Marcel Proust
Lettres à Reynaldo Hahn

I - 266

[Saint-Germain-en-Laye] Ce vendredi soir [2 août ? 1895]1

A Maria Hahn

Mademoiselle,

Auriez-vous la bonté de regarder s'il y a dans le courrier de Reynaldo une lettre de Madame ou Mademoiselle Lemaire, et s'il y en a une de la donner au porteur. C'est Reynaldo qui m'a chargé de vous le demander. Vous pensez bien que je n'agirais pas ainsi de mon autorité propre ! -. Reynaldo a été reçu aux cris de joie de ses neveux et nièces qui sont bien beaux. Malheureusement Madame Seminario avait la migraine et je n'ai pas pu la voir. Savez-vous que Saint-Germain est menacé de voir se former deux sectes qui ne se détesteront pas moins que les catholiques et les aryens ? La différence de fond n'est pas légère. Les schismatiques prétendent que Madame Huet mère sort son pied de son lit jusqu'à la cheville, tandis que les orthodoxes assurent qu'elle se contente d'écarter ses cinq doigts de pied, en y faisant glisser légèrement la pointe de l'index. M. Huet aîné préconise la première opinion, M. Raymond Huet soutient la seconde 2. M. R. Huet a déclaré la guerre à son frère en refusant de lui prêter son appareil de photographies. La question s'élargit; gagnerait-elle la Grande-Bretagne ? On affirme que le nom de Lady de Grey a été prononcé.

Daignez agréer Mademoiselle avec tous les hommages affectueux de votre reporter la respectueuse expression de son admiration et de son attachement.

Marcel Proust.


1. Lettre évidemment écrite peu après l'arrivée à Saint­Germain-en-Laye l'été de 1895; comme elle porte la date de Ce vendredi soir, elle ne doit pas être du premier séjour, car Proust est rentré à Paris le jeudi matin 18 juillet. Elle daterait donc vraisemblablement du vendredi soir 2 août 1895.

2. Il s'agit apparemment de Georges-Henri Huet, ancien consul général né en 1830, et de son fils Raymond-Xavier-Georges Huet, né en 1869, alors attaché aux Affaires étrangères (Annuaire diplomatique pour 1880, p. 170, et 1921, p. 235). Les Huet demeuraient avenue Hoche, 58.