Pardonnez-moi : cette lettre était au milieu des miennes quand on me les a apportées dans mon lit, je n'ai pas regardé l'enveloppe et j'ai ouvert... La voici. Ci-jointe.

Il est possible, probable même que j'irai après dîner (vers 9 heures 1/2) vous dire bonsoir. Ne me faites pas dire si vous n'y êtes pas. Je ne dîne pas chez moi et serai de toutes façons charmé de faire ce petit bout de chemin qui est ma " route de l'espérance " et me l'a toujours été d'ailleurs : quand chaque matin j'allais avenue Marigny voir passer Madame de Chevigné je prenais toujours cette rue La Ville l'Evéque, la place des Voitures, le même chemin 2.

Je me suis fort ennuyé à Tannhauser jusqu'au récit 3. Et malgré les exclamations admiratives de toute la salle cette languissante prière d'Eiisabeth m'a laissé glacé. Mais que toute la fin est belle. Je ne suis décidément pas de votre avis sur la phrase "légendaires au lieu d'humaines" si bien d'ailleurs dans la voix et pour le genre de beauté de notre amie 4. - Plus Wagner est légendaire, plus je le trouve humain et le plus splendide artifice de l'imagination ne m'y semble que le langage symbolique et saisissant de vérités morales.

[Sans signature.]

1. Hahn 46-47 (n° XXIX). L'allusion à Tannhaüser semble situer cette lettre vers la mi-mai 1895, en tout cas après la première, laquelle eut lieu le 13 de ce mois-là (voir la note 3 ci-dessous).

2. Cf. le Côté de Guermantes (11, 58-64), l'attente du narrateur pour voir passer la duchesse de Guermantes.

3. Le 13 mai 1895, trente-quatre ans après la première, on donna à l'Opéra la première représentation (reprise) de Tannhäuser qu'on avait furieusement sifflé à la salle Le Peletier en 1861. Le succès de revanche fut immense. L'enthousiasme pour Wagner, s'étant d'abord porté sur Lohengrin en 1891 et 1892, puis sur la Walkyrie en 1893 et 1894, était au comble (Noël et Stoullig, Annales, 21° année, pp. 1, 10 et 26).

4. Allusion à une remarque que Proust avait citée dans une précédente lettre au même (voir ci-dessus, la lettre 237 à propos du succès des opéras de Wagner). Cf. les lettres 241 et 242 au sujet du wagnérisme