Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 191

Hôtel [des] Roches Noires, Trouville Lundi matin [24 septembre 1894] 1

Cher " Maître ",

Je pense que vous ne seriez pas assez bête pour venir ici pour autre chose que Madame Straus et la mer, et si vous deviez venir pour moi, que vous pourrez voir à Paris, j'aimerais mille fois mieux que vous ne veniez pas. Mais j'ai tort de vous répondre sérieusement là-dessus et d'y voir autre chose qu'une de ces amabilités dont, comme le petit poney hélas, vous êtes prodigue. - Mais en revanche si vous veniez, je comprends très bien que cela vous amuse plus d'avoir quelqu'un de connaissance et je serais si heureux d'être ce quelqu'un que je m'offre à rester jusqu'à mardi ou mercredi de l'autre semaine si cela peut faciliter votre venue. Je vous suis bien reconnaissant de m'avoir tout de suite répondu. Comme Maman est partie hier je m'ennuyais ce matin tout seul parce que après une nuit blanche je ne voulais ni travailler ni aller me promener comme je l'avais promis à Madame Trousseau et votre lettre arrivée il y a une demi-heure m'a été une distraction triste il est vrai mais bien chère. - Triste parce qu'avant elle j'avais encore quelque espoir

" Mais Phylis le triste avantage
Lorsque rien ne marche après lui " 2

Ne lisez pas le volume de Platon qui ne peut pas vous intéresser mais le seul Banquet. Je ne dis pas que vous le lirez avec fruit, mais au moins dans toute sa fleur.

L'épanouissement des autres est interne et malgré que je ne me rappelle pas lesquels sont avec le Banquet dans ce volume-là, un peu sévères pour vous 3. Je n'ai plus personne à qui parler de vous depuis que Maman est partie. - A M. Duez un peu hier, mais je le verrai si rarement. Impossible de suivre votre conseil de lettre à Delafosse. J'abats chaque jour une grande besogne de correspondance. Mais figurez-vous que je n'ai pas encore répondu à Madame de Brantes, à Ferdinand de Montesquiou, à Segonzac, à Robert de Flers (qui m'a pourtant récrit) etc. Avec la vôtre est venue une lettre de Mademoiselle Suzette où il est affectueusement parlé de vous 4.

" Main " n'est pas très harmonieux et je ne me rappelle plus bien à quoi cela correspond. Mais je suis sûr que c'est à quelque bonne chose dont je vous envoie le fraternel échange.

M. P.

Un mot de Madame Stern est joint au vôtre. Je ne crois pas assez respectueux de lui répondre dans votre lettre et vais lui écrire. Vous ai-je prié de remercier M. Levadé d'être si aimablement sorti du style indirect 5. Si je ne lui récris pas par votre intermédiaire, c'est que cela n'aurait plus de fin comme les révérences d'Agnès

" de peur qu'il me trouvât moins civile que lui " (l'École des femmes) 6

Mais je serai bien heureux de faire sa connaissance. Présentez mes respects à celle de Mesdemoiselles vos soeurs qui est avec vous si je lui ai été présenté et à Madame Stern.

Si vous pouvez encore m'écrire un mot ou si cela vous ennuie un télégramme quand vous recevrez cette lettre cela animera encore ma solitude. Après cela ne m'écrivez plus. C'est seulement pour mon deuxième jour de solitude.

Cher ami. Je rouvre ma lettre pour l'annuler, je suis presque sûr que l'hôtel ferme le 2 octobre.


1. Hahn 2e-28 (n° VI). Lettre datée seulement du " lundi matin " ; évidemment écrite le lundi 24 septembre 1894. Cf. allusions à " Maman " qui est " partie hier ", à la fermeture de l'hôtel " le 2 octobre ", et le télégramme du 25 septembre 1894 ci-dessous.

2. Molière, Le Misanthrope, acte 1er, scène II, le sonnet d'Oronte.

3. Les Dialogues dogmatiques de Platon, tome 1er, comprennent le Phédon, le Gorgias et le Banquet.

4. Suzette répondait sans doute à la lettre 188 ci-dessus.

5. Il s'agit du jeune compositeur Charles Levadé, qui avait eu un prix de Rome en 1893. Proust l'évoquera brièvement dans Mondanité et Mélomanie de Bouvard et Pécuchet (Les Plaisirs et les jours, édition Gallimard, 1924, p. 110).

6. Citation de l'acte II, scène V