Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 259

8 heures et demie [Printemps-été 1895]1

Hélas mon pauvre petit Reynaldo,

Rien, je commence par te le dire. Après avoir été chez Madame Fould, puis fait pas à pas l'avenue Montaigne puis l'avenue Marigny (car je m'étais trompé d'abord et avais pris l'avenue d'Antin en te quittant !) puis chez Madame Ernesta où on m'a dit que tu avais déjà envoyé mais qu'on n'avait rien trouvé, j'ai voulu refaire attentivement le faubourg Saint-Honoré, et alors, mon pauvre petit, j'ai trouvé une feuille puis une autre dans le crottin, au coin de l'égout 2. Et ç'a été tout ! Je suis retourné chez Madame Ernesta pour dire qu'on parle au balayeur, et à moi pauvre Isis, cherchant les membres épars d'Osiris, la concierge a répondu " Ah mais ces papiers là il y en avait bien sept ou huit quand Madame est sortie. Je les ai repoussés dans le faubourg pour obéir à Madame qui recommande toujours qu'il n'y ait pas de papiers devant la porte ! " Moi comme Isis quand le cruel Anubis aurait dû exciter sa rage, je lui ai répondu avec bonté, mais j'ai recommencé et en vain le faubourg, ramassant à tous les coins de la chaussée, à tous les flots du ruisseau les bouts de journaux pliés et " qui n'étaient pas cela, celle que nous cherchons ! " Je suis repassé chez toi puis à 8 heures 1/4 je me suis décidé à rentrer. Et alors je t'envoie ces pauvres petits bouts sans trop savoir pourquoi, s'ils pourront te servir à établir la vérité, ou à inventer un petit mensonge, d'accident de voiture, enfin je ne sais pas 3. Ne te moque pas de moi si pour ces feuilles si sales, disjecta membra pœtae 4, j'ai pris une si belle enveloppe 5. C'est que dans une enveloppe mince les feuilles auraient fait gros et que tu aurais pu croire d'abord que j'avais retrouvé les épreuves, que je te les envoyais, et ravoir une deuxième fois le désespoir de tantôt. C'est pour cela aussi que je t'écris sur du papier si mince, pour que avant que tu n'aies ouvert l'enveloppe, tu ne croies pas qu'elle est grosse... Je dis au porteur qu'avant d'aller chez M. Dettelbach il passe chez Otto. Il t'aurait remis les épreuves si elles y avaient été 6.
A ce soir.

Ton poney.

MARCEL.


1. Hahn 38-40 (n° XXII). Cette lettre a dû être écrite vers le printemps ou l'été de 1895, car le livre dont Hahn corrigeait les épreuves parut vers octobre 1895 (voir la note 3 ci-après).

2. En quittant Hahn, Proust avait pris l'avenue d'Antin (aujourd'hui Franklin Roosevelt) jusqu'au Cours la Reine, n° 38, chez Mme Léon Fould, née Ephrussi ; de là, avenue Montaigne jusqu'au rond-point des Champs-Elysées ; puis avenue des Champs­Elysées jusqu'à l'avenue Marigny, par où il s'est rendu rue du Faubourg Saint-Honoré, au 68, où demeurait Mme Louis Stern, qu'il appelle " Ernesta ".

3. Quelques feuilles d'épreuves salies de boue étaient jointes à cette lettre. J'ai pu identifier le livre pour lequel on les avait tirées : La Musique et les Musiciens, d'Albert Lavignac, ouvrage qui parut chez Ch. Delagrave vers octobre 1895 (voir la Bibliographie de la France du 9 novembre 1895). Hahn corrigeait les épreuves du chapitre III, intitulé Grammaire de la musique, dont Proust lui envoyait les pages 217 à 218, 223 à 226 et 231 à 234.

4. disjecti membra pœtae : Horace, Satires, I, 5, 62.

5. Une grande enveloppe portant au dos les initiales " MP " gravées en rouge, et l'adresse : Monsieur Reynaldo Hahn / Chez Madame Dettelbach / 13, rue Christophe Colomb.

6. Il s'agit évidemment d'épreuves de photographies que Proust avait fait faire vers cette époque-là chez Otto, rue Royale, 15.