouvait s'absenter. Je crois que ça t'amuserait. Ou bien, peut-être, avec Tom Meredith ; je crois qu'il y va généralement à cette époque-là. (Elle s'efforçait d'établir un diapason moins tragique et elle essayait dans ce but de se montrer naturelle, banale, amicale, pensant obtenir ainsi un meilleur résultat que par des explications ; celles d'avant le dîner, en tout cas, n'avaient guère réussi.)
- Eh bien ! encore bonsoir, mon fils, dit-elle en allant vers
- Bonsoir, maman ; je tâcherai...
Dehors, elle s'arrêta un instant et prêta l'oreille, mais n'entendit qu'une brusque rafale de pluie battant la fenêtre du couloir ; il avait plu tout le jour et, la nuit venue, le vent s'était levé. Elle marcha sans bruit le long du couloir, se servant à peine de sa canne, pour qu'il ne soupçonnât pas qu'elle était restée à écouter. Arrivée au bout, elle se retourna dans l'ombre et au même instant la porte du petit salon qu'elle venait de quitter s'ouvrit rapidement ; une tête parut, se retira, puis la clef tourna dans
IV
Elle eut grand'peine à s'endormir. Peu après minuit, elle entendit son mari entrer dans le cabinet de toilette où il couchait, et ouvrir doucement la porte qui séparait les deux pièces, ainsi qu'il le faisait toujours pour le cas où lady Béa-trice aurait besoin de quelque chose pendant
Elle avait dit ses prières, comme de coutume, et récité l'hymne du docteur Ken :
Enseigne-moi à vivre, afin que je ne craigne pas plus la tombe
Que je ne crains mon lit. Enseigne-moi à mourir...
Et ainsi de suite.
Elle se rappelait combien elle avait senti l'ironie de ces vers durant les jours qui avaient suivi son accident de cheval, alors qu'elle redoutait son lit, la nuit, infiniment plus qu'elle n'eût redouté la tombe - du moins l'espérait-elle - quand le moment serait venu. Et maintenant, étendue dans ce lit, et promenant son regard sur les vieux murs qui l'entouraient, à peine visibles dans la pénombre, sur les rangées de photographies au-dessus de la cheminée, sur les points lumineux de la table de toilette, sur la longue psyché inclinée et fantomatique, elle se berçait de l'espoir que son fils était couché depuis longtemps, étouffant son chagrin dans le sommeil. Durant ces mêmes semaines de souffrance, jadis, elle s'était répété chaque soir : " Demain matin j'irai mieux. "
Ainsi ses pensées tournaient et s'enchevêtraient, formant de petites vignettes éphémères, s'exprimant en petites phrases audibles qui instantanément se taisaient ; et, à travers toutes ces pensées, elle voyait se mouvoir l'image de Val ; Val la regardant ; Val sous les traits d'un petit enfant, dormant dans la vieille nursery, vingt ans auparavant ; Val tel qu'elle l'avait vu en entrant chez lui, après le dîner ; la voix de Val émettant des paroles oubliées sitôt qu'entendues, et enfin, le visage de Val tout proche du sien, un visage énigmatique, terrible et blafard, aux yeux brûlants, aux lèvres décolorées...
Cette dernière vision la réveilla pour de bon... Et elle entendit sonner trois heures.
Mais à trois heures et demie elle était rendormie et heureuse.
V
Benty, elle aussi, avait passé une mauvaise soirée.
D'abord, Masterman, pendant le souper, avait dit quelques mots tendant à insinuer que Mr. Val paraissait mélancolique. Mais un regard sévère de Benty et une simple phrase tombée de ses lèvres avaient réprimé sur-le-champ toute autre velléité de commentaires sur Mr. Val. Sitôt le souper terminé, elle était montée droit à sa chambre et, après deux ou trois minutes passées en écoute derrière la porte capitonnée, elle était entrée doucement dans la chambre du jeune homme. Elle ignorait d'où venait le malaise qui la tourmentait ; mais, toute la journée, elle avait senti peser sur elle une sorte de lourdeur et, prudente, l'avait attribuée jusqu'alors à un fonctionnement défectueux de l'estomac. Que telle en fût ou non la cause, le malaise s'accrut au point de devenir une véritable inquiétude ; et pourtant, Benty eût été incapable de dire ce qui l'inquiétait.
La chambre à coucher ne laissait rien à désirer. Charles et la femme de chambre s'étaient parfaitement acquittés de leurs fonctions. Les vêtements de jour et les bottines avaient disparu, le lit était soigneusement préparé. Elle éleva en l'air son vieux bougeoir (car, en vraie conservatrice, elle ne faisait pas volontiers usage d'un autre luminaire), afin de tout explorer en détail. Après quoi, elle passa dans le petit salon.
Certes, en vieille femme raisonnable qu'elle était, elle n'ajoutait nullement foi aux superstitions ; mais, si seulement elle se fût fait une habitude d'analyser ses états psychologiques, elle aurait démêlé que son malaise était causé par une sensation absurde : elle croyait sentir quelque chose de sinistre flotter dans l'atmosphère de ces deux pièces, et même de la maison tout entière. Elle alla jusqu'à éclairer l'un après l'autre, pour les examiner minutieusement, les moindres recoins du petit salon. Puis, elle inspecta la table-bureau mais n'y remarqua rien d'inaccoutumé - tout au plus une petite pile de papier à lettres placée comme à portée de la main, mais où il n'y avait rien d'écrit.
Il lui semblait vaguement qu'elle faisait quelque chose de coupable en cherchant, en fouinant ainsi... Et ayant perçu des pas, elle s'enfuit vivement dans le couloir où elle se tint, de l'autre côté de la porte, immobile, retenant son souffle... Elle entendit " son garçon " qui rentrait chez lui.
Elle retourna chez elle, accomplit diverses petites besognes familières, rangea ses raccommodages, sa boîte de couture, s'assura que les fenêtres étaient bien garanties contre la pluie et le vent. Puis, tout à coup, elle reprit son bougeoir et sortit à pas furtifs.
Il lui fallut une minute entière pour se décider à l'acte très simple qu'elle se proposait : aller chez son garçon, lui demander s'il n'avait besoin de rien, et lui souhaiter une bonne nuit. Qu'y avait-il là de particulier ? Ne le faisait-elle pas deux jours sur trois, chaque fois qu'il remontait chez lui de bonne heure ? Et pourtant, ce soir, il lui fallut faire un effort... Elle comprima résolument les lèvres et alla frapper à la porte de Val.
Elle n'obtint pas de réponse, mais un bruit de papiers remués parvint à ses vieilles oreilles. Elle appela tout haut et tourna le bouton ; la porte était fermée à clef. Elle attendit. Quelques secondes se passèrent, puis Val ouvrit la porte et reconnut
- Tiens, Benty.
- Je voulais simplement vous dire bonsoir, dit-elle.
- Entre une minute, mais tu sais, une minute seulement.
Les aptitudes policières de Benty ne dépassaient point la sagacité que donne une aveugle tendresse ; mais il était flagrant que Mr. Val venait d'écrire. La chaise était à moitié tournée, et un porte-plume lâché en hâte roulait sur la pente douce du sous-main.
- Il ne faut pas rester trop tard à écrire, master Val. Soyez sage et couchez-vous.
Il ne répondit rien. Il la regardait, adossé au marbre de
- Allez vous coucher, master Val, voulez-vous ? dit-elle.
Soudain, il lui mit les deux mains sur les épaules.
- Ma vieille Benty ! dit-il. Embrasse-moi, ma chère, et puis tu iras te coucher, comme une bonne petite fille !
Sa voix tremblait un peu. Il l'embrassa doucement, posément, sur chaque joue.
- Oh ! mon cher petit ! munnura-t-elle.
- Dis-moi " que Dieu te bénisse " comme autrefois, Benty.
- Que Dieu te bénisse, dit-elle, effrayée de sa pâleur et de l'éclat de ses yeux.
Avant de sortir, elle se retourna et lui fit un petit signe de tête.
- Là, dit-elle, maintenant dormez bien.
Et elle rentra dans sa chambre, encore troublée, se disant qu'il irait mieux après avoir dormi. Peu après, la canne de lady Béatrice résonna sur le plancher du couloir.
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