Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 211

[Vers décembre 1894]1

 

Ni tenir une épée, un lys, une colombe,
Dans ma main que son corps tremblant échauffe et bombe
Ne vaut tenir ta main, car le lys est moins pur
Et l'épée est moins noble.

J'ai peur que cette improvisation ne me mène loin et comme j'ai déjà une très longue trotte à fournir aujourd'hui, déjeunant à Neuilly, je m'arrête. Au moins le second vers vous sera-t-il commode pour imiter Mounet Sully. Mon cher petit, à une heure je serai 6 rue Borghèse à Neuilly 2, à 5 heures je ne sais pas, si je suis dans ces quartiers je passerai chez vous et non chez moi, sinon, à ce soir 7 heures 1/2. Mais dans l'après-midi et certainement jusqu'à 4 heures je serai rue Borghèse. " Audi, et si vis, veni ; gratissimus eris " 3. Je n'ai pas la moindre envie d'aller chez le poète qui m'aime 4. Au contraire cela m'amusera beaucoup de me faire conduire par mon maître chez Madame Alphonse Daudet. La carte (dont je n'arrive pas à me rappeler l'envoi) ne pouvait d'ailleurs signifier que ce désir, que la politesse ne feint pas souvent seule chef moi. - Comment la dame de la rue Cambon 5 qui est " une aimable et habile personne " voit-elle des gens si ennuyeux que ceux que vous énumerez ? La société est mal faite. Je vous quitte sur cette considération si neuve.

Votre poney, agacé de vous voir le soir entre tant d'indifférents à notre amitié et, je pense, quelques hostiles.

Tout à vous,       MARCEL.

Je réponds d'abord à la fin de la lettre (main pour l'encourager comme d'habitude).


1. Hahn 32-33 (n°XI). Cette lettre doit dater de décembre 1894 car elle précède de peu la première visite de Proust chez les Alphonse Daudet (cf. ci-dessous la lettre 225), et s'y situe peu avant le télégramme du 18 décembre 1894 (voir la note 5 ci­après).

2. Chez Mme Thomas Yeatman, la mère de Léon. Marcel et Léon suivaient le cours de philosophie de M. Egger à la Sorbonne. Cf. la lettre 223.

3. " Ecoutez, et si vous voulez, venez ; vous serez le bienvenu. "

4. Montesquiou, peut-être.

5. Il s'agit, semble-t-il, de la marquise de Casa-Fuerte, née Flavie Lefebvre de Balsorano, décédée le 18 février 1905. Je ne trouve pas son nom dans les annuaires parisiens avant le Tout­Paris de 1901, où sa demeure est indiquée au 42, rue Cambon. Mais la lettre 236 à Reynaldo Hahn que je date du 26 avril 1895 ne semble pas laisser subsister un doute sur son identité et son adresse. Cf. ci-dessous, le télégramme au même qui date du 18 décembre 1894, et plus loin la lettre 236.