Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 236

[Vendredi matin 26 avril 1895]1

Mon pauvre enfant,

Mon petit, Madame Lemaire est cause de tout. Elle n'a pas voulu me laisser partir chez Madame E. Stern sans m'y conduire elle-même (avec Mlle Suzette) de sorte qu'à onze heures quand j'ai voulu partir elle m'a demandé à attendre quelques instants. Je l'ai fait parce que surtout j'espérais encore vaguement que tu arriverais chez les Daudet 2. M'avait-on trompé d'heure en me disant onze heures ou depuis s'était-il écoulé plus de temps que je ne croyais, j'ai senti en arrivant avenue Montaigne et voyant des gens sortir du bal et aucun arriver qu'il devait être très tard 3. Je ne pouvais pas ne pas entrer, car je ne voulais pas avouer à Madame Lemaire que je n'avais qu'une idée, c'était te rejoindre, mon ami. Hélas, je suis entré chez Madame Stern, je n'ai parlé à personne, je suis ressorti, je peux te le dire, sans être resté quatre minutes et quand je suis arrivé chez Cambon il était minuit 1/2 passés ! Et Flavie m'a tout dit ! 4 Attendre le petit, le perdre, le retrouver, l'aimer deux fois plus en voyant qu'il [est] revenu chez Flavie pour me prendre, l'espérer pendant deux ou le faire attendre cinq minutes voilà pour moi la véritable tragédie, palpitante et profonde, que j'écrirai peut-être un jour et qu'en attendant je vis 5. Tout ceci pour excuser la longueur de ce récit par son importance. Puis-je te voir aujourd'hui je dois être à 2 heures chez Madame Legrand rue de Bourgogne 6. Veux­tu que je vienne 7à 3 heures 1/4 à la sortie de ta classe. Je l'aimerais bien. Je n'ose pas faire plus de projets par ce temps qui peut comme Montesquiou changer d'une minute à l'autre ses dispositions à notre égard 8.

Ton enfant.

MARCEL.

Peux-tu me donner le Gaulois de ce matin où je voudrais voir si le bal Brancovan est annoncé 9 ? Je te le rendrai tantôt.


1. Hahn 37-38 (n° XX). Lettre que je date d'après les allusions au dîner chez les Daudet, au bal chez Mme Stern, à l'annonce dans Le Gaulois des bals Brancovan, et aux conditions météorologiques (voir les notes suivantes).

2. Cf. Goncourt, Journal, t. XXI, p. 42 : Jeudi 25 avril [1895] " Grand dîner chez les Daudet.
" Les ménages Ganderax, Charpentier, la mère et la fille Lemaire, Montesquiou, Brochard. "

3. Il s'agit d'un " cotillon rose " chez Mme Edgar Stern, née Fould, au 20 de l'avenue Montaigne (cf. Le Gaulois du 26 et Le Figaro du 28 avril 1895). Le nom de Marcel Proust figure parmi ceux des invités notés dans le compte rendu du Gaulois.

4. Il s'agit de la marquise de Casa-Fuerte, demeurant rue Cambon. Cf. ci-dessus, p. 355.

5. Proust se rappellera peut-être cet incident quand il décrira les émotions de Swann un soir où il arrive chez les Verdurin après le départ d'Odette (I, 226-231).

6. Mme Gaston Legrand, née "Cloton" de Fournès, demeurait au 12, rue de Bourgogne (Tout-Paris, 1897) : le modèle, paraît-il, de Mme Blanche Leroi.

7. ms : viennes, par mégarde.

8. Le Figaro du vendredi 26 avril 1895 note une baisse barométrique sensible, et des pluies à peu près générales en France, accompagnées d'orages, annonçant que le régime pluvieux et orageux va continuer.

9. Le Gaulois du 29 et Le Figaro du 30 avril 1895 annoncent des soirées dansantes chez la princesse Bassaraba de Brancovan, le mardi 7 et le lundi 30 mai.