Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 248

[mai-juin 1895 ?]1

Votre poney vient de jouer dix fois (afin de s'exercer pour le Cirque) 2 le Cimetière de campagne 3. Et au charme rural s'ajoutent maintenant bien des choses - des choses difficiles à nommer dans la langue des poneys et des hommes... - L'heureux artifice qui allège encore " pour la vie entière " et la " voix légère des cloches " 4, l'infini symétrique de l'horizon de prairie et de la voix des cloches, subissant pourtant l'intériorisation, la marche des choses à l'âme qui [est] si souvent celle de votre pensée musicale, sont les moindres des découvertes que j'ai faites ce soir.... Voilà bien des choses inutiles, d'une petite bête qui ne vous doit que sa tête rude à caresser, un regard sincère, et la publicité éclatante d'une confiante fraternité dont la réciprocité n'est pas exigible - comme pour les obligations dans les sociétés financières.

J'ai eu de bonnes idées un peu coûteuses chez Madame Lemaître qui est en train de faire imprimer sur un bout de ruban Réveillon 5.

MARCEL.

Je serai chez vous à onze heures demain matin; ne sortez donc pas.


1. Hahn 44 (n° XXVI). Pour la date, voir la note 3.

2. Reynaldo Hahn habitait chez ses parents rue du Cirque, 6, jusqu'en décembre 1898.

3. Le Cimetière de campagne, mélodie de Reynaldo Hahn composée en 1893 sur des paroles de Gabriel Vicaire. Elle fut entendue chez Mme Lemaire le 28 mai 1895 (Le Gaulois du 29 et Le Figaro du 30 mai 1895). Elle parut chez Heugel en 1895.

4. Cimetière de campagne est une des dernières pièces du recueil de Gabriel Vicaire intitulé Emaux bressans (1884). Elle commence :

J'ai revu le cimetière
Du bon pays d'Ambérieux
Qui m'a fait le cœur joyeux
Pour la vie entière.

Proust cite encore, aux 6e et 7e strophes :

Avec un bout de prairie
A mon horizon
Ah ! dans ce décor champêtre
Comme je dormirai bien !

Et la 11° strophe :

Entouré de tous mes proches,
Sur le bourg, comme autrefois,
J'entendrai la voix
Légère des cloches.

5. A. Lemaitre, fleuriste, 128, boulevard Haussmann (Paris-Hachette, 1900, p. 361). Cf. la lettre 270.