Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 201

[12 octobre 1894]1

Cher petit Maître,

Votre poney a pour son malheur terminé à midi ses embarquements militaires d'où il a été faire " mille folies " et comme il n'était pas déjà très bien vous jugez que la petite eau de mélisse suffit à peine... parfaitement. Aussi [il] ne se montrera pas ainsi à vous, qu'[à] Othello 2 où il ne vous rencontrera qu'en tremblant, après s'être assuré que votre mouchoir ne dépasse pas de votre poche, comme corne menaçante. Pourtant il ira [chez] Madame Lemaire vers 5 heures 1/4 ou 1/2. Avis à vous (et si vous n'y êtes pas il est capable de passer rue du Cirque vers 6 heures 1/4).

M. de Montesquiou part dimanche pour son phare Rohan 3. Donc Madame Stern serait très bien. Mais n'invitez pas tel homme qui pour être apprécié de quelqu'un au dîner nécessiterait l'invitation d'un jamain. [?] " Un Dreyfus trouve toujours un plus Dreyfus qui l'admire " comme dit la sagesse des Poneys que j'oppose superbement et raisonnablement à celle des nations.

Lisez le Barrès du Figaro où il y a trois phrases adorables. Vous y verrez que le désir de la mule est le commencement de l'amour du poncif 4.


1. Hahn 29 (n° VIII). Télégramme daté par le cachet de la poste, date qui coïncide avec celle de l'article de Barrès cité à la fin, ainsi que celle d'Othello (voir les notes 2 et 4).

2. Le 12 octobre 1894, on donna à l'Opéra la première représentation d'Othello, l'opéra de Verdi d'après un drame lyrique en quatre actes d'Arrigo Boito, version française de Camille du Locle. A la demande de Verdi, les fauteuils d'orchestre furent enlevés et le public exclu de cette " répétition d'ensemble ", et l'on ne donna aucune répétition générale, d'où des protestations (Noël et Stoullig, Annales du théâtre, 20ème année, p. 38).

3. Montesquiou se rendait apparemment au château de Josselin, dans le Morbihan, chez la duchesse de Rohan.

4. Maurice Barrès, " Les Bijoux perdus ", Le Figaro du 12 octobre 1894, chapitre-tiré du volume Du Sang, de la volupté et et de la mort, dont on annonçait la prochaine publication. L'auteur y déclare qu'il aurait voulu rapporter comme seul souvenir de l'Andalousie " une mule aux longs yeux sur laquelle j'aurais fait monter durant quelques jours les plus belles filles de Séville... Je l'aurais emmenée à Paris, et parfois au matin, allant la flatter dans son écurie et baisant ses grands yeux dont la douceur et la gravité passent les plus beaux regards d'amour, je me serais plu à respirer sur son poil tant de chers souvenirs. " Le passage sera retouché et allégé dans l'édition révisée en 1914.