Marcel
Proust
Lettres à Reynaldo Hahn
Cher " Maître ",
Je
pense que vous ne seriez pas assez bête pour venir ici pour autre chose que
Madame Straus et la mer, et si vous deviez venir pour moi, que vous pourrez
voir à Paris, j'aimerais mille fois mieux que vous ne veniez pas. Mais j'ai
tort de vous répondre sérieusement là-dessus et d'y voir autre chose qu'une
de ces amabilités dont, comme le petit poney hélas, vous êtes prodigue. - Mais
en revanche si vous veniez, je comprends très bien que cela vous amuse plus
d'avoir quelqu'un de connaissance et je serais si heureux d'être ce quelqu'un
que je m'offre à rester jusqu'à mardi ou mercredi de l'autre semaine si cela
peut faciliter votre venue. Je vous suis bien reconnaissant de m'avoir tout
de suite répondu. Comme Maman est partie hier je m'ennuyais ce matin tout seul
parce que après une nuit blanche je ne voulais ni travailler ni aller me promener
comme je l'avais promis à Madame Trousseau et votre lettre arrivée il y a une
demi-heure m'a été une distraction triste il est vrai mais bien chère. - Triste
parce qu'avant elle j'avais encore quelque espoir
" Mais Phylis le triste avantage
Lorsque rien ne marche après lui " 2
Ne
lisez pas le volume de Platon qui ne peut pas vous intéresser mais le seul Banquet.
Je ne dis pas que vous le lirez avec fruit, mais au moins dans toute sa fleur.
L'épanouissement
des autres est interne et malgré que je ne me rappelle pas lesquels sont avec
le Banquet dans ce volume-là, un peu sévères pour vous 3. Je n'ai plus personne à qui parler de vous depuis que Maman est partie. - A M. Duez un peu hier, mais
je le verrai si rarement. Impossible de suivre votre conseil de lettre à Delafosse.
J'abats chaque jour une grande besogne de correspondance. Mais figurez-vous
que je n'ai pas encore répondu à Madame de Brantes, à Ferdinand de Montesquiou,
à Segonzac, à Robert de Flers (qui m'a pourtant récrit) etc. Avec la vôtre est
venue une lettre de Mademoiselle Suzette où il est affectueusement parlé de
vous 4.
"
Main " n'est pas très harmonieux et je ne me rappelle plus bien à quoi cela correspond.
Mais je suis sûr que c'est à quelque bonne chose dont je vous envoie le fraternel
échange.
M.
P.
Un
mot de Madame Stern est joint au vôtre. Je ne crois pas assez respectueux de
lui répondre dans votre lettre et vais lui écrire. Vous ai-je prié de remercier
M. Levadé d'être si aimablement sorti du style indirect 5. Si je ne lui récris
pas par votre intermédiaire, c'est que cela n'aurait plus de fin comme les
révérences d'Agnès
"
de peur qu'il me trouvât moins civile que lui " (l'École des femmes) 6
Mais
je serai bien heureux de faire sa connaissance. Présentez mes respects à celle
de Mesdemoiselles vos soeurs qui est avec vous si je lui ai été présenté et
à Madame Stern.
Si
vous pouvez encore m'écrire un mot ou si cela vous ennuie un télégramme quand
vous recevrez cette lettre cela animera encore ma solitude. Après cela ne m'écrivez
plus. C'est seulement pour mon deuxième jour de solitude.
Cher
ami. Je rouvre ma lettre pour l'annuler, je suis presque sûr que l'hôtel ferme
le 2 octobre.
2. Molière, Le Misanthrope, acte 1er, scène II, le sonnet d'Oronte.
3. Les Dialogues
dogmatiques de Platon, tome 1er, comprennent le Phédon, le Gorgias et le Banquet.
4.
Suzette répondait sans doute à la lettre 188 ci-dessus.
5.
Il s'agit du jeune compositeur Charles Levadé, qui avait eu un prix de Rome
en 1893. Proust l'évoquera brièvement dans Mondanité et Mélomanie de Bouvard
et Pécuchet (Les Plaisirs et les jours, édition Gallimard, 1924, p. 110).