Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 242

[Le lundi 20 mai? 1895]1

A Suzette Lemaire

Chère Mademoiselle Suzette,

Vous m'avez bien mal compris. Je cache d'autant moins mon wagnérisine à Reynaldo qu'il le partage. Le point sur lequel nous sommes en désaccord c'est que je crois que l'essence de la musique est de réveiller en nous ce fond mystérieux (et inexprimable à la littérature et en général à tous les modes d'expression finis, qui se servent ou de mots et par conséquent d'idées, choses déterminées, ou d'objets déterminés - peinture, sculpture -) de notre âme, qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s'arrêtent, là où la science s'arrête aussi, et qu'on peut appeler pour cela religieux. Tout cela n'a pas grand sens dit si vite et méritera une plus longue conversation.

Reynaldo au contraire, en considérant la musique comme dans une dépendance perpétuelle de la parole, la conçoit comme le mode d'expression de sentiments particuliers, au besoin de nuances de la conversation. Vous savez qu'une symphonie de Beethoven (ce qui pour moi est non seulement ce qu'il y a de plus beau en musique, mais encore ce qui remplit la plus haute fonction de la musique, puisqu'elle se meut en dehors du particulier, du concret - est aussi profonde et aussi vague que notre sentiment ou notre volonté dans son essence, c'est-à-dire abstraction faite des objets particuliers et extérieurs auxquels elle peut s'attacher) l'ennuie beaucoup. Il est bien trop artiste pour ne pas l'admirer profondément, mais ce n'est pas cela qu'est pour lui la musique et cela au fond, ne l'intéresse pas. Je ne lui ai jamais caché ma divergence d'avec lui sur ce point capital. Et si j'ai dit " pendant que Reynaldo ne m'entend pas ", je voulais vous rappeler simplement que ce n'était pas son avis. Si devant vous je faisais l'éloge d'Amaury je dirais très bien " j'espère que Mademoiselle Suzette ne m'entend pas ". D'ailleurs je dois dire qu'en effet dans le monde je ne discute pas volontiers les opinions musicales de Reynaldo. D'abord ce serait un grand orgueil de ma part. Je sais trop tout ce qu'il peut entrer de condescendance dans votre gentillesse ou dans la sienne, s'il consent à parler musique avec moi, vous peinture avec moi. Et je ne me donnerais pas le ridicule d'opposer l'opinion d'un ignorant à celle d'un artiste spécial. Ce n'est pas d'ailleurs fécond d'avoir des discussions si générales. La façon d'envisager la musique de Reynaldo, je vois très bien comment elle sort tout naturellement de son tempérament de musicien littéraire. Ses tendances ne sont pas, croyez-le, le fruit de ses théories, mais ses théories, comme toujours, sont la justification que son esprit merveilleusement agile donne de son tempéramen. On ne lutte pas contre un tempérament et j'ai pour le sien une admiration trop profonde pour avoir envie de lutter contre lui. Et enfin, et surtout, la discussion sur la musique énerve très vite Reynaldo et lui est très pénible. Si je crois avoir quelque chose à lui dire de théorique, pour la satisfaction de ma conscience, je le lui dis quand je suis seul avec lui.

Quel bonheur que vous reveniez. Vous me trouverez très chancelant comme santé, mais si heureux de vous voir.

Dites donc à Madame votre Mère que je n'ai pas su me retourner pour publier dans un journal le petit conte sur Elle et sur Vous. (J'ai essayé à la Patrie mais j'ai échoué et à la Presse aussi). Je sais bien que cela vous est bien égal, mais moi cela me ferait tant de plaisir ! Si elle ne veut pas l'envoyer au Gaulois sous prétexte qu'elle aurait l'air de demander qu'on fasse son éloge (ce qui est absurde, j'ose le lui dire respectueusement, étant donné ce qu'elle est d'une part et ce que je suis de l'autre. Célébrée comme elle l'a été par tant de personnes illustres, l'éloge d'un inconnu ne peut que l'agacer. Et M. Arthur Meyer sentirait très bien qu'elle le fait pour me faire plaisir et non pour elle). Si elle ne veut pas l'envoyer au Gaulois, je serais content qu'elle me mette comme elle m'avait offert en rapport avec le Gaulois pour publier une page de moi. A la deuxième ou troisième chose qu'ils m'auraient prise, je pourrais très bien leur donner de moi-même le petit conte sur Madame Lemaire qui cette fois n'en serait plus responsable. Il y a dans le Château de Réveillon beaucoup de choses très courtes et inédites qui feraient un article du Gaulois 2. Par exemple le Dîner en ville 3 que j'ai l'orgueil de croire plus littéraire que beaucoup des contes du Gaulois, et pourtant " dans le genre " 4.

Vous revenez, je n'aurai donc plus de lettres de vous ! Mais nous pourrons causer ensemble et ce sera pour moi un si grand plaisir. Chère Mademoiselle Suzette je vous aime bien. Comme cela va être gentil et joli de vous voir toutes deux, tantôt très simples et tantôt avec des robes " rares et merveilleuses ". Je crois que c'est parce que je suis illisible que vous avez lu " villes fortifiées d'Elisée Reclus " car je ne crois pas avoir jamais parlé de cela 5.

Robert de Flers est revenu.

Peut-être à demain soir 6... quel bonheur !

Marcel Proust.


1. Coll. U. Ill. BMP 14 (1964), pp. 138-141 (n° VIII). Suit de prés la lettre précédente à la même. Cf. la note 6 ci-dessous.

2. Le titre primitif du livre de Proust, dont un jeu de placards, daté du 28 mars 1896, porte encore l'inscription : Epreuve en deuxième : Château du [sic] Réveillon. C'était le nom du château que possédait Mme Lemaire dans la Marne. Le titre définitif, Les Plaisirs et les jours, paraît sur l'Épreuve en première, datée des 15 et 17 avril 1896. Ces épreuves sont aujourd'hui à la Bibliothèque nationale.

3. Le conte sur Mme Lemaire et sa fille semble avoir été perdu. Un Diner en ville parut dans Les Plaisirs et les jours, pp. 159-169; pp. 161-172 de l'édition Gallimard.

4. On pourra juger du " genre " des publications littéraires du Gaulois d'après le nom des principaux auteurs de l'époque Gyp, Bourget, Jean Richepin, Rod, Cornély, et, un peu plus tard, Mme Alphonse Daudet, Jean Lorrain, et d'autres moins connus. Le Gaulois du 27 mai 1895 annonce pour le lendemain un journal agrandi et transformé, mais on prend, la précaution de rassurer la clientèle que la rédaction entend " respecter les habitudes de nos lecteurs ", précisant là-dessus : "... notre attitude politique et religieuse dicte notre attitude littéraire, et notre horreur de la révolution s'étend jusqu'à la littérature. Nous la voulons saine et traditionnelle, elle aussi. "

L'appui de Mme Lemaire ne suffira donc pas pour donner à Arthur Meyer de l'appétit pour le Dîner en ville de Marcel Proust. Néanmoins Le Gaulois avait publié de Proust, le 14 janvier 1895, un article intitulé " Un dimanche au Conservatoire ", et allait donner, le 21 juin 1895, quatre de ses Portraits de peintres, ainsi qu'un article sur Saint-Saëns le 14 décembre 1895. Lors de la publication des Plaisirs et les jours, Proust obtiendra d'y faire paraitre " Tuileries ", le 12 juin 1896 (voir Textes retrouvés, pli. 78­83 et 265).

5. Cf. ci-dessus, la lettre 204. Si Proust, avec la mémoire qu'il avait, oublie ce qu'il avait bien écrit six ou sept mois auparavant, la raison doit être son énervement au moment où il se défendait contre une accusation de snobisme.

6. Allusion, semble-t-il, à la soirée du mardi 21 mai 1895 chez Mme Lemaire. Le Gaulois du lendemain note la présence du " jeune poète M. Proust ".