Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I-182

Ce lundi soir [27 août ou 3 septembre ? 1894] 1

 

Mon cher ami,

Il est 9 heures et je ne veux pas me coucher encore.
Pour vous remercier de toutes vos amabilités de tantôt je continue mes modestes exercices sur Bouvard et Pécuchet, pour vous, et sur la musique 2. Depuis le peu de temps que je vous connais, j'ai déjà été tant de fois l'un et l'autre de ces deux imbéciles avec vous, que je n'aurai pas besoin d'aller chercher bien loin mes modèles.
Dormez bien, je vous dis comme Horatio : " Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent en chantant ton sommeil. " 3
Dix heures moins 1/4
Cher ami,
Je n'ai pas d'idées et cela ne peut décidément pas me mener jusqu'à l'heure de me coucher.
Gardez-le tout de même et nous verrons ensemble si on ne pourrait pas faire quelque chose là-dessus.
Une autre fois je vous ferai un autre cadeau, fait pour vous, plus précieusement travaillé, et " dans le genre sérieux ". J'espère que ce sera moins détestable. Ce ne sera jamais bien, mais 4 je ne peux vous donner que ce que j'ai. Je tâcherai seulement de travailler avec plus de soin, avec " amour " comme disent les ciseleurs. Ce sera un de ces petits travaux qui dans les boutiques portent le nom de " Souvenirs " et qui sont souvent de bien laides petites choses de mauvais goût, d'une intention excellente, touchante et puérile.

Votre M.P.

P.S. J'ai oublié ma réponse sur Massenet, " Une chanson d'adieu, c'est toujours la même note. " Je suis un peu fatigué, comme ces mélancoliques facéties, laborieuses et haletantes, peuvent vous le prouver, sans cela je l'ajouterais. Et je vous promets de ne jamais publier un Bouvard sur la musique sans y insérer cette citation expiatoire et vengeresse 5.


1. Coll. B.N. Ms. des Plaisirs et les jours, ff. 52, 54 verso. Proust commence cette lettre en tête du manuscrit de Mélomanie de Bouvard et Pécuchet; il l'achève en bas de la sixième et dernière page du même manuscrit. La lettre s'adresse évidemment à Reynaldo Hahn (voir la note 2 ci-après). La formule " Mon cher ami " et l'allusion au "peu de temps que je vous connais " me permettent de dater cette lettre de l'été de 1894, et vraisemblablement du séjour à Réveillon. Comme Proust inscrit la date de Ce lundi soir, il doit l'écrire le 27 août ou le 3 septembre 1894.

2. Proust avait fait publier dans la Revue blanche (n° de juillet-août 1893) Mondanité de Bouvard et Pécuchet. L'article porte la dédicace : " A mes trois chers petits Robert, Robert Proust, Robert de Flers et Robert de Billy, pour nous amuser. " En août 1894, au chàteau de Réveillon, il se lie avec Reynaldo Hahn, pour qui il écrit, en quarante-cinq minutes, un pendant à cet article, qu'il intitule : Mélomanie de Bouvard et Pécuchet. Le texte de cet article, tel qu'il est imprimé pour la première fois dans Les Plaisirs et les jours (édition de 1896, pp. 91-95; édition de 1924, pp. 108-112), est le même, à peu de chose près, sauf un paragraphe ajouté sans doute sur épreuves à propos de Charles Levadé (p. 110), et qui précède le passage sur Reynaldo Hahn; l'omission, vers la fin du premier paragraphe, de la phrase " sous les affiches de Chéret " après le mot " piano "; la substitution du nom d'Eric Satie pour celui de Chausson, qui remplace celui de Bréville, supprimé ainsi que ceux de Bemberg et de Vincent d'Indy; et quelques retouches à la ponctuation.

3. Voir ci-dessus, la lettre 114, note 2.

4. mais, en surcharge sur sérieux.

5. La citation ne figure pas au texte publié de Mélomanie.